Chapitre 21

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 Antéa était dans sa cabine. Elle parcourait le journal de bord du vaisseau artéfact qui était maintenant réduit en un nuage de poussière et qui constituerait à jamais leur petit secret à Hélya et elle. Le reste de l'équipage n'avait pas du tout eu vent de leur sortie.

 Hélya et Antéa s'étaient partagé le travail. Hélya s'était réservé les données techniques et le journal de bord était pour Antéa, plus à l'aise avec la lecture.

 Cette lecture était ennuyeuse, factuelle, impersonnelle.

 Les jours à bord de ce vaisseau se suivaient avec toujours les mêmes routines, quels que soient leurs pilotes. Il datait de peu de temps après le Cataclysme, mais ne renfermait pas grand-chose de précieux ou d'intéressant, uniquement des informations concernant les missions. Transporter tel matériel ou telle personne d'un endroit à un autre.

 Résultat, Antéa parcourait des pages, relevant parfois son nez de sa lecture numérique pour contempler l'hologramme de l'étoile qu'elle avait subtilisé à l'aide d'Amitié.

 Elle n'en avait pas parlé à Hélya. Après tout, elles ne se connaissaient pas encore bien, bien qu'il leur soit arrivé de coucher ensemble. Pour l'une comme pour l'autre, nul doute qu'il s'agissait d'une passade, d'agréables moments de sexualité qui prendraient fin sitôt l'attrait de la nouveauté émoussée. Antéa n'avait pas l'intention de s'attacher et ce n'était pas du tout le genre d'Hélya. Peut-être finiraient-elles bonnes amies et amantes occasionnelles si rien de mieux ne s'offrait à elle à l'avenir, envisageait Antéa.

 Alors qu'elle approchait des dernières pages, le style d'écriture changea. Les dates, les ordres de mission et les comptes-rendus d'avaries laissèrent place à une prose dénuée de rigueur qui capta l'attention d'Antéa.

Il me devenait insupportable de continuer ainsi. J'ai besoin de m'épancher par ces mots. Il faut que je le livre un témoignage de ce qui s'est passé dans l'espoir qu'un jour quelqu'un me lira. Surtout, car lorsque je ne serai plus là, il ne restera rien d'autre de nous que ces quelques mots.

Peut-être est-ce juste une dépression passagère ? Peut-être est-ce le contrecoup ? Pourtant j'ai tout ce qu'il me faut. J'ai échappé à la purge en volant ce vaisseau.

Je l'ai lui.

Je dois être là pour lui, mais je ne sais plus comment le protéger.

Sans doute qu'un cocktail de psychotropes pourrait anesthésier mon âme et me permettre de reprendre pied ?

Sans doute, mais je ne peux y avoir accès sans revenir en arrière et je ne peux revenir en arrière sans me confronter à eux.

Ils ont gagné.

Tout espoir est vain.

Mon objectif est inatteignable. Un de mes réacteurs est en panne. Le hasard ? Plutôt le manque d'entretien de ce véhicule volé. Maintenant, je ne vais faire que dériver. Nous allons mourir ici, moi et mon bébé.

Lentement.

Inexorablement.

Je suis en colère maintenant. Tout ça pour rien. Toute cette énergie déployée à lutter contre le chagrin. Tout ce temps perdu.

J'aurais sans doute dû me ranger dans leur camp, plutôt que de m'accrocher à un futile espoir. Mais j'ai toujours été ainsi : optimiste.

Sauf aujourd'hui. J'ai dans ma main de quoi éviter à mon enfant les souffrances d'une lente agonie. C'est horrible de m'avoir imposé cette décision, mais c'est la seule qui ait encore un sens. C'est la dernière chose de ma vie que je contrôle encore.

Moi qui croyais que tous dans l'Amas nous considérions la vie humaine comme sacrée... L'Humain me déçoit. Il est capable du pire. Toujours.

Je me sens terriblement amer. C'est là que je vois qu'ils ont gagné.

Je ne sais pas quand tout a dérapé. Ou plutôt, je ne sais que trop bien à quel moment nous – survivants – avons perdu pied.

Après le cataclysme qui nous a cruellement endeuillés, nous avons traversé peur et stupeur. Les rares images de destruction qui nous sont parvenues depuis nos confins de la ceinture de Kuyper resteront à jamais gravées en nos mémoires, meurtrissant notre âme. Des millions d'années d'évolution, de progrès, balayés en quelques jours. Des milliards d'êtres humains assassinés en un instant. L'horreur totale. Le néant.

