Chapitre 2

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Trois mois et demi plus tôt.

 Antéa était plongée dans un noir total et un calme absolu depuis le début du blackout. Elle portait ses écouteurs sur ses oreilles, les yeux rivés sur Sol, point minuscule et grisâtre à peine visible par le seul hublot de l'habitacle. Le voir si bien était déjà un évènement rare en soi.

 Ce spectacle ne valait pas grand-chose.

 Amitié lui faisait découvrir un nouveau morceau pour la détendre. La peur bien logée au creux de son estomac ne la quittait jamais en ce genre d'instant.

 Le drone flottait à côté d'elle, petite sphère aplatie de vingt-cinq centimètres à la cuirasse d'ébène auréolée d'un champ de stase. De discrets reflets bleu électrique s'en échappaient.

 Un moment passa au rythme d'une guitare acoustique, jusqu'à ce que la voix synthétique d'Amitié parvienne à Antéa à travers son casque.

— Ce groupe se nomme Air, ma belle. La chanson s'appelle Caramel Prisoner. Il en manque toute la première moitié. Ça vient de l'Ancien Temps, bien sûr.

« Bien sûr, pensa Antéa. Tout ce qui est exceptionnel dans l'Art date de l'époque du Berceau. Le nombre d'œuvres nées dans l'Amas et ayant survécu aux autodafés des S.I. n'aurait pu suffire à remplir une pièce. »

 Antéa ne pouvait répondre. Parler et bouger étaient interdits lors d'un Blackout. Nul n'en avait l'autorisation. C'était ainsi. Avant qu'elle n'opère les modifications nécessaires, son drone aurait rapporté à Silence Immobile toute violation de cette restriction fondamentale.

 Tout autant que de l'Ennemi, Silence Immobile protégeait l'Amas cométaire depuis cinq siècles du restant de l'Humanité.

 Quant à la musique qu'Antéa écoutait en cachette, les S.I. considéraient tout ce qui ressemblait à des Passions comme une déraisonnable futilité. L'art de l'Ancien Temps, était jugé séditieux. Pour Silence Immobile, le Peuple de l'Amas devait être entièrement tourné vers sa survie et ne pas s'égarer dans une nostalgie d'une Histoire définitivement révolue, pas plus que dans toutes autres débauches d'énergie oiseuses.

 Avec le rapprochement entre Silence Immobile et le culte du Logos, la situation était d'ailleurs en train d'empirer. Les S.I. s'évertuaient désormais à traquer tout ce qui avait un rapport avec le passé en se faisant complice des excès des prêtres du Logos.

 Heureusement, des trafics en tout genre s'étaient mis en place, essentiellement grâce aux drones modifiés comme Amitié. Ils échangeaient physiquement ou via le sous-réseau capsulaire, un grand nombre de données piratées. Les Prêtres-Programmeurs l'avaient bien compris et ne cessaient d'en appeler à une mesure radicale : la désactivation de tous les drones et un retour à l'ordre ancien.

 Antéa était soucieuse pour Amitié. Les bidouillages qu'elle lui avait faits et qui avaient provoqué l'émergence d'une personnalité devaient rester secrets. Elle lui rappellerait à l'occasion de se montrer davantage prudent lorsqu'il trafiquait des données numériques au marché noir. Il risquait un piratage d'un Prêtre-programmeur à tout instant. Les S.I. et le Logos avaient la main mise sur tout. Ils contrôlaient tout. Le sous-réseau ne tarderait pas à être à son tour surveillé, s'il ne l'était pas déjà.

 Antéa se prit à espérer que des petits malins inventeraient alors autre chose. La musique et le cinéma de l'Ancien Temps étaient les seules choses qui lui rendaient supportable la vie dans l'Amas. Il y avait bien les livres aussi. Antéa se faisait parfois faire la lecture par Amitié, par paresse surtout. Une majorité des habitants de l'Amas était illettrée, mais pas elle. Son drone avait beau posséder de nombreux caractères humains, lire à voix haute n'était pas son fort. Il manquait cruellement d'expressivité.

 L'Ennemi dont nul ne savait rien était là, dehors, tapi dans l'ombre. Et tant qu'il rôderait, les blackouts continueraient.

