Moi.

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Expirer, inspirer, la respiration prânâyâma va m’aider à m’ancrer dans le réel.

Où suis-je ? Je suis dans la villa que j’ai héritée de papy. Elle se situe dans la Mouzaïa. C’est une des rares maisons individuelles sans mitoyenneté de Paris. Je me trouve dans le salon assise sur une chaise, devant… Bon, ça suffit pour le lieu. Reconstruis-toi !

Expirer, inspirer, faire le vide… Je me recentre sur moi.

Qui suis-je ? Je suis Julie. Je suis jolie. Je suis même une belle femme. J’ai vingt-huit ans. J’ai un frère aîné, Étienne. Il y a huit ans que nos parents sont décédés. Sous le pseudonyme de Rakuyama Kazu, je suis l’auteure de la série de romans de fantasy nippo-médiévaux pour la jeunesse dont Aneko est l’héroïne. Je suis sportive. Une fois par semaine, j’étudie le kenjutsu de la koryū Hyōhō niten ichi ryū, au dojo de Vincennes. Chaque jour, je consacre une demi-heure au yoga.

Expirer, inspirer, faire le vide… Je me replace dans le cours du temps.

Quelle est la dernière chose remarquable dont je me souviens ?

Ah ! Oui, lundi soir, le président a annoncé que dès le lendemain à midi, et pour quinze jours au moins nos déplacements seront très fortement réduits.

Mardi à onze heures trente, on a sonné au portail. C’était Paul, il n’avait plus de train pour rentrer à Orléans. Il demandait l’hospitalité « en tout bien, tout honneur », juste le temps d’organiser son rapatriement dans le Loiret. Demain au plus tard je serais parti, a-t-il dit. Tu ne peux pas me laisser dehors, j’ai besoin d’une attestation de déplacement dérogatoire ! S’il te plaît, tu vas au moins m’en imprimer une, a-t-il plaidé. Je l’ai laissé entrer. Tu n’aurais pas dû ! Lâche-moi ! Ne pas perdre le fil.

Impossible d’obtenir ce document : interieur.gouv.fr, pas de problème, mais tous mes clics, sur le lien, se concluaient par un « 408 Request Timeout ». On réessayera demain, si tu veux bien m’héberger pour cette nuit ? De toute façon, je n’ai trouvé personne pour venir me chercher. Il était souriant, aimable, amusant avec ses mimiques. C’était le Paul de notre rencontre, nous avons passé un après-midi agréable. Nous avons bavardé de tout et de rien, essentiellement de la situation actuelle. Si ça s’trouve, je vais être bloqué chez toi pour des semaines, ses mots – immédiatement suivi d’un éclat de rire – m’ont alerté. Son : « Si tu pouvais voir ta tête », hilare, m’a confondu, a fait naître un sourire sur mes lèvres et oublier l’angoissante idée – alors que, comme lors de l’exode de 40, tout le monde avait quitté Paname, lui y était peut-être venu pour être confiné chez moi – qui venait de me traverser l’esprit. Pendant le dîner, il fut courtois, se montra cultivé, me fit les yeux doux. C’est avec le sourire qu’il s’exécuta quand, après avoir décliné sa proposition, je l’invitais à aller dormir à l’étage dans la chambre de mon frère.

Je me souviens. Non, ne me dis pas que tu m’avais prévenu. Oui, je le savais. Oui, je suis conne. Oui, je suis crédule.

Je me souviens de ce qui s’est passé aujourd’hui.

Aujourd’hui ? Est-on encore mercredi ? Mon poignet est nu. Je me souviens de ce qui s’est passé mercredi matin.

Des pas lourds descendent l’escalier. Je regarde ma montre, il est dix heures. Les pas se dirigent vers la cuisine, d’où ne tardent pas à parvenir des bruits de chaise et de vaisselle.

« J’ai faim, hurle-t-il de la cuisine.

— Sers-toi, il y a tout ce qu’il faut au frigo, pour te faire un breakfast.

— Connasse, grommelle-t-il.

— T’as trouvé l’attestation, sur le coin de la table ? Ça marchait très bien ce matin ! » l’informé-je.

Aucune autre réponse que des bruits de verre entrechoqué. Je me remets à l’écriture du tome 13 d’Aneko.

« Merde, j’ai la dalle, qu’est-ce que tu fous, au lieu d’m’faire à bouffer ? vocifère-t-il vingt minutes plus tard.

— Je bosse, moi !

— Putain, j’ai faim, j’te dis, me crache-t-il en entrant dans mon bureau.

— J’ai accepté de t’héberger parce que t’as pas eu l’intelligence de retourner à Orléans avant le début du confinement. Mais je ne suis pas ta bonniche, si t’as faim, fais toi à bouffer, répliqué-je sans lever les yeux de mon clavier.

— Et pis quoi encore, d’abord, tu fous rien.

— Tu vois pas qu’j’écris ? » riposté-je.

Je me redresse, l’observe. Je ne sais ce qui m’inquiète le plus : la bouteille d’Hibiki™ aux trois quarts vide qu’il pose sur le bureau, les petits morceaux de papier qu’il jette en l’air ou le jean et le tee-shirt trop petits, qui le moulent façon SM, tous deux appartenant à mon frère.

« Un d’tes trucs du Japon moyenâgeux pour les moutards ? marmonne-t-il.

