I

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Pleurer ne nourrit pas la terre. Pourtant, Osseni pleure face à l’horizon bleu bercé de lumières sourdes. Taries dans la poussière crasse du jour qui passe, effacées par le plomb du soleil, et ces pieds nus qui vont, ses larmes disparaissent au gré des paysages lents, et de la procession.

Puissants, les djembés martèlent au rythme de ses pas, les chants égrènent dans l’espace infini des airs de liesse. La joie se meut, transporte, anime ces pantins colorés et les rires ne cessent de retentir : à ses tympans, des piqûres bourdonnantes. Au milieu de cette foule désordonnée et bruyante, Osseni suffoque.

Comme hors du temps, et hors du monde, il est en proie à cette complainte silencieuse qui ne vibre qu’en lui, dans son corps affamé, un corps qui ne suit plus que sa partition.

« Il faut vivre, Osseni ! »

Mais vivre, il n’y arrive pas. Ce cercueil qu’il porte à bout de bras, aidé de Sourou, venu de l’autre côté de l’Ahémé avec Kadjola, n’est qu’une barque vide, celle qui dérivera vers les portes béantes d’un crépuscule sans fin, tout comme lui dérive depuis qu’elle s’est éteinte, quittant leur vie ce matin même à l’aube de ses vingt-quatre an.

Elle… Houefa, la femme pour laquelle il a quitté Djègbadji et les siens, ses racines. Houefa, la femme qui lui a donné un nouveau souffle alors qu’il ne vivait, pécheur, que d’un labeur sans fin, heureux sous les feux d’un soleil qui brûlait jusqu’à son ombre, épanoui de l’allant de cette boucle sans fin, fier de suivre comme chacun la marche du monde.

Houefa.

Qu’on vient de mettre dans le cercueil pour la veillée, et qui s’est laissée faire, sans un bruit.

Houefa…

Jamais il n’aurait pensé qu’une femme changerait à ce point sa vision du monde, et de lui-même, jusqu’à insuffler dans la mélodie de ses jours défunts de nouvelles symphonies : un amour inconditionnel et réciproque, celui qui vibre dans les regards, frissonne sur les lèvres, se multiplie dans les caresses.

Houefa n’est plus et les paysages dénudés, jaunes et poussiéreux, ces grands vides qui donnent de l’espoir aux enfants les moins aventureux, et rassurent les adultes par leurs horizons francs, ne sont plus que des batiks noircis par la braise, des prisons d’infini, des geôles oppressantes à ciel ouvert, dévorées de mouches, d’insectes et de silences poisseux.

Devant un verre de sodabi, Osseni fige à l’encre de son désarroi un visage désemparé qui n’est pas le masque du deuil, cette joie emportée, nécessaire puisqu’il faut laisser partir l’être cher sur un air de fête : telle est la coutume. Kadjola, cependant, le comprend et Sourou le soutient, malgré ses sourires larges comme la vie : il y a cet après, cette vie devant soi, la joie d’être là, et c’est ce que Houefa voudrait : voilà ce qui lui est murmuré par les bouches bavardes qui bourdonnent alentour. Des piaillements de plus en plus virulents. Un brouhaha.

Assailli par ces vérités qu’il refuse d’entendre, Osseni disparaît de cette fête qui se joue sans lui, pour rejoindre Houefa, seule dans une chambre ombragée. Penché sur son visage, il l’éclabousse d’une dernière larme. Il espère un instant qu’elle se ranime, de même que, de l’eau de pluie, végétation se meut, mais sa peau reste froide, son visage immobile. La pulpe de ses lèvres charnues, dont le pourpre cède peu à peu à un voile de grisaille, ne se ravive plus : le souffle n’y passe plus, les mots comme condamnés.

D’un pas lent, il se dirige vers l’Ahémé pour noyer en ses rives les fleuves de sa vie, et partir lui aussi, se dissoudre dans l’air, oublier cette cérémonie, cette mascarade nocturne qu’ils osent appeler tradition. Ces rires, ces chants, ces danses absurdes qui n’en finissent plus. Cette mort célébrée plus qu’une naissance. Demain, il lui dira au revoir, à jamais, l’oubliera peut-être un jour, le cœur serré, dans une vie qu’il subira sans doute, au gré de souvenirs douloureux. Peut-être que, parfois, sa voix retentira dans cette solitude nouvelle, au confluent des errances de sa mémoire. D’ailleurs, là voilà qui surgit ! Maintenant ! Il croit la percevoir en lui, quelque part au profond. Il désire tant l’entendre qu’il l’écoute, les yeux ancrés dans un abyme qui le submerge.

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