18 – Pseudo : Parenthèse - Un lieu fait pour les curieux -- Auteur incipit : Louklouk - Auteur texte : Noëli Thex

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Pourquoi Florentin, qui avait eu dix-huit ans la veille, s’était-il mis en tête, en ce neigeux premier janvier, de découvrir, à titre de « bonne résolution », le mystère de la maison d’en face, un magnifique hôtel du XVIIIème faisant face à celui (non moins beau) de sa famille, et rarement occupé ?

Officiellement ? Le défi que lui avait posé Juline.

Officieusement ? La jalousie qu’elle avait su provoquer en lui.

La conversation qu’ils avaient eue, un soir morose en revenant du lycée, lui trottait – lui cuisait – encore dans la tête.

– Comme j’aimerais rencontrer le propriétaire de cet hôtel ! s’était exclamée Juline.

– Voyons, tu le connais : c’est mon grand-père.

– Mais non, nigaud ! Je te parle du propriétaire de l’Érèbe, avait clarifié la jeune fille, avant de poursuivre avec un enthousiasme qui contrastait avec la moue boudeuse de son camarade : On m’a dit que c’est un homme puissant qui transcende les âges.

– Balivernes ! Bientôt tu me sortiras que c’est un vampire… Franchement, vu les rares clients qui y séjournent, cet établissement n’est pas un hôtel mais une brasserie tellement son propriétaire brasse du vide.

Florentin avait ricané, fier de sa saillie. Mais Juline l’avait vite refroidi :

– Eh bien, si tu en es si sûr, va le rencontrer ! Et profites-en pour le prendre avec ton Pola !

Florentin avait bougonné une vague excuse, et les deux lycéens s’étaient quittés en mauvais termes. Les tensions entre eux ne s’étant pas apaisées aux vacances, Florentin en avait profité pour observer l’Érèbe. Patiemment. Méticuleusement. En journée, seuls les flocons blancs qui se déposaient sur la façade animaient les vitres aveugles drapées de lourds rideaux noirs. Mais au cœur de la nuit, tandis que la lumière des réverbères vacillait, les fenêtres lui faisaient de l’œil : une tenture plus claire par-ci, un rideau fugacement relevé par là… Il y avait du monde dans cet hôtel, il en était certain.

À l’approche de la reprise, Florentin s’était décidé et avait franchi le pas, ou plutôt la rue. Mais face à la porte d’entrée, il hésitait. L’intérieur de l’hôtel était sombre, sans signe de vie apparent. Ne valait-il mieux pas passer par les cuisines, à l’arrière du bâtiment ? Un instant, Florentin s’imagina se frayer un chemin parmi les poubelles d’une rue aux relents d’urine et crocheter une porte dérobée... Non, très peu pour lui. Autant entrer dans l’Érèbe par la grande porte.

Cette dernière s’ouvrit sans difficulté dans un tintement sépulcral.

Dans l’obscurité du hall, une odeur de vieux accueillit le jeune homme, comme si la poussière des ans s’était imprégnée dans les meubles. Florentin attrapa son Polaroïd en bandoulière et prit une photo. Grâce au flash, il aperçut sur le comptoir de réception une lampe en laiton, qu’il alluma. Sous la lueur verte de l’abat-jour, d’innombrables paires d’yeux se rivèrent sur lui.

Florentin eut un mouvement de recul, mais se rapprocha vite lorsqu’il comprit que ceux qui l’observaient n’étaient que des personnages de tableaux. Des dizaines et des dizaines de portraits en buste recouvraient le mur, jusqu’à presque masquer son papier-peint baroque. Fasciné, Florian observa les êtres de toile. À en juger par leurs tenues, ils devaient être contemporains de l’hôtel – mais il était drôle de constater leur lointaine ressemblance avec les gens du quartier. Ainsi, la demoiselle sur sa gauche lui évoquait la mercière de la rue adjacente, tandis que le vieillard à ses genoux n’était pas sans lui rappeler l’ivrogne qui cuvait parfois sous les portes cochères.

