Mettez vos putains de visières ! - 2

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La nacelle se pose lourdement sur le béton ravagé. La poussière, accumulée sur un sol depuis trop longtemps déserté, se soulève à l’arrivée de la meute. Léon Biyaki fait signe à ses confrères de ne pas descendre. Personne ne bouge. Les vestiges ploient sous le silence, étouffant.

Njammat à sept kilomètres au nord, 12° à l’ouest de la grande tour, fait la voix de Nebo dans leur casque. Pas d’Instables en vue.

Accumulation de ces saloperies au sud, autour du puits d’éther. Pas d’inquiétude, ils sont loin, ajoute Amuï par radio.

— Quelle distance exactement, demande Léon, d’un ton qui ressemble plus à un ordre qu’à une question.

Quinze kilomètres, Ô grand Djiva, rétorque le guetteur, narquois.

Le chef de meute tique à l’écoute de cette appellation, mais ne réplique pas.

— Précision, Amuï, se moque Tycho. Précision et vigilance !

D’un geste, Léon intime le silence.

— Tycho, comme d’habitude, tu pistes. Je veux un chemin sécurisé pour explorer le périmètre, dans les trente minutes qui viennent. Fais attention, le sol est précaire. Samal, pour l’instant tu ne bouges pas, tu restes dans la meute, annonce Biyaki à ses confrères. On fouille les alentours en attendant le pisteur. Vous êtes prévenus : on ne repart pas sans quelque chose à mettre sous la dent de Huysmans. Il nous paie cher pour revenir ici.

— Il a intérêt de nous payer cher, c’était pas une partie de plaisir la dernière fois, commente Ephraïm. Ce lieu est damné.

— Parle pas de malheur, le Sanctifié. Tu vas nous porter la poisse, répond Tycho, avant de s’élancer au milieu des vestiges, les sur-plaques de sa combinaison légère cliquetant les unes contre les autres.

Attendant le retour du pisteur, les membres de la meute s’attellent à la recherche de livres, de notes, de matériel, de n’importe quelle relique susceptible de satisfaire le paiement de Huysmans, ou à défaut, leur propre curiosité. A côté d’un rocher de la taille d’un homme, Samal marche sur un objet à la forme irrégulière et manque de s’étaler sur le sol.

— Bordel, jure-t-elle en baissant la tête, son champ de vision restreint par les zones d’insertion du film mésoporeux dans son casque.

Un ersatz de pied dépasse du bloc. L’ossature en titane semble intacte, insensible aux vents poussiéreux qui l’agressent depuis des années.

— Ephraïm, tu peux soulever ça pour moi ? Je viens de flairer quelque chose ! s’exclame la jeune femme, le cœur gonflé de fierté.

Le colosse s’approche à pas lourds. Engoncés dans la combinaison d’osmium, ses pieds heurtent le sol dans un bruit métallique. Sans un mot, il soulève le rocher, sous lequel Samal se glisse pour en extraire une prothèse broyée.

— Belle pioche, gamine, lâche Klen, des feuilles volantes noircies d’écriture illisibles dans la main.

La joie de Samal est perceptible, son sourire illumine son visage à travers la visière transparente. Mais la joie des trouvailles s’estompe à mesure que le temps s'égrène. Les alentours de la plateforme ont délivré tout ce qui pouvait l’être. Trente minutes s’écoulent et pas de trace du pisteur.

— Tycho ? Tu en es où ? interroge Léon dans sa radio.

Pas de réponse du jeune homme. L’inquiétude grandit dans les rangs, les coéquipiers s’échangent des regards soucieux en silence.

— Sentinelles, on a un problème avec Tycho ? demande le chef de meute, sourcils froncés derrière son casque.

Non, il est bientôt là. Il est juste à la ramasse, comme d’habitude. Tu nous aurais entendu si ça chauffait pour ses fesses. Mais depuis quand tu comptes sur la ponctualité de ce gosse ? réplique Amuï.

Chacun peut l’entendre tirer une bouffée de cigarette dans leurs oreilles et expirer bruyamment.

— Position, exige Biyaki.

Avant même que le pilote ait le temps de répondre, le cliquetis caractéristique de sur-plaques en mouvement résonne dans les vestiges. Tycho apparaît.

— Je suis pas à la ramasse, abruti de pilote, articule-t-il, le souffle court. Pile à temps !

Essoufflé, il s’appuie contre un mur en partie effondré. La paroi fragile chancelle sous son poids, et de petits agglomérats de béton viennent s’écraser à côté de lui, le manquant de peu. Les autres le regardent, effarés, sans bouger d’un pouce.

— Survivra pas longtemps çui là, lâche le vieux Klen en secouant la tête, désolé.

— Et pourtant… ajoute le colosse en armure d’osmium. L’Ālaya veille sur lui.

