IV

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Osseni prépare une coupelle de nourriture sans éveiller les soupçons ; personne ne s’inquiète de sa perte, de son humeur maussade, du regard désespéré qu’il promène à la surface des choses. Ce silence au milieu des rires n’alarme personne, alors que les yeux affairés le croisent, lui, solitaire, abandonné, ténébreux, fantôme parmi les vivants.

Non loin du cercueil, il s’assied en tailleur à même le sol, présentant la coupelle dans la paume de ses mains. Il emplit d’air ses poumons, les yeux clos comme ceux de feue sa compagne, se concentre. Il essaie de formuler sa demande de mille façons : les mots, les idées se confrontent, se confondent. Alors, pour faire face à ce tourbillon qui menace de s’échapper de ses lèvres scellées, il donne un visage à Papa Legba, un visage différent de celui qu’il imaginait enfant, un visage qui s’impose à lui avec évidence.

Puis, il lui offre un corps, des muscles nerveux, des os saillants. C’est un vieillard glabre, vêtu d’un simple pagne brodé d’ornements comme il n’en jamais vu, un python autour du cou. Assis au centre d’un cercle de pierre, l’incarnation au regard glacé l’observe en silence, lui, Osseni. Quand ce dernier s’approche de cette vénérable entité, la nue devient rouge sang, verse une pluie d’encre blanche qui ruisselle sur son corps d’ébène. Le Lwa, qui dévisage Osseni, lève les bras au ciel qui s’assombrit puis tonne d’un coup. Des mains décharnées s’échappent alors de la terre poussiéreuse.

« Demande, susurre Papa Legba d’une voix caverneuse, qui de l’intérieur fait frémir le corps d’Osseni. Demande !

- Papa Legba, bredouille ce dernier, je m’excuse de ne jamais penser à toi ! De ne pas te reconnaître depuis l’adolescence. De ne plus rien t’avoir donné. Pardonne-moi mon ignorance, le chemin que j’ai pris. J’ai à te demander, aujourd’hui. J’aimerais que Houefa vive, quelque en soit le prix. Pour être à nouveau à ses côtés. L’entendre rire. L’aimer. J’aimerais… »

Dans son corps, comme un coup de poignard.

Une blessure au plus profond de la chair.

Noire, une nuit noire devant lui, au devant, et partout.

Le ciel et la terre en un seul fragment.

La douleur, plus féroce que jamais.

Le corps qui chancelle : la noirceur qui s’invite à l’intérieur, épaisse et fumante comme les entrailles d’un mammifère, puante comme un charnier exposé au zénith. L’harmattan qui souffle une poussière carnassière, qui dévore ses yeux, fouette sa peau, s’engouffre dans sa bouche avec un goût de fer, de sang.

Et de nouveau le silence.

La solitude.

Douloureuse vision ! Rêve d’un instant.

Lorsqu’il ouvre enfin les yeux, Osseni, malgré la douleur intense qui parcourt son corps, est soulagé d’avoir livré à cette vision sinistre son souhait le plus cher, à peine murmuré. Il espère trouver, dans les contours désormais familiers de cette sombre pièce, une Houefa plus vivante que morte, mais remarque que rien n’a changé, alors que tout semble différent, notamment sa coupelle, étrangement vide, si ce n’est une infime couche de poudre en son centre.

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