Tülkou - 2

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— Alma, vous vous rendez compte que c’est absurde ? lâche Savi, médusée.

Elle exerce une pression sur l’épaule de la Synthétique, comme un rappel à la réalité.

— Votre corps est mort.

— Précisément.

— Existe-t-il encore seulement ? Vous vous rendez bien compte que…

— Silence, ordonne Alma.

Les sens en alerte, elle colle une oreille contre le mur immaculé. Des vibrations lointaines, qui se rapprochent, comme une harde de sabots heurtant la plaine sauvage entourant la technosphère.

— Où se trouve l’homme illustré ? répète la Synthétique.

Elle braque son regard inexpressif dans celui de Savi.

— J’en parlerai à monsieur Huysmans, nous pourrons vous y emmener si vous y tenez absolument.

— Ce n’est pas ce que j’ai demandé.

— Ecoutez, vous venez à peine de vous réveiller, nous ne savons pas si vous avez l’esprit clair ! s’exclame la scientifique.

— Ce n’est pas la question.

— Alma, venez avec moi, nous allons vous faire passer quelques tests et dès que ce sera terminé nous discuterons de ce qu’il convient de faire.

— Vous n’en aurez pas l’occasion.

Le fracas assourdissant d’une vitre qui se brise au loin retentit dans les couloirs. Des hurlements s’élèvent aux portes de la technosphère, accompagnés de milliers de chevaux déchainés. Le galop métallique des montures s’abat sur le sol comme autant de marteaux enragés frappant le béton.

— Venez avec moi. Il faut partir, déclare Alma.

Elle effectue une volte-face, entraînant Savi à sa suite. La scientifique jette des regards interdits derrière elle, incapable de comprendre la situation.

— Impossible… Impossible, ils ne peuvent pas franchir le périmètre.

— De toute évidence, ils le peuvent. Barricadez-vous, lance-t-elle à un groupe de techniciens encore équipés de leur surblouse en micro-mailles.

— Barricadez-vous, les barbares ! hurle un homme en habits d’une blancheur éclatante.

— Il faut retrouver monsieur Huysmans… Il ne doit rien lui arriver, souffle Savi, plus pâle que jamais.

— Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Vous mourrez avant lui, répond Alma, inexpressive. Par ici.

— Non, par ici. Si nous allons par-là, nous allons nous retrouver nez à nez avec eux. Ils doivent déjà avoir annexé le grand hall et les étages inférieurs. Nous avons des pièces blindées au troisième.

La scientifique fait mine de s’engager dans les escaliers supérieurs, mais Alma la coupe brusquement dans son élan et la retient par sa surblouse chromée. Les micro-mailles émettent un crissement plaintif et se distendent sous la tension.

— Alma… Que faites-vous ? murmure Savi, surprise et effrayée.

— Vous m’avez mal comprise. Je pars. Et vous allez m’indiquer où se trouve l’homme illustré. Les hangars sont par là.

Elle affirme sa prise sur le vêtement métallique et traîne Savi derrière elle. Celle-ci reste hagarde quelques instants avant d’essayer de freiner la marche de la Synthétique, en vain.

— Vous avez complètement perdu l’esprit !? hurle-t-elle en tentant de se dégager de l’emprise d’Alma. Lâchez-moi !

— Ne paniquez pas, Savi. Vous ne risquez rien avec moi. Vous pouvez même m’accompagner si vous le souhaitez. Je vous protègerai quoi qu’il arrive. Mais vous savez bien que vous n’avez rien à m’apporter en l’état. Seul lui le peut.

Un hurlement hargneux fonce dans leur direction, juste avant que ne s’abatte une lame acérée. L’acier luisant perce le ventre de la Synthétique. Celle-ci fait barrage de son corps devant Savi, complètement désemparée. Ses yeux clairs s’écarquillent d’effroi devant le ballet de particules hystériques qui dansent autour de la plaie béante. Avec une vitesse mesurée, Alma se penche vers la femme aux bras de platines qui refuse de lâcher son sabre, incapable de l’extraire des chairs métalliques.

