Chapitre 17

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 Sur la comète 26, le Conseil avait siégé toute la journée sous la présidence de celui qui était désigné le Chef du Conseil, mais que tout le monde avait coutume de surnommer l'Oligarque. C'était actuellement le Conseiller Halley. Il était le plus puissant d'entre eux. Un système de vote interne où les alliances et stratégies politiques complexes se mêlaient à des intérêts particuliers l'avait hissé à cette fonction. Et lors des prises de décisions, chaque Sage du Conseil comptait pour une voix et l'Oligarque en comptait deux. Son principal pouvoir était qu'il était connu de tout l'Amas. Il était le seul que Silence Immobile autorisait à apparaitre dans les capsules du Conseil.

 Les trente Sages du Conseil étaient élus pour quinze ans par chacune des comètes ou groupement. Le tout était affaire de démographie et d'équilibres politiques, car bien évidemment des tendances idéologiques imprégnaient les différentes couches de l'Amas. Les préoccupations d'un mineur de comète n'étaient pas les mêmes que celle d'un membre de la police S.I. Traditionnellement, le Conseil était une instance morale plus qu'un réel contrepouvoir. Il était davantage tourné vers le bienêtre du Peuple de l'Amas que ne l'était Silence Immobile, dont la seule mission était la survie.

 Mais le Peuple de l'Amas n'était pas dupe. Il vivait dans une dictature de Silence Immobile dans la mesure où cette police pouvait passer outre les propositions du Conseil en vertu du principe de l'intérêt supérieur de la survie de la civilisation humaine.

 Pour Silence Immobile, ce conseil servait à canaliser l'appétit des individus pétris d'ambition telle une cour de nobles pour un roi.

 La responsabilité de ce fonctionnement politique incombait aux pionniers de l'Amas qui avait fait ce choix d'efficacité et de sécurité en une époque et dans des circonstances différentes de maintenant.

 Silence Immobile n'était pas qu'une institution paranoïaque grâce à laquelle le Peuple de l'Amas avait grandi. Les Chefs des S.I. passés qui accédaient au tout puissant poste par la promotion interne et la cooptation s'étaient toujours montrés suffisamment prudents pour ne laisser que des prérogatives sans conséquence aux Conseil des Sages. Silence Immobile voulait préserver l'illusion d'un contrepouvoir.

 Silence Immobile tolérait donc certaines décisions ou s'adaptait, mais jusqu'à un certain point. Et c'est justement la définition de ce point qui posait présentement problème, aujourd'hui.

 Depuis trente ans, Silence Immobile possédait le même dirigeant, mais la société de l'Amas avait évolué, notamment par la massification de l'usage des drones personnels. En amenant davantage de sécurité lors des blackouts, ils avaient aussi permis une meilleure diffusion des archives éparses de l'Ancien Temps.

 Un conflit de générations était né entre le Peuple de l'Amas, majoritairement jeune, et Silence Immobile qui était désormais perçu comme une menace.

 La réunion qui se tenait d'ailleurs maintenant n'était pas celle du Conseil même si plusieurs Conseillers y participaient. Officiellement, le Conseil offrait un cocktail comme il lui arrivait d'en organiser.

 En réalité, les opposants se réunissaient pour la première fois. Cette résistance naissante n'était pas une organisation structurée ou hiérarchisée. Tous partageaient des envies diverses en lien avec davantage de libertés. Ils comprenaient que le but de cette dangereuse rencontre était de sortir de la clandestinité et de coordonner une véritable révolution. L'Oligarque en personne en avait pris l'initiative et présidait la séance. Les discussions allaient bon train.

 Elle réunissait une centaine de participants que le Chef du Conseil avait convié pour s'exprimer et qui avait répondu à son invitation à l'abri de la comète 26, sanctuaire inviolable, même pour Silence Immobile. Le Conseil y veillait. Il y avait des jeunes et des moins jeunes. Tout le monde était bien conscient du danger que représentait leur présence en ses lieux. D'ailleurs, étant donné leur nombre, il aurait dû y avoir un brouhaha, mais seul un silence planait. Tout le monde s'épiait, craignant que ne se cache en son voisin un agent S.I. infiltré.

 Le Conseiller Halley rompit ce lourd silence.