 C'était du moins les seules réponses que les S.I. avaient jamais daigné fournir à des questions que nul n'aurait osé leur poser.

 En attendant, cette menace invisible rythmait le quotidien de l'Amas.

 Antéa ferma les yeux.

 Elle expira par la bouche comme pour chasser une irrépressible pulsion de son corps tout en sachant bien qu'elle reviendrait, encore et toujours.

 Depuis toute petite, les blackouts ne lui donnaient qu'une envie : crier pour briser cet étouffant silence. Mais la peur des S.I. plus que la crainte de l'Ennemi qui était instillée dès le plus jeune âge l'emportait. Toujours.

 Plusieurs longues minutes de réflexions de ce genre passèrent ainsi, laissant Antéa impatiente.

— Silence Immobile lève le Blackout. L'Ennemi aurait quitté le Système solaire.

 Antéa sursauta légèrement et ouvrit les yeux. Amitié n'avait pas coupé la musique. Il s'était contenté de glisser une phrase le plus discrètement possible au travers des variations rythmiques. Le drone diminua un peu le volume du son.

— Désolé pour l'interruption, ma belle, ajouta le robot.

— Bon, ça a duré combien de temps, cette fois-ci ?

— Approximativement onze minutes, onze secondes et onze centièmes.

 Antéa sourit.

— Approximativement ?

— Qui s'amuse à bidouiller mes fonctions cognitives depuis sept ans pour que je développe un sens de l'humour ?

— Dans ce cas, évitons que ça se sache, « petit boulet », sinon un cinglé de Prêtre-programmeur va venir te disséquer ou une autre police du rire.

 Le drone, qui répondait au nom d'Amitié, déploya un faisceau lumineux qui enserra Antéa, tel un filin d'argent.

— Comment as-tu osé m'appeler ?

— J'ai dit quoi déjà ? Mmm... « gros boulet », non ?

 À l'aide de son champ de stase, le drone fit voltiger Antéa dans l'habitacle soumis à l'absence de gravité artificielle.

 Antéa rit comme une enfant.

— Stop, Amitié ! Je me rends.

— J'arrêterai uniquement si tu déclares que je suis le plus drone que tu connaisses.

 Il continua à la faire virevolter par l'extension de son champ de stase électromagnétique.

— Je vais vomir ! Ça va ! D'accord ! Tu es le plus drone !

 Le drone cessa de la faire tournoyer et la ramena sur son siège auquel Antéa se cramponna soulagée.

 Elle était étourdie. Ses cheveux mi-longs partaient en tout sens en l'absence de gravité. Elle les attacha en un rapide chignon en maudissant l'échéance de quelques semaines qui lui restait avant qu'ils ne soient collectés et envoyés sur la comète-recyclage. Elle détestait la sensation de froid sur son crâne et encore plus le moment de la repousse lorsque sa chevelure recommençait à peine à pousser.

— Et tu m'appelleras uniquement par mon vrai nom ? ajouta Amitié. Je l'aime bien. Il m'évoque l'époque où tu étais une adorable petite fille et non la jeune peste adulte que tu es devenue.

— D'accord, Amitié. Mais ne va pas clamer partout que tu as un nom. Tu sais ce qui nous arriverait si les Prêtres-programmeurs l'apprenaient.

— Je serai très prudent.

 Le regard d'Antéa se reporta sur la vue extérieure. Elle avait changé avec le mouvement de rotation du vaisseau.

— Crois-tu que l'Ennemi existe réellement ? Que sa venue cessera un jour ? demanda Antéa.

— Réjouissons-nous déjà qu'il ne s'aventure jamais au-delà de l'orbite de Jupiter, sinon nous ne serions même pas là pour en discuter.

 Antéa observa la paroi translucide minuscule. Elle était située au fond d'un petit cratère à la surface de son modeste vaisseau-comète.

 Celui-ci avait d'ailleurs tourné sur lui-même le temps de la chanson et ne lui montrait plus Sol, mais le reste de l'Amas Cométaire, partiellement éclairé par la lointaine lumière solaire.

 Avec le départ de l'Ennemi et la fin du blackout, l'Amas se réveillait doucement.

— Certaines de tes musiques étaient tristes, Amitié, reprocha Antéa.