— On doit veiller sur nous-mêmes, Ephraïm. Et sur les autres, rétorque Léon Biyaki. C’est pour ça qu’il n’est pas dans le corps de la meute. Fais ton rapport Tycho.

— Comment ça, c’est pour ça que je suis pas dans le corps de la meute !? s’énerve le jeune homme.

— Gamin, fais ton rapport, ordonne le chef d’une voix ferme.

Tycho regarde Léon avec un air de défi. Les yeux de Biyaki se font plus durs, et le pisteur finit par baisser la tête, gêné.

— Le périmètre est plutôt stable, à condition de marcher le long des murs. Le sol est fragile dans le centre des pièces, explique-t-il, retrouvant son sérieux. Mais j’ai pas vu grand-chose en chemin.

Les Njamat n’ont pas bougé, ils stagnent autour du puits, déclare la voix grésillante d’Amuï.

Et le marginal a pris la direction nord-ouest, il s’éloigne, ajoute Nebo. Toujours pas d’Instables en vue, vous pouvez y aller.

— On va fouiller. En route.

La meute se met en mouvement. Un concerto de sur-plaques tintant les unes contre les autres s’élèvent au milieu des ruines silencieuses, seule preuve de vie dans l’enceinte de la muraille. Aucune plante, pas d’animaux. Pas de chant d’oiseaux, de feuilles qui bruissent sous le vent. Un nuage de poussière se soulève sous les pas des Jägare et vient opacifier l’air dans leur sillage. En tête, Tycho indique le chemin le plus sûr. Léon ferme la marche, s’assurant qu’aucun trésor ne leur échappe. Mais les découvertes sont maigres. Quelques feuilles volantes de plus, couvertes de la même écriture illisible, un cahier rempli d’annotations et rien d’autre. Après deux heures à fouiller sans succès, la troupe montre des signes de lassitude.

— Pas folichonne la descente… soupire Klen, le front perlant de sueur sous son armure.

— Estimons-nous heureux, répond Ephraïm, qui transpire lui aussi à grosses gouttes. Mieux vaut l'ennui que la mort.

Le soleil est maintenant haut dans le ciel. Il écrase les ruines d’une chaleur impitoyable. Ses rayons viennent frapper les combinaisons de métal et les transforment en fournaises. L’odeur des leurres accrochés à leurs hanches devient de plus en plus forte et tire des grimaces de dégoût au doyen. La plupart des Jägare reposent leurs jambes éreintées à l’ombre d’une paroi presque intacte. Seule Samal, stimulée par sa trouvaille, continue de fureter sans montrer signe d’épuisement.

— On n’arrête pas. On cherche encore un peu. On retournera à la plateforme pour prendre une pause, annonce Léon, conscient de l’état de fatigue de sa meute.

Des grognements s’élèvent dans les rangs à mesure qu’ils se lèvent, harassés. Les combinaisons pèsent sur leurs membres, le soleil sur leur crâne. Soudainement, le bruit de roches qui s’effondrent. Le son résonne dans les décombres au loin, puis se rapproche. Quelque chose de lourd et de rapide, du métal qui racle le sol comme un objet traîné sur le béton.

Un Njammat arrive sur vous. Il est inerte, ne paniquez pas, grésille la voix de Nebo dans leur casque.

La créature surgit d’un fossé entre deux bâtiments effondrés. Des plaques de tôle, des barres de fer et des éclats chromés percent sa chair avec une organisation anarchique. Des morceaux métalliques dépassent de son corps, d’autres se fondent dans les tissus sans que la limite entre fibres et métaux soit visible. Aussi volumineux que trois hommes, il se déplace avec une agilité déconcertante. Ses membres de chair et d’acier se fondent les uns dans les autres, indénombrables. Ils s’accrochent avec habileté aux plus petits interstices, ignorant les agglomérats qui se détachent des parois à leur passage. Sur son dos, tourné vers le ciel, les traits estompés de ce qui aurait pu être des visages restent parfaitement immobiles. Les tiges silicifiées qui les encadrent rappellent à Biyaki les bras des prieurs. Il entend la respiration de Samal, terrorisée, à côté de lui. Léon pose une main sur son épaule en signe d’apaisement et capte son regard.

— N’aie pas peur. Il ne fera rien, la rassure-t-il. Regarde bien son corps. Sa chair est inerte, il est à l’équilibre.

La voix calme du chef de meute aide la jeune femme à garder son sang-froid. Le temps se fige. Les Jägare fixent le Njammat avec effroi et humilité, dans un silence religieux. La créature, à l’interface entre organisme et machine, passe à côté de la meute sans même la voir. Elle erre, indifférente à ces êtres vivants qui viennent troubler le paysage de mort du puits d'Arhal. Traînant son corps métallo-organique, le Njammat aux chairs inertes disparaît dans un fracas de béton qui s’écroule derrière lui. Et le temps s’écoule à nouveau.

