CHAPITRE 28

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Je mis longtemps à comprendre qu’il fallait que je fasse autrement. Quelques années plus tard, alors que j’arrivai enfin à faire éditer mon premier livre, au milieu du courrier que mon éditeur me faisait parvenir régulièrement, une enveloppe attira mon attention. Elle était épaisse et d’un format étrangement grand. Quand j’ouvris le courrier, la première chose que je remarquai fut ces deux places de concerts qui glissèrent de l’enveloppe lentement pour tomber à mes pieds. Une star du rock m’invite pour son concert me disais-je en pensant tout de suite à un bon vieux solo de guitare du Jimmy page. Si cela avait été une invitation des black keys, je ne leur en aurais pas voulu non plus. Je ramassai les deux places de concert. Il s’agissait en réalité d’un concert classique de musique perse. Une représentation unique au théâtre du Châtelet pour le 30 septembre de l’année suivante. J’étais étonné par cette invitation, mais pas non plus déçu. Je prenais ça comme une occasion pour moi de connaître quelque chose de nouveau. Je n’étais pas non plus emballé comme si ça avait été mon groupe de musique préféré qui m’avouait par une lettre ouverte une admiration sans fin, mais ces deux places de concert avaient eu le méritent de piquer ma curiosité. Je regardai la lettre qui les accompagnait d’un peu plus près.

Elle était écrite à la main par une plume épaisse chargée d’une encre noire. L’écriture était belle et soignée. J’en étais presque jaloux. Elle était écrite par la main de quelqu’un qui aimait la belle lettre, le beau mot et la bonne proportion entre majuscules et minuscules. Je respectais beaucoup ces gens qui arrivaient à écrire de façon innée avec une plume biseautée en laissant une impression d’autrefois sur le support. Le papier n’était pas régulier. Au travers d’un papier fin, mais pas trop, des nœuds et des boules de cellulose se détachaient de l’ensemble des autres parties pleinement planes pour créer un motif végétal. La personne savait flatter la curiosité de son lecteur. Ça ressemblait bien plus à un parchemin qu’à une vulgaire feuille de papier, si tant est que recevoir de la correspondance sur une feuille A4 scrupuleusement blanche soit un élément de vulgarité. Ceci étant dit, la typicité du papier m’interpella autant que l’inscription en arabe sur la bordure supérieure qui enluminait le rectangle de cellulose comme dans un vieux manuscrit Bénédictin.

Après quelques secondes entre mes doigts, je sentais le papier. Il n’y avait rien de plus qu’une légère odeur de colle d’école, à moins que ce ne soit seulement que l’odeur naturelle du parchemin. En regardant le pied de page, je reconnus tout de suite le nom de la personne qui me l’avait écrite : Amena.

Je sentis mon sang ne faire qu’un tour à la lecture de la première syllabe de ce prénom qui avait surligné mon dernier été en Bulgarie. Je me sentais rougir à vue d’œil. Mon pouls s’emballait comme si une belle inconnue avait voulu m’embrasser. Mes yeux donnaient consistance à l’humide de mon corps.

J’étais étonné, car après toutes ces années, elle n’avait pas oublié, elle ne m’avait pas oublié. Je ne l’avais pas non plus oubliée, mais elle faisait partie de ces souvenirs qu’on est obligé de raviver pour les faire exister. J’étais un peu honteux et je rigolai en coin en pensant au fait que je n’avais pas changé sur ce point. Je ne m’accrochais plus jamais à mes souvenirs depuis cet été bulgare. Le présent était pour moi le plus important, le futur une éventualité. Elle m’écrivait une lettre pour me remercier. Ma première impression fut de l’étonnement. Depuis toutes ces années… Je ne savais toujours pas, au fond, ce que j’avais fait pour elle, mais elle me remerciait du fond du cœur et je prenais ses remerciements avec beaucoup de satisfaction.

