Chapitre 9

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— ... Et nous lui devons toute notre reconnaissance pour ces milliers d'âmes sauvés. Un tel courage chez une femme âgée d'à peine...

 Antéa n'écoutait plus que vaguement l'enregistrement de la capsule d'information projetée par un drone dans le groupe voisin au sien. Elle avait l'impression que sa conscience s'était réfugiée au fond d'un tunnel. Elle ne voyait même plus les impressionnantes images de sa folle sortie extravéhiculaire qui passait en holo en même temps que le discours qui prit heureusement fin. Depuis 38 heures, on la conduisait un peu partout en négligeant le fait qu'un être humain a parfois besoin de sommeil.

 En face d'elle, un inconnu en toge blanche – un officiel important à priori – lui parlait depuis facilement quinze minutes. Elle s'abritait derrière son verre en priant pour qu'il ne lui demande pas son avis, car elle n'avait pas écouté un traitre mot de ce qu'il lui avait dit. D'ailleurs, pour être certaine d'avoir le temps d'improviser en cas de question, elle mâchait trop longuement un peu de nourriture qui avait été mise à disposition des convives sur une table trop richement apprêtée.

 À priori, le luxe et le gâchis étaient interdits partout dans l'Amas, mais pas dans le centre politique factice que constituait la comète du Conseil et où les hommes les plus influents de l'Amas cométaire siégeaient. Une oligarchie sans autre pouvoir qu'un rôle d'apparat.

 Elle n'avait jamais eu l'occasion avant ce jour de voir en vrai l'intérieur de la comète du Conseil. C'était plus beau encore que d'en voir des photographies dans des capsules. L'aménagement était tout en cristaux de quartz. L'éclat des lieux était à l'image des riches personnalités qui s'y retrouvaient loin du rigorisme rationnel et de la pauvreté de fait prêché par le culte du Logos. Ainsi donc le luxe n'était-il pas totalement proscrit, en tout cas pas selon qu'on était influent ou non.

 Là, Antéa avait au moins pu se restaurer lors d'une célébration donnée en son honneur où tous les aliments étaient délicieux. Ces derniers lui avaient paru suspects jusqu'à ce qu'on lui explique qu'il s'agissait de vrais fruits et légumes cultivés à grands frais sur la comète-conservatoire uniquement pour ce genre d'occasion. Comme elle en mangeait pour la toute première fois, elle se montra prudente. Elle craignait d'être malade le lendemain. Le cocktail indéfinissablement exquis qu'on lui avait servi avait mis le coup de grâce à ce qui lui restait d'énergie sans qu'elle s'en rende compte.

 Elle qui ne sortait jamais de son vaisseau-comète avait rencontré de trop nombreux inconnus dont jamais elle ne retenait les noms plus de quelques secondes malgré leurs félicitations et leurs serrages de main trop vigoureux pour être sincères. Pire encore : certains l'avaient enlacée. La première fois, Antéa avait failli pousser l'inconscient des deux mains avant de se raviser in extrémis. Elle détestait ce genre d'effusions. Le coup de grâce vint toutefois des demandes de se faire holographier en sa compagnie. Antéa avait horreur de prendre la pose. Son sourire sonnerait à jamais faux sur une trentaine d'holos capturés par des drones.

 Ce qui lui arrivait lui échappait complètement. Jamais elle n'avait vu autant de monde et pourtant, jamais elle ne s'était sentie aussi seule que maintenant.

 Amitié flottait non loin d'elle, mais il ne lui était pas d'un grand réconfort. Elle avait évidemment cloisonné l'Intelligence Partielle de son drone modifié, sitôt qu'on lui avait affrété une navette. Sous le prétexte de devoir faire un rapport confidentiel à Contrôle, elle avait déposé ses lèvres sur la cuirasse d'Amitié, cloisonnant jusqu'au prochain baiser ses intelligences multiples.

 Elle n'avait même pas pu croiser les membres de l'autre équipage qu'elle avait recueilli à son bord. Son vaisseau en panne avait rendu impossible qu'ils se rencontrent pendant la petite heure où ils avaient dérivés ensemble, elle dans sa stase extérieure, eux dans la soute.

 Ils n'étaient évidemment pas avec elle en ce moment. Les pauvres devaient faire l'objet d'une enquête approfondie pour déceler d'éventuelles défaillances humaines. Il ne restait rien à investiguer après que le vaisseau-couveuse ait été désintégré par le rempart de débris.

 Quant au vaisseau-comète d'Antéa, des diagnostiqueurs étaient actuellement en train d'essayer d'en restaurer les systèmes et de s'assurer qu'il était réparable. Antéa avait la boule au ventre à l'idée qu'il ne le fût pas, bien qu'Amitié se soit voulu rassurant. Sa comète était son chez-elle, son passé.

 Elle chassa ses mauvaises pensées. Elle serait fixée bien assez tôt.

 La fatigue aidant, une migraine carabinée était en train de pointer le bout de son nez. La tête lui tourna. Elle chercha du regard un siège où s'assoir, mais elle n'en eut pas le temps. Un homme l'agrippa fermement par le bras.

— Mademoiselle l'Héroïne de l'Amas !

— De quoi ?

— Des gens importants souhaitent vous rencontrer.

 Manifestement, la journée de « l'Héroïne de l'Amas » était loin d'être terminée.

*

 Antéa était en transit sur une petite navette-fragment à quatre sièges, un luxe bien inutile réservé aux puissants. Un transport en drone aurait fait l'affaire. On l'emmenait ailleurs dans l'Amas, mais personne n'avait daigné lui dire où.