— Je n’avais jamais imaginé pouvoir en croiser un… murmure la jeune femme, encore dans un état second. Enfin, je me doutais bien que j’allais finir par en voir. Mais je n’avais pas imaginé ce que ça ferait, ajoute-t-elle avec plus de vivacité.

— Un Instable ne te fera pas le même effet, déclare Ephraïm, sa voix déjà grave assourdie derrière le casque. Je prie pour que tu n’aies jamais à en croiser un.

— Les armures nous protégeront, répond Léon, désireux de ne pas laisser la peur s’installer chez la jeune recrue. Si tu fais ce qu’on te dit, il ne t’arrivera rien.

Le Sanctifié incline la tête pour marquer son approbation.

— L’est où le môme ? demande le doyen en jetant des regards inquiets autour de lui.

— Pisteur ? s’enquiert Biyaki dans la radio.

J’ai poussé le périmètre en sous-sol. Je remonte, répond Tycho dans leurs oreilles. Il faut que vous voyiez ça.

— Sous-sol !? L’est fou ce gosse ! s’exclame Klen.

— Attendez de voir ce qu’il y a là-dessous ! rétorque Tycho, émergeant d’une cavité à une cinquantaine de mètres du groupe. C’est la première fois qu’on voit un truc pareil ! ajoute-t-il, les yeux brillant d’enthousiasme.

La meute se dirige vers le trou, bordé de débris et de blocs de béton. Une lueur bleutée se dégage de la caverne.

— Ça cristallise à l’intérieur, explique le pisteur.

— Un puits… Comment c’est possible ? interroge Ephraïm, perplexe.

Vous avez un puits d’éther en visuel ? Vous êtes à plus de douze kilomètres du puits d’Arhal, lance Amuï dans la radio. Qui, soit dit en passant, grouille de Njammat. Je sais pas comment c’est possible, mais n’allez pas là-dedans, les alerte-t-il.

—C’est rempli de machines et d’instruments, du jamais vu, essaie de les convaincre Tycho.

— Montre-moi, demande le chef de meute. Je veux voir ce qu’il en est avant de décider. Ne bougez pas.

Nom de Dieu, vous le sentez pas ? s’énerve le pilote dans leurs écouteurs. Vous le sentez pas, que ça pue la merde !?

— J’ai besoin de voir, répond Léon sans se départir de son calme. Le chemin est sécure ? demande-t-il au pisteur qui acquiesce en silence, le sourire aux lèvres.

Sans tenir compte des mises en garde de la sentinelle, ils descendent dans la cavité et en remontent peu de temps après. Biyaki a les yeux brillants d’une avidité depuis trop longtemps inassouvie. Le chef de meute fait face à un dilemme. Le trou regorge de reliques sur lesquelles il n’a encore jamais mis la main, et présente un lien mystérieux avec l’éther. Autant d’éléments qui éveillent en lui une curiosité violente.

— Ecoutez. Une descente là-dedans et on est sûr d’honorer notre contrat, déclare-t-il sans laisser transparaître le feu qui le ronge. Je ne sais pas ce qu’il se passe avec l’éther. Je n’ai jamais vu ça. Mais Tycho a raison, ça cristallise. Vous savez ce que ça veut dire.

Qu’il doit y avoir des saloperies là-dessous ! grogne Amuï.

Et on ne pourra pas vous prévenir. Si vous allez à l’intérieur, vous avancerez à l’aveugle, ajoute Nebo, la gorge serrée d’inquiétude.

— Je ne veux pas mettre vos vies en danger, délibérément, contre votre gré. Cette décision vous appartient, annonce Biyaki, d’apparence toujours aussi calme.

Dans son esprit, les possibilités se bousculent. Le doute, la cupidité qui le consume, son appétence insatiable et le désir de protéger sa meute. A l’extérieur, son visage aux traits fins masqué par les tatouages ne laisse rien paraître.

— Je viens, assure le colosse dans son armure d’osmium. Tu as ma confiance absolue.

— Moi aussi je viens, pour rien au monde je raterais ça ! renchérit Samal.

Le doyen donne son accord d’un signe de tête, son regard perçant plongé dans celui de Léon. Indéchiffrable.

Bordel, c’est bien la peine d’avoir des sentinelles, jure Amuï dans la radio.

On n’est pas d’accord avec votre décision, sachez-le, dit la co-pilote à travers les grésillements. Mais on vous soutiendra comme on peut. Surtout ne vous aventurez pas dans des dédales ou je ne sais pas quelle merde, prévient-elle. Vous faites simplement une descente. On vous tiendra informés des Njammat qui se dirigent vers l’entrée de votre foutue caverne.

— Bien, sentinelles. On fait vite, pas d’inquiétude, les rassure le chef de meute.

Ses yeux luisent d’un feu dévorant. D’un geste, il ordonne à la meute d’avancer, et tous s’engagent sous la terre.

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