— Bonjour à tous. Je ne me présenterai pas, car vous me connaissez tous. Je prends de gros risques en vous réunissant tous ici, mais je suis certain qu'aucun de vous ne trahira à cette assemblée. Je vous remercie d'ailleurs d'avoir accepté de laisser vos drones au vestiaire. C'est une précaution indispensable face au Logos. Cela fait longtemps que nous étudions chaque personne invitée ce soir. Je mets ma main à couper que pas un seul d'entre vous n'est un espion S.I. Ces lieux sont sûrs. Nos drones modifiés y veillent. Je suis prêt à assumer le danger que représente cette rencontre. Si personne ne prend l'initiative de mettre le problème de l'absence de libertés sur la place publique, je crains que l'Amas ne se divise. Je vous ai réuni, car je souhaite exprimer l'opinion du peuple que vous représentez dans sa diversité. Je vous ai invité, car je vous sais opposé à certains choix de Silence Immobile. Ce soir, je ne vous demanderai pas d'exprimer vos opinions ou de dévoiler vos identités aux autres si vous ne le souhaitez pas. Si quelqu'un pense ne pas avoir sa place parmi nous, il est libre de partir. Je ne lui demanderai pas de taire ce qu'il a vu ou entendu ce soir. De toute façon, dès demain, je prendrai position publiquement dans une campagne frontale. L'oppression de Silence Immobile a assez duré.

 Il y eut quelques applaudissements, un brouhaha d'enthousiasme et davantage de stupeur prudente. Le peuple de l'Amas vivait une dictature d'une police politique depuis bien trop longtemps pour ne pas rester méfiant.

— Qu'ai-je à perdre à mon âge avancé, à part la vie ? Je veux donc bien me faire la voix du peuple de l'Amas qui désire davantage de liberté, mais il me faut savoir réellement ce que vous souhaitez. Vous pourrez le faire en toute discrétion sur le sous-réseau. Notre ami, l'Artiste, la bête noirs des S.I. et du Logos ces derniers temps, y a créé une installation virtuelle, un mur sur lequel vous pourrez y afficher vos mots et y exprimer vos doléances. Il est présent parmi nous ce soir et je le remercie pour son travail.

 Cette révélation ne manqua pas de susciter du mouvement et des discussions. Nul ne connaissait son visage. L'Artiste, très médiatisé, ces derniers temps était devenu le symbole de la contestation. Il était très populaire, notamment au sein de la jeunesse de l'Amas soit de 75 % de la population totale de l'Amas. Qu'il soit présent ici signifiait l'importance de cette réunion et du soutien dont jouissait le Chef du Conseil dans sa démarche.

 Sur une partie des gradins, Caron et Cephei du vaisseau-couveuse firent comme les autres, dévisageant leurs voisins proches, se demandant s'il s'agissait de l'Artiste en question.

 Derrière Caron, le jeune homme dont Antéa avait fait la rencontre fit mine de faire de même.

 C'était lui : l'Artiste, mais il n'avait pas l'intention de dévoiler son identité. Seul son père, le Chef du Conseil, l'Oligarque lui-même qui s'exprimait en ce moment même à la tribune, était au courant.

 Au bout d'un moment, ce mouvement synchronisé déclencha quelques petits rires amusés dans l'assemblée.

 Le regard de l'Artiste croisa ceux de ses deux voisins de devant. Bien que ne se connaissant pas, ils échangèrent des sourires, amusés par la situation.

 L'Artiste fit une grimace en observant l'hématome encore violacé sur l'œil d'un des deux hommes.

 Parmi l'assemblée, un homme prit la parole. Il s'agissait d'un vieillard au visage buriné, dont l'usure de la peau trahissait sa dure condition de mineur.

— Bonjour à tous. Je ne suis pas l'objet de la chasse aux sorcières dont cet Artiste fait l'objet et, à mon âge, je n'ai plus rien à craindre non plus. Je parle au nom de mes camarades mineurs, dont je suis le doyen. J'ai travaillé quarante années durant dans les comètes minières périphériques. Je me suis usé au travail et j'ai vu plusieurs de mes amis mourir dans des accidents bêtes. Lorsque j'étais jeune, je croyais naïvement qu'il suffisait de faire remonter un problème pour qu'il soit résolu. Malgré de nombreuses demandes, je n'ai pas vu les difficiles conditions de travail aux mines s'améliorer. Les morts accidentelles se comptent toujours par centaines chaque année. Quant aux disparus suite à des descentes des S.I. nous ne les comptons plus. C'est pourquoi nous désirons le droit de nous syndiquer pour défendre nos intérêts et nous sommes convaincus que ce serait positif pour l'Amas à long terme si notre travail devenait moins dangereux. Grâce aux drones, nous avons découvert l'existence du droit de syndicat dans des archives de l'Ancien Temps.

