Les dessous d'une autre histoire

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 — PAPA ! Tu as reçu un colis, je l'ouvre !

 Gilbert, ledit « Papa », haussa un sourcil sans prendre la peine de hausser les paupières, bien trop absorbé par sa première sieste de la journée. Un colis ? C'était certainement une erreur, que Marie-Hélène se ferait un plaisir de régler, partant en quête du facteur fautif avant de créer un scandale au bureau de poste, non sans avoir averti la moitié du quartier de l'histoire incongrue de ce colis déposé à la mauvaise adresse par un employé visiblement peu soucieux de la bonne marche de l'univers postal. Au moins, cela lui ferait un nouveau sujet de discussion, et elle arrêterait de le tanner avec cette vieille jardinière qu'il avait malencontreusement fait tomber du balcon au cours de l'hiver dernier, Dieu seul sait comment. Le sourcil redescendu, il sombra dans un sommeil comateux accompagné d'un ronflement rauque qui fit sursauter Mimi, le chat borgne roulé en boule sur ses genoux.

 — Oh, par tous les cieux... C'est pas possible...

 Dans la cuisine vieillotte, Marie-Hélène s'affala sur une chaise en osier, manquant de peu de tomber sur le carrelage. Le carton éventré dévoilait une carte postale qu'elle n'avait pas lue, trop choquée à la vue de ce qu'elle dissimulait : une petite culotte en dentelle d'un vieux rose. Qui osait envoyer un pareil colis à son père ? Avait-il une liaison secrète ? Il y avait bien la gardienne de l'immeuble, qui était un peu trop gentille, mais elle ne devait être pas stupide au point de lui envoyer un courrier si osé alors qu'elle aurait pu discrètement le lui laisser quand elle n'était pas là, n'est-ce pas ? Ce n'est pas comme si elle venait souvent... deux fois par mois, tout au plus. À moins que cette oppurtuniste n'ait sciemment voulu que leur petite liaison soit révélée au grand jour, jetant ainsi à la poubelle le peu d'amour propre qu'il devait lui rester ?

 — Oh mon dieu...

 Cette nouvelle exclamation tira une nouvelle fois Gilbert de son sommeil. Quelque chose clochait, c'était sûr. Réprimant un grommellement, il poussa le chat sans ménagement et se mit sur ses deux jambes vacillantes avant de se diriger vers la cuisine d'un pas claudicant. Marie-Hélène, qui se surprit à imaginer des scénarios plus que rocambolesques quant aux amourettes qu'il était possible d'entretenir passé soixante-dix ans, ne l'avait pas entendu approcher et sursauta quand elle sentit la main de son père se poser sur son épaule.

 — Qu'est-ce qu'il y a, encore ?

 — Ta pouffiasse t'a envoyé un cadeau ! cracha-t-elle sans ménagement.

 — Je ne sais pas qui t'as appris à causer comme ça, mais tu ferais mieux de te reprendre si tu veux redevenir un jour la pouffiasse de quelqu'un.

 À bientôt cinquante ans, Marie-Hélène n'espérait plus être la « pouffiasse » de quiconque et fut piquée au vif par cette remarque de son père. Certes, elle avait divorcé jeune et n'avait jamais ramené d'autre homme à la maison, ni fait de petits-enfants à son père – qui le lui avait toujours reproché – mais cette situation lui convenait parfaitement. En revanche, elle se sentait mal pour sa pauvre mère, à qui il avait tout de même juré fidélité... Et puis, il portait encore son alliance !

 — Montre-moi ça !

 D'une main peu habile, il sortit la petite culotte de son emballage, réalisant qu'elle n'était finalement pas si petite que ça. Les sourcils froncés creusaient davantage ses rides, et Marie-Hélène le trouva vieilli, rabougri par le temps et la solitude, une momie encore debout qui n'avait plus grand-chose à voir avec un homme doté de la moindre vie sexuelle active – s'il n'en avait jamais eu une en dehors de la conception de sa fille, ce qu'elle s'évertuait à ignorer, bien que la situation cocasse dans laquelle ils se trouvaient venait mettre à mal tous ses efforts.

 — Oh...

 Gilbert laissa soudain un faible soupire s'échapper de ses lèvres, puis éclata d'un rire tonitruant sous le regard sidéré de sa fille.

 — Euh ?

 Mais Gilbert, d'ordinaire si morose et gris, riait à gorge déployée sans plus lui accorder la moindre attention. Marie-Hélène se saisit alors de la carte postale délaissée pour y jeter un coup d'œil.

 « Rejoins-moi pour une partie de jambe en l'air dans ma vieille cabane de pêcheur. Tu m'as manqué. J. »

 Hoquetant sous la surprise, Marie-Hélène crut qu'elle allait faire une attaque. C'était bien pire que ce qu'elle avait imaginé ! Et lui qui riait comme un dément !

 — Papa, c'est quoi, cette histoire ?!

