La prophétie du Chemin Voilé

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La nuit était belle. Sneaśda, qui pourtant ne goûtait guère les artistes, trop propices à lui faire de l’ombre ou à moquer sa beauté, avait cédé à la proposition du turbulent Ardaxe en acceptant d’inviter la guilde du Chagrin Nocturne pour égayer la soirée.

— Chagrin Nocturne ! Ne put-elle s’empêcher de grogner la Reine d’Hiver en se rasseyant sur son trône garni de fourrures blanches. N’aurais-tu pas pu inviter une troupe au nom plus gai, stupide eunuque ?

Ardaxe, dissimulant l’outrage sous un sourire, s’était feint d’une révérence.

— C’est une troupe amie, Ô plus belle des reines. Mais s’ils ne t’agréent pas, laisse-moi les renvoyer. Śimrod et moi irons fêter nos anciens camarades dans un bouge qui conviendra mieux à notre statut, évitant ainsi de souiller ton magnifique palais et de déranger ta nuit par nos vilenies, Magnificence.

Cette réplique, habile comme toujours, renversa immédiatement la situation.

— Des amis de Śimrod, tu dis ? Laisse-les venir, alors. Je ne vais pas priver mon maître d’armes d’une réunion avec ses anciens camarades, lui qui a si peu de distractions !

Śimrod avait en effet fait partie d’une guilde filidh étant jeune, ses parents étant des acteurs. Cela, Ardaxe me l’avait dit : c’était l’une des rares informations que je possédais sur le taciturne maître d’armes de la reine.

Donc, la guilde du Chagrin Nocturne vint prendre ses quartiers à la Cour. Leur nom faisait référence au dernier acte de la fameuse pièce du Calice Brisé, une tragédie supposée se dérouler dans un sombre et lointain futur. Ce passage désignait plus exactement le moment où le jeune Faehnur, rêvassant et regardant les étoiles sous un arbre en pleine nuit, a une vision de la trahison de sa mère et de la fin du monde. Le Chagrin Nocturne se targuait en effet d’avoir quelques dons de voyance parmi ses nombreux talents, et de dispenser de petits oracles à ceux qui leur offrait leur patronage.

— Encore des simagrées, que cela, protestait la Reine. Et que leurs costumes sont laids ! A-t-on idée de porter des oripeaux aussi ridicules ?

Mais elle se tut bientôt. Śimrod était de retour, et elle ne voulait pas insulter ses anciens amis devant lui.

Bien entendu, les troubadours insistèrent pour nous faire profiter de leurs services. Ils jouèrent quelques farces, effectuèrent avec un brio quelques danses. Puis soudain, l’artiste qui était censément leur mage et maîtresse ès illusions, Aillil Nuada, tomba en transe. Entrée en lévitation, les cheveux dressés sur la tête comme si elle effectuait une configuration, les yeux blancs, elle se mit à déclamer d’une voix d’outre-tombe devant le jeune Silivren, qui, exceptionnellement, avait été convié au château pour assister à la représentation. Aussitôt, l’un des bardes lâcha son instrument et s’empara de son livre-plume, qu’il ouvrit précipitamment pour pouvoir garder une trace des dires de l’oracle.

« Comme des ombres dans le noir, ceux qui sont tombés se rassemblent.

Deux fois les avertissements seront donnés, nourris par la fierté et la haine.

Notre démise sera large, mais la destinée peut être renversée.

L’un d’entre nous marchera sur une route séparée, suivant le fil périlleux de l’Ombre et de la Lumière : Némésis de l’Adversaire, fondateur de la Septième Voie.

Grâce à lui, des âmes perdues depuis longtemps se rassembleront à la renaissance des jours anciens, buvant, mais non consommées, prenant, mais donnant vie.

Dans les flammes de la rage de Naeheicnë, notre chagrin sera vengé, notre destinée accomplie perçant le coeur impie du Traître.

La lune pâle des voix oubliées se changera en un soleil forgé des flammes de guerres injustes, nourri de nos âmes et de nos rêves.

Légions, nos voies seront une.

La lame se lèvera au cri du héraut.

Le vide béant deviendra le chemin.