Absorbé par ce jeu de sosies, Florentin sursauta lorsqu’on s’adressa à lui :

– Désirez-vous un thé, jeune homme ?

Il se retourna et se contint pour ne pas sursauter une deuxième fois. Après les yeux désincarnés, un croque-mort et un molosse ! Du moins, c’est ce qu’il pensa sur le coup. Après réflexion, il conclut qu’il avait affaire au propriétaire et à son animal de compagnie.

– Pardon, mais la porte était ouverte, alors… bredouilla Florentin.

– Vous avez bien fait, jeune homme, j’accueille tous les curieux. Je réitère donc mon invitation. Après tout, si vous êtes là, c’est que vous devez être pétri de bonnes intentions, dit l’homme avec léger sourire.

– Euh… oui. Et oui aussi pour le thé, se ressaisit Florentin en se souvenant du défi posé par Juline.

Et il suivit le propriétaire jusqu’au salon.

Le thé était délicieux. Confortablement installé dans un moelleux fauteuil en velours, Florentin le savourait autant que la conversation de son hôte. Malgré des dehors froids, M. Polydectès se montrait fort aimable – à l’image de Zerberus, l’attachante boule de poils qui se cachait sous l’imposant dogue. Son hôte était surtout intrigué par le Polaroïd, et sa capacité à produire des photos quasi immédiatement.

– Votre appareil tire aussi des portraits ?

– Bien sûr ! Tenez, voici le vôtre.

Florentin joignit le geste à la parole, trop content de prendre une photo de M. Polydectès sans paraître suspicieux – Juline serait enchantée. L’hôtelier observa le cliché avec attention, avant de déclarer :

– Quelle efficacité ! Quelle rapidité ! Quel rendu ! Avec autant de qualités, il est fort possible que je délaisse mon art habituel et que j’utilise à la place la magie de cet objet pour décorer le hall.

– Attendez… C’est vous qui avez peint tous ces portraits ?!

– Peint, c’est un bien grand mot… Disons qu’ils sont de mon œuvre, jeune homme.

Florentin en eut le souffle coupé. Littéralement.

Il ne le retrouva pas. Le thé, qui lui avait si agréablement réchauffé la gorge, engourdissait maintenant sa trachée, gelait ses gestes, cristallisait ses poumons.

Impuissant à lutter, il s’effondra.

***

Il se réveilla avec la sensation d’être plaqué par une force qui le tiraillait de toutes parts. Il voulut bouger, mais seuls sa langue et ses yeux lui obéissaient encore. Apercevant M. Polydectès, il cria, mais n’entendit que la voix de l’hôtelier se réverbérer dans la pièce :

– Ne parlez pas, malheureux, ou vous aurez les lèvres perpétuellement gercées !

Le maître des lieux tenait devant lui, plus grand et plus imposant que tout à l’heure. En un pas, il fondit sur Florentin, l’attrapa avec une force stupéfiante, et le suspendit au mur de l’entrée. Puis il se recula, admiratif :

– La lavallière vous sied à ravir, bien plus que votre vilaine écharpe ou votre affreux jean… J’ai eu raison de vous en débarrasser. De nos jours, les gens ne savent plus s’habiller.

Florentin jeta un regard affolé à sa personne. Comprenant ce qui lui arrivait, il hurla. Mais déjà l’index de M. Polydectès se plaquait sur ses lèvres pour sceller son désespoir.

– Ah, c’est malin, vous avez craquelé la peinture. Je vous avais pourtant prévenu. Par contre, je peux encore faire quelque chose pour cette coulure, là.

Florentin sentit le mouchoir brodé de M. Polydectès lui tapoter le coin de l’œil.

– Voilà, c’est tout de suite mieux. Ne vous inquiétez pas, vous sécherez vite. Surtout quand la demoiselle qui occupe vos pensées vous aura rejoint. Vous pouvez l’attendre, elle ne devrait pas tarder. D’où vous êtes, vous la verrez même arriver, dit-il avant de quitter la pièce.

Alors, Florentin attendit. De toutes façons, il n’avait plus rien d’autre à faire.

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