13.

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- Merde ! merde ! merde ! criait Abdoulaye dans les couloirs.

- Tu vas te calmer, répondit Mansour qui lui aussi, était énervé.

Les deux enquêteurs étaient sortis de leur bureau, après l’interrogatoire qu’ils avaient fait subir à leur suspect. C’était un échec critique qu’ils avaient essuyé face à elle. Une défaite que Mansour admettait, mais qui faisait mal à Abdoulaye. Il tremblait de colère, lui ? Non, il en doutait. Peut-être était-ce tout le café qu’il avait bu, comme elle l’avait suggéré. Il n’en savait rien et tout cela le frustrait encore plus. Il se mit dos au mur et se prit la tête entre les mains pendant quelques secondes, avant de les frotter frénétiquement contre son visage comme pour se ressaisir.

- On la place en garde à vue, dit soudain Abdoulaye.

- Non, non, non, non, protesta son collègue, il n’y a pas moyen que ça arrive, tu m’entends ?

- Arrête, Mansour ! Tu sais que c’est notre seul moyen pour remédier à cette situation.

Mansour fronça les sourcils.

- Cette situation dans laquelle TU nous as foutus.

- Tu prends sa défense ?

- Je ne prends pas sa défense, espèce d’abruti, le problème ce n’est pas elle, mais c’est toi, bordel de merde !

- Je n’ai aucun problème.

- Ah bon ? On en parle, de ce qui s’est passé à l’intérieur ! On devait l’interroger tout simplement et utiliser les incohérences de son récit pour lui faire cracher le morceau. Mais non, tu te comportes comme un putain de bleu et tu l’accuses du meurtre de son patron. Qu’est-ce que tu cherchais à faire ? A cause de toi, elle est sur ses gardes et si elle avait quelque chose à nous dire, c’est mort. Je veux des explications, sinon tu peux être sûr que cet interrogatoire était le dernier pour toi !

Abdoulaye se calma un instant ; il admettait qu’en effet, cette situation était en partie de sa faute. Si elle les avait traités d’incompétents, c’est parce que lui, cette fois-ci, n’avait pas été professionnel. Il ne pouvait pas tout mettre sur le compte du manque de sommeil, même si cela jouait beaucoup. Il y avait bien autre chose, mais peu de personnes étaient au courant. Mansour avait assisté à la scène, il se doutait bien de quelque chose, et Abdoulaye avait compris qu’il ne pourrait pas lui cacher éternellement la vérité. Il prit une énorme bouffée d’air et inspira du courage, avant de révéler à son ami :

- Aaaaah… tu n’as pas tort, admit-il, je ne sais pas ce qui m’a pris.

- Bien sûr que j’ai raison, répondit-il sur un ton amical.

- Sur le coup, je pensais qu’on aurait pu boucler toute cette histoire sans avoir à en parler, mais là, c’est devenu un peu difficile, n’est-ce pas ?

- Mon frère, tu peux tout me dire, tu le sais.

Il prit un moment pour réfléchir à ce qu’il allait faire puis se lança

- D’accord … Tu as surement compris déjà que cette Malika Ndiaye reste impassible devant une figure d’autorité. Elle montre de l’insubordination et de l’irrespect, allant même jusqu’à la minimisation ; il est impossible de savoir à quoi elle pense, car elle ne montre aucun signe facial, d’où l’impossibilité de savoir ce qu’elle ressent.

Tout ça, Mansour l’avait saisi, il avait vu qu’il était impossible de discuter avec elle, de passer par ses sentiments, ou d’utiliser des astuces pour mettre à l’épreuve sa patience.

- La raison est simple. Malika Ndiaye est une sociopathe.

- Une sociopathe ? répéta-t-il surpris.

- Oui, elle ne dissimule pas ses émotions, elle n’en a tout simplement pas. Elle les simule. C’est un trouble de la personnalité antisociale, caractérisé par une tendance à l'indifférence vis-à-vis des normes sociales, des émotions et/ou des droits d'autrui, ainsi que par un comportement impulsif. Elle est incapable d’éprouver de l’empathie ou d’autres émotions de ce genre. C’est un monstre froid qui n’a aucune pitié.

Mansour se rendait compte à ce moment-là, qu’il ne savait pas grand-chose de cette Malika pour qui il croyait s’être lié d’amitié. Les quelques sourires qu’elle lui avait rendus la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, étaient tous faux. Il se refusait à le croire.

- C’est impossible. Ce genre de personne n’existe que dans les films.

- Je sais ce que je dis, renchérit Abdoulaye, tu te rappelles, on a fait nos trois années de lycée ensemble. Même si elle commençait à parler, il serait impossible de savoir si elle nous dit la vérité. Si elle joue un grand rôle dans cette histoire, il faudra la garder ici pour glaner plus de preuves.

- Comment peux-tu en être aussi sûr, Abdoulaye ?

