Lettre à un.e inconnu.e

Image de couverture de Lettre à un.e inconnu.e

Salut,

Une promesse mutuelle avec une vieille amie me pousse à t’écrire cette lettre. Je la déposerai dans la nuit à Perpignan, calée sous le cendar d’une table de café. Celui réputé pour la richesse de ses livres ésotériques en libre accès. Je ne sais pas qui tu es, toi qui tomberas sur mes quelques mots. Peu importe, si tu viens boire ton café ici, c’est que quelque part on se ressemble.

Il est vingt heures trente, ma dernière soirée en France. Je t’écris d’un autre bar, similaire cependant, dans une grotte au pied des Pyrénées. De l’extérieur, on ne devine pas le lieu. Aucune pancarte, pas de terrasse. Il paraît être une vieille maison taillée dans la montagne, laissée à l’abandon. Un étroit chemin en pierre nous y amène, avant de disparaître dans la nature. Sur la porte d’entrée, rouillée par le temps, sont gravés deux serpents formant le nombre douze. Seuls les habitués et invités la franchissent. À l’intérieur, une atmosphère sauvage, presque animale, s’y dégage. De simples bougies éclairent les murs froids de la grotte. On aperçoit dans la pénombre quelques tableaux anciens, tous ensanglantés d’une façon ou d’une autre. Au-dessus de ma table, une toile accrochée à une chaîne en fer vibre au passage des serveurs. Une dame en robe rouge, peinte sur un fond à l’apparence crade, essaie de s’en échapper. Sa bouche ouverte, ses dents vampiriques hurlent sa douleur. Sur le comptoir, au côté de la carte des boissons traditionnelles du lieu, une brochure ornée de dentelle noire présente les objets sexuels en vente à l’étage. Des salles illuminées par les forces qu’elles dégagent accueillent les couples et toutes personnes voulant tester de nouvelles expériences.

À mon entrée, la serveuse squelettique au teint blafard m’a tendu la spécialité du bar. Sur un plateau en cuivre gravé de symboles obscurs, un joli verre au rebord argenté qu’elle a soigneusement rempli d’une louche de sang et un shooter de sperme assorti d’une poudre de racine végétale au choix. Passage obligatoire, c’est le rituel. Une dose d’essence humaine…

On est à La Sanguinale. Ici, le temps et les distances s’oublient. Les esprits se rencontrent, se percutent entre eux pour ne devenir qu’Un. Lieu idéal pour t’écrire, pour un dernier moment de contact avec l’humain. La mort est acceptée et comprise de tous. Les âmes qui s’y aventurent sont toutes conscientes de ce qu’elles sont. Des âmes en errance prêtes à revenir à tout moment, à retrouver enfin la vraie lumière. Cette lumière perdue, oubliée par beaucoup.

T’écrire me soulage. Cette lettre annonce la fin d’un bonheur bloqué par la chair, par le temps. Mon corps m’étouffe et m’emprisonne. Je ne mange plus, je ne l’alimente plus. La bouffe est un poison qui me ramène les pieds sur terre, avec son lot d’émotions, d’angoisses, de bruits infernaux… Le manque de nourriture me rapproche chaque jour un peu plus d’où je viens. Je ne suis pas d’ici. Mon enveloppe se dégrade lentement. Je rejoins en douceur ce monde léger, celui où l’intensité de la paix, le bonheur, l’amour infini ne peuvent être décrits. Ce monde où l’on est le Tout.

La vie d’humain ne correspond pas à ce que l’on est, ces esprits enfermés dans ces machines détruites. La serveuse me regarde de son comptoir poser mes mots sur papier. Ses grands yeux livides paraissent vidés de toute forme de vie humaine. Elle aussi est en attente, c’est évident. Je me demande quel déclic la poussera à franchir la barrière, à lâcher prise. Cette femme me fait mal. Les entités du bar sont pour la plupart très aimantes, le cœur sur la main. Au fond, un vieux monsieur portant une longue barbe grise tressée nous observe en silence d’un regard inquiet, impuissant. Ses yeux bleus me mettent face au malaise que j’impose malgré moi à chaque nouvelle rencontre…

C’est justement pour épargner à mon entourage la vue de mes yeux cadavériques, de mon corps misérable, que j’ai décidé de prendre le large. Me prendre en main, me bouger enfin, pour rejoindre la fréquence qui me correspond. Je prendrai le train, demain à l’aube, pour l’étranger. J’emporterai un gros plaid, quelques bougies et la reine des plantes meurtrières. Je connaissais un village abandonné là-bas, perdu au milieu de grands arbres. Oublié de toute civilisation. Bel endroit pour y passer ses derniers jours, bercé par les vibrations du Tout. Ce Tout qui m’extirpe peu à peu de mon fardeau. Je le sens tirer mon âme accrochée.

D’apparence détruite et finie, je m’en vais rejoindre le réel.

Je te remercie d’avoir pris de ton temps, certainement précieux, pour lire ces quelques mots qui te sont adressés. Et… Sache que l’on se rencontrera.

Pepita

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