Elle se confia à moi comme on se raconte à un vieil ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Elle vivait aujourd’hui entre l’Allemagne et la France. Dans les premières lignes de sa lettre, elle me demandait de lui promettre de remercier tous les gens qui l’avaient aidée en Bulgarie. Elle ne négligea personne alors que moi, j’avais certainement déjà oublié les traits d’un visage, le son d’une voix ou encore le nom d’une ou deux d’entre elles.

Même si dans les débuts les choses avaient été très compliquées pour elle, elle avait réussi à construire une réelle stabilité dans le pays qui l’avait accueillie, il y avait maintenant trois longues années. Elle vivait à Berlin et avait depuis plus d’un mois un vrai chez elle. Elle ne vivait pas seule. Vladimir l’avait rejointe depuis peu en Allemagne. Il avait attendu la mort de sa mère pour quitter définitivement la Bulgarie et dire adieu à son troupeau de chèvres que Nikolaï récupéra pour le compte de la mairie de Katunci. Plus de problèmes de lots pour la Burba, me disais-je en lisant ces lignes.

Elle m’avoua qu’il y a quelques mois une incursion curieuse dans une librairie en France la planta presque accidentellement sur mon livre. Plus que ma photo sur le quatrième de couverture, c’était le titre qui l’avait interpellée. Pour la novice qu’elle était devenue en langue française en apprenant le français, c’était le titre : Je ne suis, qui attira en premier son regard. Elle l’avait acheté pour pouvoir le lire un peu plus tard. Elle estimait important de faire cela, puis elle me confia qu’elle l’avait surtout fait parce qu’elle était fière d’avoir croisé la route d’un écrivain. Durant tout le trajet qui la sépara de son domicile, elle trépigna d’impatience. Elle devait m’écrire pour me féliciter. Et puis, une fois à la maison, mon livre entre ses mains, elle ne savait plus si elle devait le faire. Elle hésita longtemps avant de se lancer et c’était justement son concert en France qui l’incita à m’écrire.

Aujourd’hui, Amena avait réalisé son rêve, celui de son père qui lui offrit son premier instrument de musique à l’âge de trois ans. Elle me révéla que grâce à la seule chose qui ne l’avait jamais quitté : son oud, elle avait intégré un orchestre classique de musique perse qui commençait à faire parler de lui en Allemagne. Et dans le fond, elle espérait que ça lui permette un jour de retourner chez elle pour reconstruire son histoire et celle de sa famille. Amena était maintenant heureuse. Elle voyageait avec de vrais papiers officiels. Encore aujourd’hui, elle m’avouait que c’était une sensation étrange de ne plus voir à se retourner pour surveiller derrière soi. Ça la faisait sourire. Ça la faisait aussi quelquefois pleurer, mais les larmes, elles séchaient toujours rapidement. Ça la faisait penser à son père, sa mère et son frère qu’elle avait perdus sur le chemin. Elle en gardait un souvenir attendri sans jamais se laisser rattraper par les démons d’une image ou d’une odeur douloureuse. Elle disait qu’elle devait bien ça à tous les autres, ces gens restés dans son dos. Elle écrivait que pleurer sans raison c’était comme cracher sur la dépouille d’un proche et le sacrifice n’existait au fond que s’il servait à faire vivre. Elle, elle avait eu de la chance et à ce titre, son seul sacrifice était de vivre différemment. Elle avait conscience que certaines plaies ne s’étaient toujours pas refermées. Elle n’avait rien perdu de cette sensation lorsqu’elle marchait encore avec les vieilles godasses, déglinguées sur le chemin, mais aujourd’hui, même si elle avait encore la plante des pieds qui saignaient quelques fois, elle avançait, le nez pointé sur les centaines de mètres devant elle. Elle nous remerciait, Nikolaï et les autres, de nous être arrêtés, de lui avoir parlé et de lui avoir tendu la main. Grâce à nous, elle était devenue ce témoin que les athlètes se passent de main en main pour gagner une course de relais. Elle espérait me rencontrer à son concert au théâtre du châtelet pour me remercier, et éventuellement pour que je lui dédicace ce livre que j’avais écrit.