— Je prends bonne note de votre demande et je respecte votre courage de l'exposer aux vues et su de tous. Quelqu'un d'autre souhaite-t-il s'exprimer publiquement ?

 Personne ne fit mine de le vouloir. Les siècles d'oppression ont aussi cet effet sur les foules.

— Dans ce cas, puisque nous sommes réunis pour un cocktail, il serait bizarre que nous ne consommions rien. Je déambulerai au milieu de vous afin d'en inciter certains dont je devine des intérêts communs à faire plus ample connaissance. Lorsque vous serez rentrés dans vos habitations, veuillez avoir la gentillesse de taguer le mur virtuel que l'Artiste a créé sur le sous-réseau. Si vous êtes familier du concept de l'Ancien Temps baptisé Constituante, voyez cela comme une première ébauche d'un projet de société pour le futur. C'est un mur de doléances.

 Le Chef du Conseil claqua des mains et une nuée de drones blancs vinrent servir les invités qui se levèrent de leurs gradins de quartz, se mélangèrent un peu et entamèrent de nombreuses prudentes discussions.

 L'Artiste, qui ne comptait pas dévoiler sa véritable identité, aborda l'homme au coquard.

— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Une de vos femmes est une S.I. ? Elle vous bat ?

 Cephei à ses côtés pouffa de rire.

— C'est bien une fille qui l'a étalé, il y a quelque temps de ça, mais pas une S.I. ! précisa l'Intendant.

 Caron se renfrogna en rougissant.

— Ouh là ! Elle devait être costaude, la bougresse.

— Même pas... Mais il l'avait bien cherché.

 L'Artiste eut une intuition. L'Oligarque lui avait demandé de s'assoir sur ce gradin précis sans prendre le temps de lui en expliquer la raison. Son père faisait rarement les choses au hasard.

— C'est amusant. J'ai rencontré une fille charmante dans une soirée clandestine il n'y a pas longtemps. Bon, même si on s'est connu devant une orgie en apesanteur, le courant est vraiment bien passé. Bref, elle m'a raconté avoir infligé le même genre de traitement à un benêt. Les S.I. ont mis fin à la soirée et je l'ai perdue de vue. Pour ce faire, il aurait fallu que le détenteur de ce visage ait une existence référencée dans leurs bases de données.

 L'Artiste savait bien où trouver Antéa. Tout l'Amas cométaire ne parlait plus que d'elle, mais il préférait attendre encore un peu que l'attention sur elle retombe. Après tout, il était en tête de liste des personnes que les S.I. voulaient arrêter et ces derniers connaissaient son visage, désormais. L'Oligarque l'en avait informé. Heureusement pour lui, nul ne pouvait l'identifier sur la base d'une simple photo.

— Si vous cherchez un idiot, dit l'Intendant, vous tenez sans doute le bon. Ceci dit ce n'est pas le seul crétin de l'Amas à s'être pris un pain pour avoir dragué une femme...

— Bon, ça va ! Te fous pas de ma gueule ! On change de sujet. Et puis, ça m'étonnerait que ce soit la même nana. L'était pas du genre à se dandiner sur des pistes de danse et encore moins à discuter avec des inconnus. Sinon, vous faites quoi vous dans la vie ?

 L'Artiste dévoila le métier qui serait sa couverture pour la soirée. Créer des installations virtuelles artistiques d'expression libre sur le sous-réseau était sa seule activité. Il n'exerçait aucune profession. Il ne lui était pas possible de travailler comme n'importe qui. Alors, il œuvrait pour son père.

— Je suis concepteur de programmes d'enseignement pour les drones. Je souhaiterais qu'on apprenne l'esprit critique aux enfants et qu'on ne veuille pas à tout prix en faire des travailleurs pour l'Amas. Et vous ?

 L'homme légèrement bedonnant était méfiant, mais celui au coquard pas assez.

— Je m'appelle Caron. Je suis un simple manutentionnaire à bord du vaisseau-couveuse.