— Mais tu aimes les œuvres mélancoliques, ma belle. Elles parlent davantage à ton âme que les autres.

— Peut-être... Enfin, qui je leurre ? Tu me connais mieux que moi-même.

— Certaines se terminaient également sur des notes d'espoir. L'as-tu ressenti ?

— Je m'étonnerai toujours de ta sensibilité, Amitié.

— Celle des humains me surprend aussi. Ils en font si peu usage.

 Antéa sourit à cette remarque. Amitié était plein de bon sens. Elle observa par le hublot plusieurs comètes anodines émettre de timides dégazages. Le ballet des vaisseaux-comètes allait bientôt reprendre.

 Rien ne trahissait la présence d'occupations humaines. Pourtant, deux-cent-cinquante-mille âmes peuplaient environ deux centaines d'astéroïdes aménagés dans cette zone de collision qu'on appelait l'Amas.

 Pour quelqu'un qui n'avait pas l'habitude de vivre dans l'Amas, tous ces mouvements auraient pu paraitre naturels. Cet abri pour l'Humanité résultait d'une collision cosmique récente entre deux grands planétoïdes : l'une rocheuse et métallifère et l'autre faite d'un mélange de glaces de toutes les couleurs. Leurs débris se déplaçaient et se heurtaient sans arrêt. L'Amas Cométaire se trouvait dans une petite partie excentrée de la ceinture de Kuyper. Au sein de millions de corps célestes très divers, dont quelques planétoïdes nains, l'Amas était dissimulé par un voile de débris et de poussières consécutif de cette collision et savamment entretenu par les Humains qui s'y cachaient.

— Silence Immobile t'informe par le réseau capsulaire que tu peux reprendre ta mission, Antéa.

— Ils n'auront pas tardé cette fois.

— Ton chargement t'octroie une priorité de rang 1.

— Mmm... On y retourne, Amitié. Bascule la musique dans l'habitacle, restaure la gravité et prépare le pilotage manuel, s'il te plait.

 Antéa enleva ses écouteurs. La mélodie approchait ses dernières mesures.

 L'intérieur de la cabine de pont s'alluma. C'était une pièce vide de détails, aux parois de roches percées de mécaniques complexes et de conduits, dans laquelle se trouvaient trois sièges, deux de navigation comme le sien et un autre destiné à un commandant. Mais pour les missions de fret qu'elle effectuait, on ne lui en avait jamais assigné un seul.

 Antéa chaussa ses lunettes de pilotage qui lui affichèrent plusieurs vues externes retransmises par le biais de plusieurs caméras dissimulées.

 Elle enfila ensuite ses gants de contrôle. Ils étaient bardés de capteurs.

 Elle sentit le discret ronronnement du réacteur du vaisseau qui se remettait en route entrainant le mouvement de rotation de la coque interne du vaisseau-comète et rétablissant progressivement une gravité artificielle qu'Antéa accueillit avec soulagement.

— As-tu d'autres titres de ce groupe ?

— Oui. Plusieurs. Malheureusement, quelques-uns sont incomplets ou détériorés.

— Je voudrais quelque chose de plus rythmé. Tu as ça ?

— J'ai ce qu'il te faut. Un morceau dont le nom s'est perdu. Je te le charge ?

— S'il te plait. Et augmente la température du réacteur de 20 % pour une bonne montée en pression.

— Tu n'oublies pas de conduire prudemment, bien sûr ?

— Tu me connais. Ne suis-je pas la meilleure pilote de tout l'Amas ?

— Si... Il parait. D'ailleurs ne suis-je pas le drone copilote le plus occupé à rectifier tes trajectoires meurtrières de tout l'Amas ?

— Prétentieux ! Allons. Fais-moi confiance, dit Antéa avec un sourire en coin.

— J'aimerais bien, Antéa... Mais si tu avais mes capacités de calcul, tu te rendrais compte à quel point tes manœuvres nous ont fait frôler la mort de nombreuses fois. Par ailleurs, mon logiciel de reconnaissance d'expressions faciales ne connait que trop bien cette satanée moue espiègle.

 Antéa ajusta ses lunettes de pilotage et ses doigts se mirent au milieu de l'écran de contrôle virtualisé qu'elle seule pouvait voir.

 Un léger vrombissement débuta.

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