Elohar

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« Aidez-moi, je vous en prie ! »

Les yeux suppliants de la jeune humaine étaient brillants, comme remplis d'une myriade de diamants. Même si je peux comprendre la fascination que ces fragiles et farouches créatures exercent sur mes congénères, je n’ai jamais été attiré par les humaines. Ni par aucune autre femelle, quelle que soit son espèce. De toute façon, si je l’avais été, qu’est-ce que cela aurait changé pour moi, à qui on a retiré les prérogatives de mâle depuis longtemps déjà ?

Cependant, il faut reconnaître que cette esclave était jolie. Avec ses immenses yeux d’ambre, mais surtout cette chute de reins à damner un eunuque (ah ah !) et cette croupe ferme que Śimrod devait adorer pétrir pendant l’acte… Connaissant mon ami comme je le connaissais, j’étais sûr qu’il octroyait à ce fabuleux fessier l’attention qu’il méritait. Et puis entre nous, porter une petite estocade à cette péronnelle de Sneaśda était trop tentant pour que je passe mon chemin.

Mon rire joyeux déstabilisa la jeune femme. Elle me regarda, suppliante, mais dans ses yeux noirs, je pus voir la lueur de défiance qui avait fait succomber le terrible maître d’armes de Sneaśda.

« Pourquoi t’aiderai-je ? lui demandai-je en jouant avec le pommeau en os de mon sigil. Qui te dis que je soutiens la dissidence, et ne suis pas fidèle à la Haute Reine ? Tel que tu me vois, avec ma peau noire, mon crâne semi-rasé et mon visage balafré, je reste un ædhel. Pourquoi prendrai-je le moindre risque pour une esclave humaine ? Qu’ai-je à y gagner, si ce n’est des ennuis ?

La jeune femme mordit ses lèvres asséchées par la détention. Je sentis qu’elle hésitait.

— Vous êtes Ardaxe d’Urdaban. On dit – j’ai entendu dire – qu’en cas de véritable problème, lorsque tout parait vain et sans issue, c’est à vous qu’il faut s’adresser. Que vous venez toujours en aide aux démunis et vous targuez d’embrasser les causes les plus désespérées. Il paraît que vous entrez et sortez d’Ælda à votre guise, sans l’aval ni même la connaissance de la reine… On dit également que vous êtes le frère juré de Śimrod. C’est lui qui m’a dit tout ça : Si tu as un problème un jour, va voir Ardaxe...

— Tu dis des choses bien dangereuses, la prévins-je. Surtout en tant qu’esclave, et femelle m’ayant expulsé du khangg de mon amant favori ! »

Je désignai son collier. Même sans y poser mon sigil, je pouvais sentir qu’il était saisi par un puissant dwol. Tenter d’y toucher aurait tué cette fille sur le champ, et moi avec, probablement.

Elle ne disait plus rien. Cette humaine devait savoir qui Śimrod avait été pour moi. Elle savait mieux que quiconque ce que j’avais perdu à cause d’elle. Oui, il aurait été satisfaisant de la voir exécutée, elle et ses petits. Même la peine de Śimrod aurait été appréciable.

Un rapide regard aux alentours me renseigna sur la situation. Anifaë se trouvait non loin, il pouvait toujours me prévenir si un aios ou tout autre obligé de la reine arrivait. On avait laissé cette fille seule dans le patio, en attendant que Tintannya sorte de son bain et sois prête pour l’audience. La vieille rostre, comme d’habitude, prenait son temps.

De nouveau, mon regard se posa sur la dénommée Elohar. C’était indéniablement une belle fille. Grande, pour une humaine, et forte, de physique comme de caractère. Les gens de la reine l’avaient dépouillée de tout les atours somptueux qu’elle portait, mais même ainsi, vêtue d’une simple tunique de lin, son crâne rasé à blanc et portant pour tout ornement la marque de propriété de Śimrod – deux traits noirs au coin inférieur des paupières – elle restait superbe. Dans le creux de ses bras, elle serrait contre elle le panier de la honte, le fameux objet de litige qui lui valait d’être ici aujourd’hui, devant les portes d’airain du royaume d’Arawn.

« Donne-moi tes petits, lui dis-je alors. Je ne peux rien pour toi – ton collier est marqué par de trop lourds enchantements, même pour Ardaxe d’Urdaban, et nous n’avons pas assez de temps. Mais, je peux sauver tes enfants. »

Je la sentis hésiter. Elle ne voulait pas se séparer d’eux. Quel instinct maternel puissant et admirable chez ces mères humaines ! Ce n’était guère étonnant qu’on les prenne comme nourrices.