La nostalgie ce n’était pas une chose qui m’inspirait, bien au contraire. Je n’étais pas revenu en Bulgarie par ce que j’étais à la recherche d’une impression de déjà-vu, mais simplement pour affaire et surtout pour les affaires de mes parents. De toutes les manières, la vie continuerait avec ou sans moi, mais la démarche d’Amena me séduisait. La curiosité qui l’avait poussée à acheter mon livre dans cette librairie m’incitait, à mon tour, à me poser des questions et comme elle qui était fière de connaître un écrivain, moi je n’étais pas peu fier de connaître une musicienne qui se produisait dans de grandes salles européennes.

Je déposais la lettre sur mon bureau. Le soleil avait eu le temps de se sortir de derrière les immeubles de la rue. Mon bureau était baigné d’une lumière chaude. Je me réinstallai au fond de mon fauteuil, assez pour que dans un mouvement de bascule l’assise roule comme une balançoire. Je regardai sur le côté. Au bord de mon bureau, il y avait une démoralisante pile de courrier à ouvrir. Il faisait beau, il y en avait trop et Amena avait réussi en quelques lignes à couper cette envie qui m’avait poussé à me mettre au travail. Je souris en me détestant. Ce n’était pas encore aujourd’hui que je laisserai l’inspiration me dicter quelques maigres lignes.

Quelqu’un tapa à la porte.

— Oui ? C’est qui ?

La porte s’entrouvrit. Le visage de Bérénice apparut.

— Ben, c’est moi Bérénice, qui veux-tu que ce soit ? Je te rappelle qu’on vit ensemble maintenant…

— Ah ! oui, c’est vrai…

— Fais ton malin, t’as raison... me répondit elle en faisant la moue.

— Qu’est que tu veux, dis-moi ?

— Je vais au cinéma avec les gars, ça te dit ? Je sais que tu as du travail, mais je me suis dit qu’il faisait beau alors ! On ira certainement boire un verre après !

— Tu sais lire dans mes pensées, m’exclamai-je soulagé. J’avais enfin trouvé une solution pour tuer dans l’œuf cette flemmardise congénitale que je pouvais parfois me trimballer pendant des heures, voire des jours, sans rien faire.

— Dis-toi un truc, c’est que moi, je ne suis pas encore devin. Divine, peut-être, mais pas encore devin. Alors tu comptes faire quoi ? insista Bérénice qui semblait pressée par le temps.

— Un créneau pour vos beaux yeux, un oui radical, rétorquai-je sur un ton de marquis.

— Ça y est ! Maintenant que monsieur écrit des livres, il se met à parler en alexandrin. Allez, dépêche-toi parce que les séances commencent dans quarante minutes. Dans 10 minutes, je suis partie… soupira-t-elle en quittant l’encadrement de la porte.

— Attends, attends, j’arrive, j’arrive… m’exclamai-je en m’extirpant de mon siège.

Je rangeais rapidement la lettre d’Amena dans le deuxième tiroir de mon bureau et il ne fallait pas que je perde de l’esprit que je devais me dépêcher. Bérénice était capable de s’éclipser sans un bruit, juste pour me faire grogner. Je l’entendais marcher dans le couloir. Le parquet qui craquait sous ses pas m’indiquait qu’elle n’était plus très loin de la porte d’entrée. Je me dépêchais en manquant de peu de me prendre les pieds dans une pile de livres laissée, là, au milieu de mon bureau.

— Attends ! braillais-je pour gagner quelques précieuses secondes.

— Je suis comme saint Thomas. Je ne crois que ce que je vois… Moi, j’y vais… Je t’aurais prévenu.

— Ah, au fait ! si je te proposai un concert au Châtelet, ça te dirait ?


FIN

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