Aonaran, écoute, Arawn t’appelle : un murmure si féroce et puissant qu’il fera taire les étoiles à jamais ! »

Ayant dit cela, Aillil Nuada s’écroula sur place, inanimée. Le jeune Silivren s’approcha pour essayer de la ranimer, mais il fut brusquement poussé en arrière par Śimrod Surinthiel :

— Ne t’approche pas d’elle, pauvre fou, lui dit-il sévèrement. D’ailleurs, qu’est-ce que tu fais là ? Un hënnædel comme toi n’a aucune légitimité à se trouver ici. Retourne dans ton gîte, et ne te remontre pas ! Demain, je te ramène à Æriban.

Silivren, surpris du ton du maître d’armes et choqué par la scène qui s’était déroulée devant lui, ramassa son piwafwi et s’en alla, la queue entre les pattes. Amarië – la mère du jeune Silivren – se dressa, toute auréolée de noire colère.

— Pourquoi renvoie-tu mon fils ? s’emporta-t-elle, mécontente. Qui te donne l’autorité pour le faire ? Il avait le droit d’être là, et de participer à tout cela. Deux lunes que je n’avais pas vu mon petit, et il n’est arrivé qu’hier ! Et toi, tu me l’enlève à nouveau ?

Śimrod se tourna vers elle, les yeux étincelants.

— Te l’enlever ? Est-ce moi que tu accuses de ça ? Qu’est-ce que t’imagines, idiote ! Tu crois que tu pourras voir ton fils s’il se fait embrigader par les belles promesses d’une guilde filidh ? Tu crois que tu pourras le toucher, ou même lui parler, quand il mettra le masque maudit ? C’est ça, que tu veux pour lui ? Sa mort prématurée ne te suffit pas, tu veux également le vouer à des tourments éternels ?

Toute l’assistance était stupéfaite, bouche bée devant la violence des paroles de Śimrod Surinthiel, pourtant connu pour être particulièrement discret et silencieux. Même Sneaśda n’osa pas intervenir. Réduite au silence par le menaçant maître d’armes, Amarië quitta la salle, suivie d’Ardaxe qui échangea un regard dur avec Śimrod.

— Toi… murmura le susnommé, un doigt pointé sur son ami. Si tu me trahis… !

Ardaxe secoua lentement la tête. Il avait l’air désolé. Appuyés contre le mur, les acteurs du Chagrin Nocturne assistaient aux échanges en silence, ayant l’air d’attendre le dénouement.

— Alors ? eut l’audace de demander le chef de guilde.

Śimrod vissa sur lui un regard incandescent.

— Jamais, gronda-t-il entre ses dents. Jamais vous ne l’aurez. De toute façon, il sera mort avant. Trouvez quelqu’un d’autre !

L’acteur haussa les épaules d’un air nonchalant, et il prit la suite des deux derniers sortants, entraînant toute sa troupe avec lui.

Personne n’avait compris ce qui venait de se passer. Se levant de son trône, Sneaśda frappa dans ses longues mains blanches.

— Voilà ce qu’il se passe lorsqu’on fait appel à ces illusionneurs d’ennui. Ce coquin d’Ardaxe m’avait fait croire que ces saltimbanques comptaient parmi vos amis. Bien sûr, je n’en ai pas cru un mot, mais il a tellement insisté ! Vous savez comment sont les eunuques urdabani : plein de lubies bizarres, qu’on n’ose pas trop contrarier.

Śimrod tourna son regard étincelant vers elle.

— Cessez d’insulter mon frère-de-sang, dit-il d’un ton glacial. Ardaxe, lui non plus, n’a pas choisi son destin !

La malheureuse Sneaśda devint encore plus blanche qu’elle ne l’était déjà.

— Śimrod ! murmura-t-elle. Reprenez-vous. Parler ainsi à une Reine !

Mais Śimrod Surinthiel était loin de vouloir rendre les armes.

— Faites-moi fouetter si ça vous chante, lâcha-t-il insolemment. Cela n’invalide en rien la vérité que je viens d’énoncer.

Bien que ses gardes se soient avancés, Sneaśda n’osa pas punir son maître d’armes. Elle se vengea peut être d’une autre façon, mais de cela, je n’ai pas eu connaissance.

L’oracle qui fut donné ce soir-là par Aillil Nuada, sibylle du Chagrin Nocturne, fut connue plus tard sous le nom de « prophétie du Chemin Voilé ».

Alatorínn-chant-de-ruisseau, Mémoires d’une barde aux 21 Royaumes.

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