— Partez, propose la réincarnée. Personne ne veut perdre de temps.

Au même moment, un buffle noir surgit des dédales, raclant son cavalier mort sur le sol. Il laisse une traînée pourpre dans son sillage et frappe les murs de ses cornes argentées, en proie à une folie dévorante. Avant même que la guerrière ait pu se retourner, elle se retrouve perforée par l’animal. Son sabre reste planté dans le corps d’Alma, comme l’étendard d’une guerre qui n’est pas la sienne. Le corps de la femme s’abat sur le sol sans un dernier sursaut d’agonie. Le buffle reporte son attention sur les deux survivantes, abâtardis par un combat qui n’a que trop duré avant même d’avoir commencé. Les nasaux écartelés d’un souffle rageur, il fonce, et sans un bruit vient s’empaler sur l’acier présenté face à lui. Bras tendu devant elle, Alma se contente d’attendre que l’animal meure en silence, son corps démesuré agité de soubresauts incontrôlables.

— Venez, déclare-t-elle, exécutant un chiburui de son bras pour en nettoyer le sang.

Les deux femmes s’engouffrent dans la cage d’escalier en direction des étages inférieurs. Elle entend Savi respirer bruyamment pour contrôler la panique qui la ronge. La grande femme aux cheveux couleur de blé tente de n’en laisser rien paraître, mais son corps s’affaisse un peu plus à chaque marche.

— Gardez votre sang-froid. Vous devrez m’indiquer la bonne direction et me montrer les commandes.

— Je refuse que vous partiez, Alma ! hurle la scientifique, vaincue par l’hystérie. Si vous partez, tout ça n’aura servi à rien ! Nous avons tant de choses à accomplir, vous êtes complètement irrationnelle ! Foutue création ratée ! J’ai donné ma vie entière pour vous !

— C’est là que vous faites erreur. Je ne suis pas une création. J’existais bien avant vous. Et j’existerai sans doute après. Baissez-vous.

Une flèche siffle au-dessus de sa tête et vient se ficher juste à côté de Savi. Celle-ci pousse un cri rageur et se plaque contre les marches, derrière les jambes dénudées et froides de la Synthétique. D’autres projectiles viennent lécher les courtes mèches obsidiennes d’Alma. Certains se plantent dans sa poitrine dans un bruit mat. Elle les retire sans effort et les relance vers ses agresseurs, qui tombent les uns après les autres lorsque les flèches transpercent leurs chairs sans défense.

Indirectement prise en otage, Savi n’a d’autre choix que de se réfugier derrière le corps indestructible de la réincarnée. Les deux femmes se fraient un chemin au milieu de la frénésie meurtrière qui oppose les hommes de l’Hégémonie aux gardes en noir de la technosphère. Malgré leurs armes à feu, ceux-ci luttent sans merci pour égaler la brutalité des humains et autres animaux fusionnés de métaux. Mais le rapport de force trop inégal se dévoile par le nombre de cadavres aux plaques métalliques qui jonche le sol.

— L’extérieur. Le voici. Restez près de moi.

D’un geste de la main, délicat comme une brise, elle pulvérise le crâne d’un cheval casqué de chrome qui fonce sur elles dans un galop aveugle. Alma et Savi enjambent les vitres défoncées du hall. Les fauteuils d’un rouage vif, éventrés, se mêlent aux chairs inertes des vaincus. Enfin, elles foulent du pied l’herbe sauvage, tannée et arrachée par les hordes de barbares qui ont envahi la technosphère. L’architecture continue d’étendre sa silhouette orgueilleuse au milieu des nuages, ses flans à peine mutilés par les assauts des guerriers. Au loin, des dirigeables en flammes s’éteignent bientôt sous la pluie fine des systèmes d’irrigation et quelques survivants s’effondrent, fauchés par les balles invisibles de tireurs embusqués.

— Nous allons gagner, Alma, souffle Savi, retrouvant ses esprits. Les sauvages et leurs bêtes ne font pas le poids. A quoi bon partir ?

— Je profite de l’occasion, mais cela n’a rien à voir avec ma décision. Nous y voici.

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