Abdoulaye s’était arrêté de parler, comme s’il redoutait ce qui allait suivre. Mais, il avait conscience que comme il avait commencé, il ne pouvait plus faire marche arrière.

- Mansour, je l’ai vue faire des choses que même toi tu ne pourrais pas soupçonner chez elle, des choses horribles …

« Comme je te l’ai déjà dit, nous avons partagé la même classe depuis la seconde. Cependant, je l’avais déjà rencontrée dans les marchés de fripes, s’achetant de nouveaux habits. En classe, elle était tout simplement la meilleure, elle avait un excellent français, était cultivée et même en éducation physique, elle était au top. La plupart des garçons ne voulaient sortir qu’avec elle, mais ils se faisaient tous rejeter, c’était systématique. Peu à peu, les gens ont commencé à se rendre compte que quelque chose n’allait pas avec elle, et se sont éloignés d’elle progressivement ; elle ne parlait jamais à personne, elle ne portait aucun intérêt à personne. Tout l’ennuyait. Pour ma part, je ne l’ai jamais vraiment approchée, ce que j’entendais à son sujet et ce que je constatais me suffisait largement. De plus, j’avais fait la connaissance de notre responsable de classe Codou Diagne. Elle était le genre de personne qui savait animer une classe. Personne ne se sentait mis à l’écart, et elle s’occupait de tout le monde. Elle était gentille et avait de la compassion et appréciait tout le monde. Même si elle n’était pas aussi jolie que Malika, elle me plaisait beaucoup. C’était la seule qui me prenait au sérieux et m’encourageait, quand je lui confiais mes objectifs de carrière. Et finalement, j’avais fini par remarquer qu’elle aimait bien passer du temps avec moi. Quand je l’ai compris, je me suis lancé et je lui ai demandé de sortir avec moi. Codou était surprise et j’ai dû attendre longtemps avant qu’elle n’accepte. Elle était heureuse et chaque jour, dès que je le pouvais, j’essayais de la faire sourire. Nous nous encouragions mutuellement pour toutes les activités ; c’était elle la meilleure en éducation physique, et elle m’aidait du mieux qu’elle pouvait dans les matières scientifiques. Plus tard, j’ai découvert que sa meilleure amie, c’était cette fille, Malika. Elle m’avait dit qu’elle louait à son père, une petite chambre au fond de leur cour. Elle habitait littéralement chez eux, c’est comme ça que leur amitié est née. Nous étions en terminale quand tout a basculé, quand rien ne fut plus jamais pareil. C’était vers la fin de l’année, les examens approchaient, et j’étais sorti avec des amis ce soir-là, pour me décontracter après une longue session de révision. Nous rentrions chez nous en empruntant le chemin qui passait devant chez elle. Plus nous nous approchions, plus le nombre de personnes s’intensifiait, je commençais à distinguer des projections de lumières bleue et rouge sur les murs des maisons aux alentours. Je commençais à appréhender ce que j’allais découvrir. Au bout de la rue, j’aperçus des voitures de la Gendarmerie et l’ambulance des pompiers qui stationnaient devant la maison de Codou. Je voyais des gendarmes embarquer un homme dans leur voiture. J’avais laissé mes amis derrière depuis longtemps et je me frayais un chemin entre tous ces badauds. J’avais mal au cœur, je ne pensais plus correctement, j’avais peur, dans ma tête je n’arrêtais pas de prier. J’avais réussi à pénétrer dans la cour de leur maison, sans me faire arrêter. Quand je suis arrivé au fond de celle-ci, devant la porte d’une pièce, était disposé un corps recouvert d’un drap. Le sang passait au travers. Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite su qui était en dessous. Je n’avais pas besoin de le soulever. C’est fou, je n’arrive plus à me rappeler ce que j’ai fait après ça. Je pourrais me rappeler de toute la soirée, sauf de cette partie. Quoi qu’il en soit, toute la classe était en deuil tout le reste de l’année. Nous étions tous traumatisés par la mort de Codou, certains ne venaient plus en classe. A son enterrement, nous étions tous présents, nous tenions tous à y assister. Tout le monde y était, sauf Elle. Sa meilleure amie n’avait même pas daigné venir à ses funérailles, et en classe elle était la seule qui n’était pas affectée par sa mort. Deux jours plus tard, durant une pause que nous passions en classe, une des amies de Codou – une certaine Seynabou – et trois autres filles, l’avaient prise d’assaut. Très vite, la dispute avait commencé.

- Tu te prends pour qui, hein ?

- Pourquoi tu n’es pas venue à son enterrement ? demanda l’une des filles.

- Je n’en avais pas envie.

Cette réponse sidéra tout le monde. J’étais le premier choqué. Codou n’avait pas arrêté de son vivant, de prendre sa défense, et c’était de cette manière qu’elle la remerciait !