L'Ennemi est le mal absolu, mais nous ne savons pas s'il a conscience de ce qu'il a fait. Nous ne savons rien de lui. Nous ne saurons rien de lui. Nous nous terrons dans nos comètes tels les rats le faisaient dans les cités terrestres en attendant qu'un piège ne se referme ou que les dératiseurs ne viennent les déloger.

Avec les autres survivants, nous nous sommes redressés. Nous avons recommencé à construire une sorte de seconde Humanité, avec le plus possible de discrétion, dans la peur de l'Ennemi. Avec espoir aussi. Nous étions pleins d'utopies. Un cruel destin nous donnait la possibilité de construire une société différente, meilleure.

Notre communauté de scientifiques en mission de prospection minière avait les atouts pour survivre. Des esprits si brillants... Il aurait mieux fallu que nous ne nous divisions pas. Mais voilà, certains d'entre nous ont cédé à un de nos plus vieux démons : le cynisme.

Je pense surtout que je n'étais tout simplement pas dans le bon camp. Je suis devenue une croyante, une naïve. J'ai voulu croire à l'hypothèse du Havre. J'y crois encore. Je ne saurais jamais pourquoi cette étoile s'est mise à clignoter, à devenir notre phare à moi et à d'autres. Elle nous appelait...

Les autres disaient sans doute vrai. Ils croyaient en un piège. C'était la plus raisonnable des hypothèses. Nous leur rétorquions qu'une entité capable d'annihiler une planète en quelques secondes n'avait pas besoin d'une souricière. Nous aurions très bien pu envoyer une sonde camouflée vers cette étoile en faisant preuve d'une infinie discrétion, en passant par des voies détournées. L'Ennemi n'aurait pu en remonter l'origine. Ils n'ont rien voulu entendre. Ils ont estimé que notre projet menaçait notre survie à tous. C'était exagéré. Du Havre, ils ne savent rien de plus que nous !

Eux aussi sont des croyants drapés dans les oripeaux de la Raison. Au plus profonds d'eux, ils le savent.

Pourtant, je leur pardonne leurs actes. Ils ne sont ni meilleurs ni pires que nous. À ceci près qu'ils nous ont assassinés. Nous. Plus de la moitié des survivants du Cataclysme ! Froidement. Cyniquement...

Ça a été simple. Discret. Ils n'ont eu qu'à empoisonner nos médicaments et nous sommes morts sans même nous en apercevoir. Silencieux et immobiles, pour reprendre le nom des extrémistes qui parmi cette frange des survivants ont décidé de notre mort à tous. Si j'ai survécu, c'est parce que j'accouchais et que ces médicaments m'étaient interdits.

J'ai dans ma main un des flacons de Gravitnol qu'ils ont empoisonné à la source. Je vais en réduire un en poudre pour mon bébé et le lui faire boire dans un biberon. Il ne souffrira pas. Il va s'endormir. Je vais en avaler un à mon tour. Cela vaudra toujours mieux que de finir par mourir de faim. J'ai lu des histoires là-dessus. Il parait que la faim rend fou. Une souffrance terrible qui pousse à commettre l'innommable. Je ne veux pas voir mon bébé lentement souffrir. Je ne veux pas être tenté de m'en nourrir un jour...

Si quelqu'un me lit, j'espère juste qu'il découvrira que le Havre n'était pas un piège et que nos morts n'auront pas été totalement inutiles.

C'est une autre sorte de Havre que nous allons rejoindre mon bébé et moi.

Adieu.

 La lecture s'arrêtait là. Parcourir la lettre d'une suicidée ayant commis l'infanticide de son nouveau-né l'avait bouleversée.

 D'autres choses le chamboulaient. Dans ce journal de bord de l'époque où Silence Immobile était apparue se trouvait peut-être la véritable Histoire. Ce n'était pas une famine qui avait emporté la moitié des survivants. C'était un meurtre de masse. Elle détenait une preuve que l'Amas cométaire s'était créé sur un immense mensonge. Ce témoignage était dangereux pour elle.

 Et qu'était ce Havre ? Cette histoire d'étoile clignotante lui était aussi abracadabrante que familière. Elle en avait d'ailleurs spontanément ramassé cet hologramme. Elle l'observa intensément. Comme un souvenir qui vous échappe, Antéa ne parvenait pas à se remémorer d'où lui venait une impression de déjà-vu.

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