« Śimrod…

— Śimrod ne peut rien pour toi non plus, la coupai-je brutalement. Sneaśda a bien prévu son coup : elle a attendu qu’il soit envoyé à l’autre bout de l’Autremer pour vous dénoncer. Lorsqu’il reviendra, tu seras déjà morte, et vos petits aussi. Pour toi, nul salut. Je ne pourrais sans doute pas non plus ramener à Śimrod sa progéniture : sois sûre qu’il sera convoqué ici séance tenante dès son retour, et qu’on lui contera une belle histoire pour justifier ta disparition et celle de vos enfants. Bien sûr, je pourrais tout lui dire… Mais ai-je envie de provoquer une guerre civile, comme cela s’est passé il y a dix mille ans, au Temps des Troubles ? Tu es une esclave à la vie courte, tu ignores notre histoire. Les Cours sont en paix aujourd’hui, mais il fut une époque où tous les clans s’écharpaient gaiement, et où on ne pouvait pas faire un pas sur Ælda sans se prendre un coup de lame ou subir le baiser brûlant du feu féérique. Les pavés de Tiraslyn étaient noirs d’os calcinés et de cadavres, les dwols fusaient dans la nuit et les wyrms dévoraient les ennemis de leurs amis. Si je dis à Śimrod la vérité sur ta disparition, que se passera-t-il, à ton avis ? Il affrontera Sneaśda, Tintannya, leurs gens, tout ceux qui les soutiennent de près ou de loin et se retrouvera bien vite avec toute l’académie d’Æriban sur le dos, comme Malenyr-le-Maudit avant lui. Son corps sera écorché et exposé en haut de la Tour de la Honte de la même façon que l’a été celui du traître, et tous ses proches – moi, son frère juré, compris dans le lot – punis de bannissement. Mettons qu’il s’en sorte contre la daoinë sidhe au grand complet – dans laquelle sert son propre fils – et arrive à tuer les 87 aios et l’as sidhe lui-même, crois-tu que Śimrod sera heureux pour autant ? Non : une fois sa vengeance assouvie, il mourra de muil, ou se jettera dans la bouche de la Montagne du Temps. Dans tous les cas, je perdrai mon meilleur ami, et probablement tout ce que j’ai. Quant à toi… Tu seras déjà morte depuis longtemps. Alors tout ce que j’ai à te proposer, c’est la vie de tes enfants, fille des larmes et de l’oubli. »

Elle baissa la tête, résignée. Elle avait compris, et s’était rangée à mes arguments.

Le temps jouait contre nous. L’Elohar de Śimrod avait utilisé la bague que j’avais donné à mon frère juré pour me convoquer ici, en dernier recours, et j’étais venu. Mais Tintannya n’allait pas rester éternellement à se faire ravaler la façade par ses dames d’atours : il y aurait bien un moment où elle allait quitter son bain, s’asseoir sur son trône et rendre son cruel jugement.

Je sortis un sac de mon piwafwi, que je lui tendis.

« Mets-les dedans, lui instruisis-je. Vite ! »

Soudain prise par l’urgence, Elohar ouvrit le panier précipitamment et en sortit les huit petits de sa portée, un à un. Elle les serra tous contre elle, versant une larme silencieuse.

« On les as nommés… commença-t-elle.

— Mieux vaut qu’ils prennent une nouvelle identité, l’interrompis-je. L’Amadán les renommera. Allez. On n’a pas beaucoup de temps. »

Le code caractéristique d’Anifaë venait de retentir. Trois longs sifflements, qui imitaient ceux d’un petit wyrm au nid. Trois aios au service de la reine approchaient.

Une fois tous les petits dans le sac, je le refermai, puis glissai ce dernier dans mon chapeau, que je replaçai ensuite sur ma tête. Puis je jetais huit cailloux endwollés dans le panier. Le geas ne durerait que quelques temps, mais cela serait suffisant.

Que des yeux crédules soient abusés, murmurai-je du bout des lèvres en croisant mes doigts selon les passes correspondantes. Que ces petites pierres prennent la place de ce que je veux le plus. Que parmi l’assistance nul ne se rende compte de rien. Que la pierre noire saigne comme la chair...

L’humaine était sur son banc de marbre, les bras étroitement croisés le long du corps, prostrée. Bizarrement, je me sentis envahi par un sentiment inédit en la regardant : la commisération.

« Tiens, lui dis-je en retirant le cristal-cœur pendu à mon cou. En souvenir de mon amitié avec Śimrod, je vais te faire un dernier cadeau.

Elle releva les yeux.

— Non, murmura-t-elle en secouant la tête vigoureusement. Je ne peux pas accepter cela ! Je sais ce que ces cristaux représentent pour le Peuple.

— Je n’en ai pas besoin dans l’immédiat, la rassurai-je. Alors que toi, oui.

Je lui passai la grosse opale autour du cou.

— Au moment de mourir… Prie Amarriggan de t’accorder la réincarnation que tu mérites. Et pars en sachant que l’Amadán a pris tes enfants dans son piwafwi.

Les yeux brillants, la jeune humaine releva son beau visage vers moi.

— Je la supplierai de me faire retrouver Śimrod et nos enfants, à nouveau », dit-elle avec une nouvelle assurance dans la voix.

Elle ne pleurait plus.

Ardaxe d’Urdaban, Ce que j’aurais à dire à mes détracteurs, entrée XXVII

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