 Elle n'était pas seule dans la cabine. Un des conseillers l'accompagnait également. Il était assis en face d'elle. Ses yeux étaient clos. Les plis de son front témoignaient des séquelles d'un homme soucieux qui s'abimait vraisemblablement dans d'intenses réflexions et qui ne dédaignait nullement le travail intellectuel. Il était plutôt âgé d'après sa barbe grisonnante, mais encore musculeux pas comme ses vieillards que le temps avait rattrapés et qui se retirait sur la comète Hôpital. Elle l'avait souvent vu s'exprimer dans des discours en visionnant des capsules. Il était un personnage important. Elle n'osait lui adresser la parole et de toute façon n'était pas du genre sociable.

 Antéa préféra observer à travers le petit hublot qui supportait dans le même temps le poids de sa tête alourdie par l'épuisement.

 Au bout d'un moment, elle sortit de sa léthargie. Elle comprenait qu'elle était sa destination.

 Une appréhension viscérale crût en elle à mesure que le corps céleste de roches sombres qui grandissait à vue d'œil l'écrasait sous sa masse terrifiante. Cet endroit lui faisait peur. Des reflets iridescents courraient sur sa surface miroitante créant une aura de mystère qui était à l'image des sombres secrets qu'elle renfermait. La comète S.I. était le véritable siège du pouvoir de l'Amas cométaire, le centre névralgique de Silence Immobile.

 Elle se tourna vers le conseiller assis en face d'elle qui avait ouvert les yeux et observait ses réactions avec beaucoup d'attention. Elle détourna le regard. Il esquissa un petit sourire.

— Le moins qu'on puisse dire c'est que vous n'êtes pas du genre bavarde...

 Antéa rougit. Elle se sentit comme une fillette ayant fait une bêtise.

— C'est une qualité, ajouta-t-il sérieux.

— Nous allons bien vers la comète S.I. ? demanda Antéa avec appréhension.

— En effet. Savez-vous qui je suis, mademoiselle ?

— Vous êtes le conseiller Halley : l'Oligarque. Je vous ai vu dans des capsules...

 Antéa constata la platitude de son intervention.

— Et qu'en avez-vous pensé ?

— ... Vous dites des trucs potables par rapport aux – elle fit un mouvement de tête en direction de la comète S.I. – autres.

 L'Homme écarquilla les yeux de stupeur et laissa éclater un rire.

— Peu loquace, mais suicidairement honnête !

 Il devint d'un coup très sérieux et se pencha vers elle.

— Sachez que nous sommes bien peu nombreux à pouvoir exprimer nos opinions au grand jour. La seule chose qui nous protège, c'est notre notoriété. Ce qui ne m'empêche pas d'être surveillé comme tous les habitants de l'Amas et de devoir peser chacun de mes mots.

 Antéa fronça les sourcils. Son inquiétude monta d'un cran.

— J'essaie de vous aider à ne pas commettre d'impair. Vous faites désormais partie de ces gens qui peuvent dire ce qu'ils pensent, car leur disparition serait trop visible. Mais Silence Immobile possède toute une panoplie de moyens de pression. Soyez méfiante. Vous comprenez que je ne suis pas en train de vous menacer ?

— J'entends parfaitement tout ce que vous me dites.

— Vous n'avez sans doute pas assez de recul pour prendre conscience de ce qui est en train de vous arriver, jeune femme. Vous êtes devenue malgré vous une personnalité publique de l'Amas, une héroïne qui a sauvé des dizaines de milliers de vies : la génération future. La notoriété présente des avantages et des inconvénients. Les S.I. vont vous surveiller, avoir à l'œil chacune de vos prises de position publiques. Je vous conseille de ne pas vous dévoiler trop vite. Mieux vaut endormir leur confiance, leur laisser baisser un peu la garde, vous concernant. Vous savez mentir ?

— Je sais me taire.

 La réponse d'Antéa fit sourire le vieil homme.

— J'avais remarqué.

 Il s'adossa de nouveau et reprit gravement :

— Silence Immobile n'apprécie pas les héros, mais moi je crois au contraire que nous en avons besoin plus que jamais. Sans modèle à suivre, notre société court à sa perte. Après tout, à quoi bon survivre si c'est pour ne pas même exister ?

 Antéa était trop lasse pour philosopher.

— Pourquoi m'emmenez-vous là-bas ?

— Je ne vous conduis pas de ma propre initiative. Je prends sur moi de vous escorter. Vous êtes convoquée par le chef de Silence Immobile et un Prêtre-Programmeur du culte du Logos. Ce sont tous les deux les hommes les plus dangereux de l'Amas cométaire. Tâchez de leur faire croire que vous ne serez pas un risque pour eux, s'il vous plait. Je vous trouve sympathique et je n'aimerais pas vous savoir disparue ou en reconditionnement.

 Antéa eut du mal à cacher son inquiétude.

 « Comme si j'avais besoin de ça ! se lamenta-t-elle en pensée. »

— Détendez-vous. Vous êtes une fille futée. Dites ce qu'ils veulent entendre. Mais s'ils sentent du caractère en vous, s'ils pensent que vous voudrez leur tenir tête, ils essaieront de briser votre volonté, fût-elle des plus farouches. Ce sont des experts dans ce domaine.

 Une nouvelle vague d'appréhension monta en Antéa au moment même où la petite navette comète franchit le sas de la comète S.I. Elle eut un regard vers Amitié qui flottait toujours non loin.

 « Pourvu que le Prêtre-Programmeur ne se rende pas compte de ses modifications, pensa-t-elle. »

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