 Son voisin lui jeta un mauvais regard, tandis que l'Artiste feignait de ne pas être surpris. Il s'était retrouvé à côté d'un membre de l'équipage de l'Héroïne. Ce hasard portait définitivement la signature de son père, autant que le coquard du manutentionnaire celle de l'Héroïne.

— Et ça va ? Vous n'avez pas été blessé ? demanda-t-il.

— C'était chaud, mais non.

— Alors comme ça, vous travaillez maintenant pour l'Héroïne de l'Amas ? Elle est comment en vrai ? Demanda l'Artiste.

 Il la connaissait sans doute mieux qu'eux depuis qu'ils s'étaient rencontrés à cette soirée, une fois de plus par un « hasard » voulu par son père.

— On prend nos marques demain. C'est imminent, mais je peux vous garantir que c'est une tarée !

— Il a déjà pris sa marque, plaisanta son camarade.

— C'est à elle que je dois ça, dit le grand gaillard honteux.

 Il montra son hématome.

— Ouh la ! Elle n'a pas l'air dans les capsules, mais elle ne doit pas être commode ! En tout cas, c'est intéressant d'avoir quelqu'un de la Résistance à bord de ce vaisseau, quelqu'un proche de l'Héroïne. Elle est très populaire dans l'Amas. Elle pourrait faire une recrue de choix pour notre mouvement.

— Mouais. Tout le monde veut la choper. S'ils connaissaient l'engin... Enfin bref, c'est pas moi qui vais la convaincre de nous rejoindre. Mes avis qu'elle ne peut pas me blairer. En attendant, on m'a demandé de la surveiller et de la protéger si les S.I. l'embarquent. Personnellement, j'ai surtout envie de choper le type qui a envoyé notre précédente commandante en retraite. C'est dégueulasse ce qui lui est arrivé. Elle ne méritait pas de finir comme ça. Ces bâtards de S.I me dégoutent !

— Une injustice de plus... Vous travaillez aussi avec l'Héroïne ? demanda l'Artiste à son camarade à l'attitude renfrognée.

— Lui, c'est...

 Le petit homme mit une bourrade au grand gaillard pour le faire taire et le fusilla du regard tandis que des drones leur servaient un pétillant de lichen légèrement sucré et alcoolisé.

— Ben quoi ? J'ai dit une connerie ?

— Tu allais en dire une nouvelle. Tu parles trop, comme d'habitude. Et ce n'est pas prudent de donner son vrai nom. Peu importe mon travail, je suis un passionné de l'histoire de la Terre dans mes temps libres. J'ai pu comprendre tellement de choses grâce aux données glanées sur le sous-réseau avec mon drone. Je pense qu'on a énormément à apprendre de notre passé pour construire notre futur. J'ai écrit au Chef du Conseil pour lui demander que soit créé au moins un poste d'historien-archéologue dans l'Amas. Il m'a aimablement reçu pour une discussion très intéressante. Il possède des données fabuleusement intéressantes sur l'Antiquité de l'Humanité terrienne. L'histoire de la première démocratie athénienne m'a particulièrement intéressé. Vous connaissez ?

 L'Artiste fit semblant de n'en rien savoir. Le Chef du Conseil était son père et – en tant que tel – il avait mis un point d'honneur à faire instruire chacun de ces trente-quatre fils convenablement. Même lui – l'orphelin illégalement recueilli, l'enfant non-déclaré, l'Invisible – l'était

— Je pense que l'histoire devrait aussi être apprise aux enfants.

— Alors, nous allons nous entendre.

— Et vous ? demanda l'Artiste à l'intention du manutentionnaire.

— Tu peux me tutoyer. Moi, j'suis pas aussi éduqué que vous, mais j'peux juste vous dire que les S.I. et le Logos me cassent les couilles. J'veux pouvoir faire ce que j'veux et si ça doit commencer par montrer des statues antiques de meufs à poil aux gosses je vote pour.

 L'Intendant sourit. La simplicité de son collègue lui plaisait. L'Artiste leva son verre pour eux trois.

— Sur cette parole simple et bonne, à la santé de la Résistance !

— Et aux hommes qui comme nous ont quelque chose dans le froc ! ajouta le manutentionnaire.

— Sans oublier les femmes de caractère ! surenchérit l'Intendant en lui assénant un coup de coude.

 Ils rirent tous trois.

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