 Elle lui tendit la carte et il la lut pour se remettre à rire de plus belle, exhibant son vieux dentier dans la lumière froide de cette fin de matinée. Mimi, terrorisé par cette vision d'horreur dont il était témoin pour la première fois malgré les nombreuses années qu'il avait passées dans cet appartement, se mit à faire le dos rond, les poils dressés sur l'intégralité de son petit corps.

 — Oh, ça va, le chat !

 Quand enfin il se fut calmé, Gilbert prit place sur la deuxième chaise branlante de la cuisine et s'accouda à la table, les yeux rivés sur la carte postale. Il essuya une grosse larme qui perlait dans le coin de son œil et laissa un sourire déformer étrangement son visage. C'en était presque effrayant pour Marie-Hélène, qui ne l'avait plus vu comme ça depuis des années.

 — Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

 La presque-quinquagénaire avait soufflé cette question sans même être sûre de vouloir connaître la réponse. Comme tous les enfants, elle avait du mal à imaginer son père flirter, et apprendre que c'était réellement le cas ne l'enchantait guère. Mais sa curiosité avait toujours été bien plus forte que son dégoût. C'était grâce à elle qu'elle dégotait les meilleures histoires à raconter, après tout.

 — Eh bien, il y a cette fi... cette femme. Ta mère l'a pas trop connue, elle habite loin. Je pensais pas lui reparler un jour.

 — Attends, tu trompais Maman ?

 Le cœur de Marie-Hélène battait à tout rompre dans sa poitrine, peu désireux d'apprendre une si effroyable nouvelle, en fin de compte. Mais le visage de son père se durcit instantanément, comme si elle avait osé l'insulter.

 — Bien sûr que non, petite sotte ! C'était...

 Il n'acheva pas sa phrase, replongeant son regard sur le coucher de soleil qui embrasait les cabanes de pêcheurs de la carte postale. Que pouvait-il bien lui dire ? Elle était si bornée qu'elle ne le croirait pas. Et puis, de toute façon, il n'avait pas besoin de son approbation. Il n'ouvrit ses fines lèvres que pour lâcher un :

 — Et t'as fait le repas ? Va bientôt être midi, je vais pas attendre qu'il fasse nuit pour manger, moi.

 — Je te demande pardon ?

 Gilbert n'avait jamais été tendre avec sa fille, mais le phénomène s'était clairement accentué depuis le décès de sa femme. Il se murait dans ses ronchonnements, qu'il délaissait parfois pour un silence de plomb, comme à l'instant présent. Avec sa culotte en dentelle d'une autre époque à la main, il avait l'air un peu toqué, un peu perdu dans son monde. Elle n'était même pas sûre qu'il ait entendu sa réponse. Faute de mieux, elle attrapa les casseroles et concocta un petit plat sur lequel il grimacerait certainement, faisant son possible pour ne pas le déranger dans sa contemplation béate de ce colis hors du commun.

 — Tu n'oublieras pas de descendre le verre en partant, d'accord ?

 Marie-Hélène recracha son café aussi sec, n'en croyant pas ses oreilles.

 — Attends, tu ne vas pas m'en dire plus ?

 Mais Gilbert s'était déjà retranché dans le salon, petite culotte et carte postale à la main. Il avait envie de rire, de rire encore, mais s'en abstint jusqu'à ce que la porte d'entrée claque sur sa progéniture, passablement agacée par les mystères qu'entretenait le vieil homme. Comme si ça allait l'empêcher d'en découvrir plus sur cette histoire.

 Les souvenirs se bousculaient dans la tête du septuagénaire. Ça alors ! Si on lui avait dit que le vieux Maurice passerait l'arme à gauche avant lui, jamais il n'y aurait cru ! Enfoncé dans son vieux fauteuil, Gilbert revoyait sa jeunesse, les bals du dimanche après-midi et l'arrivée de cet effronté qui ne supportait pas son amitié avec la jolie Josiane, qui faisait chavirer tous les cœurs avec sa petite robe d'été et son teint tanné par le soleil. Sauf le sien. Mais ça, Maurice ne le savait pas. Jaloux comme un pou, il le considérait comme un affreux coureur de jupons alors qu'il n'y avait jamais eu qu'une femme dans sa vie, avec qui il avait passé de longues années et conçu une Marie-Hélène qui ne lui pondrait jamais un petit gamin, pour rire à nouveau comme il faisait quand il était gosse. Pour sa défense, il fallait dire que les œillades exagérées de Josiane et ses nombreuses allusions déplacées n'avaient pas arrangé les choses, mais telle était sa personnalité. Elle était folle. Oui, c'était ça. Folle, ivre de vie. Elle ne faisait jamais rien comme personne. Ça l'avait d'ailleurs assez choqué quand elle lui avait dit qu'elle allait se marier à ce citadin sorti de nulle part, rentrant dans le rang et mettant au rebus leur enfance chaotique à voler les pêches du voisin à la belle saison pour aller les déguster planqués dans la cabane de pêcheur de son père.