- Toi, tu n’es rien, finit par dire Seynabou, Codou traînait avec toi juste pour te donner un semblant d’importance, tout simplement parce qu’elle avait pitié de toi. Toujours dans ton coin à ne parler à personne. Tu es bizarre, tu le sais. Elle jouait les bonnes amies pour que tu puisses t’intégrer dans cette classe, mais visiblement, tu es un cas social qui lui a bien fait perdre son temps.

- Je n’ai jamais demandé qu’on ait de la compassion ou de la pitié pour moi, ou que l’on vienne me parler, ou qu’on vienne me proposer une amitié. Je n’ai pas besoin de tout ça, je n’en ai jamais eu besoin. C’était ça le grand problème de cette idiote, elle ne savait jamais rester à sa place. Toujours à se mêler des affaires des autres. Pas étonnant que c’est ce qui l’a tuée !

Quand elle avait dit ça, mon corps tremblait de colère, tout ce que je voulais, c’était lui faire ravaler sa langue, quitte à ce que je me fasse renvoyer ou que l’on me traite de poltron à vie, pour avoir frappé une femme, mais je voulais la faire payer. Seynabou, cependant, avait été plus rapide que moi et l’avait giflée au moment où je m’avançais. Le bruit de la gifle avait retenti dans toute la salle et tout le monde regardait la scène pour en suivre le déroulement et prendre parti contre Malika. Mais, elle ne réagit pas. Elle se contenta de nous fixer tous, avec ce même air ennuyé, et était juste retournée à sa place. A la descente, le soir même, nous empruntions tous le même chemin. Je rentrais à la maison en pensant à ce qui s’était passé un peu plus tôt. Sur le trottoir d’en face, Malika marchait et devant elle, le groupe de Seynabou papotait comme à son habitude. J’ai raconté çà à peu de gens, car même moi je ne comprenais pas bien comment les événements s’étaient enchaînés, et comment tout çà avait pu tourner aussi mal, si vite. Malika marchait rapidement pour rentrer chez elle. Elle les avait dépassées, puis s’était arrêtée pendant quelques secondes, et après s’être retournée lentement sans crier gare, elle s’était jetée sur Seynabou, l’avait plaquée au sol et rouée de coups. Ses amies avaient essayé de s’interposer, mais elles se prenaient des coups et du sable. Malika avait le dessus. Elle lui avait cassé le nez avec ses poings et continuait en lui saisissant la tête et en la frappant contre le sol. Son visage était déformé par la rage, ses mains étaient ensanglantées. Les amies de Seynabou avaient toutes fui. Des passants avaient réussi à les séparer. Seynabou était inconsciente et on essayait d’éloigner cette furie d’elle. Quand celle-ci reprit conscience, Malika réussit à se libérer de l’étreinte qu’on lui imposait, traversa la rue à toute vitesse et se dirigea vers moi cette fois-ci. Je me suis surpris à ce moment-là, à trembler ; ce n’était pas de la colère, mais de la peur. Elle ne hurlait pas et elle n’insultait personne. Elle était silencieuse. Elle me dépassa et prit un morceau de brique qui provenait du chantier devant lequel je me tenais. A ce moment-là, les passants qui aidaient Seynabou à se relever, foncèrent sur Malika pour l’arrêter, en criant : « arrêtez- la, c’est une folle !! Elle va la tuer !! ». Seynabou en profita pour s’enfuir. Les gendarmes et les pompiers vinrent plus tard pour l’évacuer ».

Il en avait terminé avec son récit. Abdoulaye n’avait eu aucune envie de faire remonter tous ces souvenirs. Il aurait préféré ne pas les déterrer. Il aurait voulu ne pas repenser à la mort de la seule femme qu’il n’ait jamais aimé, Codou. Mais, en fin de compte, ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne resurgissent. Mansour lui, n’avait rien dit et s’était juste contenté de l’écouter raconter son histoire. C’était la première fois que le jeune enquêteur s’était autant confié à lui, mais lui, aurait voulu que ce soit dans d’autres circonstances. Parler ainsi de la mort d’une personne qui lui était si chère, devait être pénible.

- Et il n’y a eu aucune suite ? finit-il par demander.

- Les parents de Seynabou n’ont jamais porté plainte contre elle.

- Et Malika ?

- Après l’incident, nous pensions tous qu’elle avait été internée dans un hôpital, comme elle s’était absentée pendant une semaine. Mais elle était revenue, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Les gens ne s’approchaient plus d’elle, des rumeurs comme quoi elle était possédée, circulaient un peu partout.

Mansour se sentait un peu désolé pour tout le monde. Mais, il fallait prendre une décision, et vite. Cette enquête devenait trop compliquée ; lui qui pensait qu’il serait facile de retrouver le coupable, il était maintenant face à d’importantes décisions à prendre.

- Tu sais ce que cela implique, si on la met en garde à vue ?

- Comme elle est suspectée de meurtre, ça nous laisse beaucoup plus de temps pour trouver plus de preuves.

Mansour expira un bon coup, avant de dire :

- J’espère que tu sais ce que tu fais, et que tu ne te laisseras pas emporter, Abdoulaye.

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