— Et ? demandé-je en le défiant du regard.

— C’est de la merde ! File à la cuisine, ou je vais me fâcher !

— Il ne manquait plus que ça ! » grondé-je.

Alors que je me lève, il lève la main.

« Ne me tou… »

Mon esquive ne m’épargne pas complètement la gifle, mais elle suffit à le déséquilibrer, ce qui me permet de fuir. Il me pourchasse, heureusement son ivresse le ralentit. Je réussis à maintenir la lourde table du salon entre nous.

« Fous le camp de chez moi, ou j’appelle les flics, tenté-je désespérée.

— Ça, ça m’étonnerait, espèce de connasse ! » s’esclaffe-t-il en brandissant mon Huawei™, qu’il jette au sol et éclate d’un coup de talon.

Merde, merde, je suis mal, il va me taper dessus cet abruti.

« Tu vas même pas pouvoir appeler ton frangin pour qu’y t’protège ! éructe-t-il.

—…

— P’t’être même que j’vais t’zigouiller, ricane-t-il.

— Pour finir en taule ? argué-je pour le dissuader.

— Tu m’prends pour un con, espèce de débile. Ouvre tes mirettes, j’porte les fringues de ton frangin. Et pis ouvre bien tes esgourdes, personne sait qu’suis ici. À part toi, mais toi, tu vas rien dire ? Hein ?

— …

— Tu vas voir si tu peux m’larguer comme, comme une merde, et en public en plus ! aboie-t-il.

— …

— J’vais te déchirer le cul, salope ! j’vais t’baiser par tous les trous ! Tu, tu vas en r’demander ! » râle-t-il.

Nous continuons de tourner autour de la table. Je cherche où fuir, mais s’il n’y a plus la table entre nous il va m’choper.

« T’aimes l’japon, j’vais t’en donner moi, j’vais t’chibarier, pis j’vais t’pendre au plafond et m’servir d’toi comme punching-ball, viens ici salope ! brame-t-il.

— On dit lier pour le Shibari, connard.

— Et, l’AE, l’asphyxie érotique, tu vas aimer j’suis sûr, putain j’vais t’décharger d’dans l’cul quand tu vas pus t’débattre, » vomit-il.

Il va me tuer ce salaud, merde, j’vais pas m’en sortir ! Si ! Là, en face de moi, juste derrière lui, sur le mur, mon Katana, un Shinken. Un demi-tour, il me faut faire, et l’entraîner dans, un demi-tour de la table.

« T’as raison ! T’as toujours su m’faire grimper aux rideaux.

— Aaaaaaaaaah ! Raaaaaaaa !

— Tu sais m’faire jouir comme personne ! Allez viens m’enfiler ta grosse queue ! j’bouge pas j’attends ! »

J’enlève mon chemisier, il vient ce con. Il commence à faire le tour en déboutonnant sa braguette. Ne pas bouger, attendre. Il est au bout de la table, attendre qu’il soit proche de mon côté, il ne doit pas faire demi-tour, il faut qu’il me suive. Courir !

Il me poursuit, je tends les mains, mes doigts se referment sur la tsuka, je tire la lame du saya en pivotant. À la fin de mon mouvement, je suis en garde haute – Jōdan no Kamae, merci sensei – face à Paul.

« Stop ! m’écrié-je.

— Tu t’crois dans tes bouquins ? Imbécile ! » ironise-t-il après s’être arrêté et avant de reprendre son avancée. Je recule d’un pas glissé en amenant le sabre devant moi, la pointe de lame pointée sur la tête de Paul – j’adopte seigan no kamae.

« Je vais te tuer, pourriture, » rugit cet idiot qui se rue sur moi.

Pas en arrière, pas en arrière, il charge bras tendus. Réflexe conditionné : mes mains s’élèvent, mes bras se déplient, la lame pivote à l’horizontale, yoko guruma. Le choc dans mes poignets – remonte le long de mes membres jusqu’aux épaules – n’interrompt pas leur mouvement qui accompagne celui de la lame.

Tétanisée, j’assiste étrangère à un ralenti :

La tête de Paul ne reste pas à sa place, comme dans les films. Elle suit le mouvement, semble vouloir rattraper la lame, puis tombe sur la table ou elle roule. Tandis que le sang gicle, du cou tranché, nous aspergeant tous les deux. Ce n’est pas Kill Bill, le jet écarlate est bref, suivi d’un second, puis d’un autre. Une vingtaine se succèdent ainsi en une quinzaine de secondes avant que la pompe soit désamorcée – étrangement, la variation de niveaux m’évoque la féérie des eaux aux Noëls du grand Rex. C’est le moment que choisit Paul pour s’écrouler mollement et se vider sur le béton ciré.

***

Notes :

AE ➢ Asphyxie érotique.

Shinken ➢ Lame vivante, c'est le katana coupant. La lame du shinken doit répondre à 2 critères antagonistes : présenter un tranchant très résistant, et donc excessivement dur, tout en gardant une lame assez souple pour ne pas se briser.

Tsuka ➢ Manche du katana.

Saya ➢ Fourreau.

Yoko guruma ➢ « Roue latérale », coup de taille latéral, qui s’effectue à n’importe quelle hauteur (décapitation, éventrement…).

Confondre ➢Troubler au point de faire perdre à quelqu’un ses moyens, de le décontenancer, de le mettre dans l’impossibilité de répondre.

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