 — Bah quoi, une pêche, ça peut se manger que dans un endroit qui contient le mot pêche dans son nom, t'es pas d'accord ? s'était-elle justifié.

 — Et où tu manges des framboises ?

 — Les framboises, c'est dégueulasse.

 Et ils avaient ri comme deux gamins, même si les années les avaient fait basculer dans le monde des adultes. Pourtant, avant de partir pour la ville avec son mari, elle avait échappé quelques instants à la surveillance du chien de garde qui lui servait de compagnon pour lui glisser :

 — C'est l'occasion ou jamais de faire une partie de jambes en l'air.

 Il en était resté bouche bée, et elle avait éclaté d'un rire cristallin tandis qu'il virait au rouge tomate. Si jamais sa femme apprenait qu'une autre lui avait demandé une telle chose...

 — Bah quoi ?

 Prenant appui sur la balustrade, elle s'était assise sur l'espèce d'avancée qui donnait directement sur la mer et avait sorti deux pêches de sous son jupon avant de balancer exagérément ses jambes... en l'air. Il lui fallut plusieurs minutes pour s'arrêter de rire.

 — Je reviendrai là quand je serai vieille et toute seule. Si t'es vieux et tout seul, tu viendras aussi ?

 — T'es culottée de me demander ça alors que c'est toi qui pars.

 Elle lui adressa un clin d'œil malicieux.

 — Je prends ça pour un oui !

 Et Josiane était partie, lui envoyant une carte postale de temps à autre, veillant à ne pas mettre la moindre enveloppe : si le facteur pouvait avoir un moment de gêne intense en lisant ses pitreries, c'était toujours ça de pris ! Quant à sa femme, elle savait qu'il n'avait jamais eu d'yeux que pour elle, et n'éprouvait pas la moindre jalousie pour ce souvenir de l'enfance de Gilbert. C'était aussi peut-être pour cette raison qu'il l'avait aimée toutes ces années. Sauf qu'elle n'était plus là. Et qu'il s'ennuyait comme un rat mort dans son appartement.

 Fourrant la culotte dans sa poche, il se précipita dans sa chambre comme s'il avait rajeuni de soixante ans et commença à tasser des vêtements dans une valise qui prenait la poussière sous son lit et dans laquelle Mimi faisait parfois une sieste ou deux, puis il reprit le téléphone. Bon, Marie-Hélène allait peut-être devoir connaître le fin mot de l'histoire s'il voulait que son chat survive le temps de petites vacances improvisées, mais c'était pour la bonne cause. Et puis, à elle aussi, ça lui ferait du bien.

 — Et votre papa, on l'a pas vu de la semaine ! s'étonna la boulangère. Il va bien, au moins ?

 — Vous devinerez jamais... commença Marie-Hélène sur le ton de la confidence, bien qu'elle parlât suffisamment fort pour que la file qui commençait à se former derrière elle n'en perde pas la moindre miette.

 Mais personne n'osa la moindre remarque, parce que la boulangère était une force de la nature de l'ancienne époque, et que si les gens ne voulaient pas de bavardages, ils pouvaient toujours aller s'offrir du pain de mie cartonneux dans le supermarché voisin. Ce qu'aucun ne ferait, quoi qu'il en soit.

 — Et il m'a même envoyé un colis. Il y avait une pipe et une carte postale avec une seule phrase dessus...

 L'assemblée retint son souffle, désireuse d'une chute à la hauteur de ses espoirs.

 « T'as intérêt à commencer à t'amuser avant que je ne casse ma pipe... sur ta tête, si y a besoin qu'on te remette les idées en place ! »

 La boulangère éclata d'un rire qui couvrit le reste des réactions, et Marie-Hélène, sa baguette sous le bras, le quignon grignoté, sourit à pleine bouche. Ce qu'elle ne dit pas, en revanche, c'est qu'elle ne s'était jamais sentie à ce point vivante, libérée de cette responsabilité quasi maternelle qu'elle avait adoptée avec son propre père, qui, pour la première fois de sa vie, lui avait présenté des excuses hâtives au téléphone. Et s'il n'y avait que ça pour s'amuser un peu, elle aussi était prête à envoyer ses petites culottes aux fantômes de son passé.

ContemporainAmourHumourculottedéfivieux grincheux
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En réponse au défi

Une petite culotte

Lancé par J-T150901

Bonjour/bonsoir à tous !

Je viens vous proposer un petit défi humoristique ^^

Imaginez qu'un p'tit vieux, un peu grincheux, un peu ermite et veuf depuis 10 ans, reçoive un jour, dans sa boîte aux lettres... une petite culotte en dentelle ^^

Est-ce une erreur ? Comment va t-il réagir ? Va t-il retrouver la légitime propriétaire ? Est-ce une fan de 70 ans ? Une jeune femme aguicheuse ? Une inconnue étourdie ?

A vous de nous le dire :)

Pas de limite de mots ; une seule contrainte : faites nous rire ! ;)

Bon courage !

Commentaires & Discussions

Les dessous d'une autre histoireChapitre2 messages | 5 ans

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