Chapitre 15 : Enfant illégitime

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John Hardy dormait à poings fermés, un bras autour des hanches dénudées de la duchesse de Picquigny, lorsqu’on frappa à la porte.

— Ciel ! Mon mari ! s’exclama la duchesse qui se réveilla en sursaut. Vite, cache-toi, il ne faut pas qu’il te voie ou il risque fort de te provoquer en duel.

John Hardy, à moitié ensommeillé, roula au bord du lit, fortement aidé par la duchesse, et tomba sur le parquet avec un bruit sourd, avant de se cacher sous l’énorme sommier.

— John, c’est moi, Tom ! ouvre-vite !

Le comte se releva, épousseta les moutons qui étaient venus se coller à sa peau et alla se précipiter pour ouvrir la porte, ne faisant que peu de cas de la duchesse, qui tentait tant bien que mal de couvrir sa nudité avec le drap de soie. L’homme qui avait frappé à la porte était un petit garçon blond d’une douzaine d’années.

— Tom ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu vois bien que tu me déranges ! Je suis avec la duchesse et nous étions en pleine…discussion.

Ignorant délibérément la remarque du comte, le garçon lui tendit un billet scellé.

— Un majordome est venu chez toi ce matin. Il m’a dit qu’il avait des informations à te donner au sujet de tes…recherches, et m’a donné ce billet.

Hardy lui arracha le billet des mains, et parcourut rapidement l’unique phrase du message.

La servante est revenue.

Il s’habilla, s’excusa auprès de la Duchesse de son départ si prompt, promettant de se faire pardonner rapidement, et sortit dans la ville à la suite de Tom. Tom était le neveu du comte. Venu à Paris étudier la musique et la littérature, il avait été enrôlé par son oncle pour lui servir de valet dans la difficile mission qui l’attendait. John grimpa sur le hongre que le garçon tenait par la bride, et ils chevauchèrent tous deux en direction de la maison d’Éléonore. Le majordome leur ouvrit, et les invita à attendre dans la bibliothèque. Hardy intima à son neveu de ne pas prononcer un mot et de le laisser mener la conversation. Quelques minutes plus tard, le majordome revint, soutenant une vieille femme qui peinait à marcher. Il l’aida à s’asseoir dans le fauteuil de cuir qui faisait face aux invités, et s’éclipsa.

— Bonjour, ma Dame, dit le comte adoptant un ton mielleux et s’inclinant pour donner un baisemain à la servante. Je suis heureux de faire votre connaissance.

La femme était méfiante, et le ton faussement amical de John ne la rassurait pas pour autant. Elle regardait le comte d’un œil inquisiteur, tentant de déceler les raisons de la présence de cet intrus dans la demeure de sa maîtresse.

— Qui êtes-vous ? demanda-elle. Que faites-vous ici ? Que me voulez-vous ? Et d’abord, où est Dame Éléonore ?

Cette dernière phrase fit comprendre au comte que la servante n’avait pas eu vent de la disparition de sa maîtresse, et qu’elle ne pourrait pas lui donner plus de renseignements à ce sujet. Cependant, il utilisa cette information pour gagner la confiance de la vieille femme et en apprendre un peu plus sur le passé d’Éléonore.

— Éléonore est en sécurité, je peux vous l’assurer. Louis a récemment appris que la reine avait repris ses recherches la concernant, et il a préféré la mettre en sûreté. C’est moi qu’il a chargé de la mission, et je reviens justement du lieu où elle est tenue cachée. Vous comprendrez aisément que je ne puisse pas vous révéler l’endroit, Éléonore me l’a formellement interdit. Je me présente, je m’appelle John Hardy, et voici mon neveu, Tom, qui m’accompagne.

La vieille femme parut soulagée par les paroles du comte, et la présence de l’enfant à ses côtés la rassurait quant aux bonnes intentions de ce dernier.

— Mais… vous êtes Anglais ? Êtes-vous un ami de cet anglais qui est venu protéger le fils d’Éléonore, il y a près de dix ans ?

— Oxford, oui. C’est justement lui qui m’a envoyé ici. Le malheureux a dû retourner en Angleterre pour enterrer sa pauvre mère.

— Oxford, exactement, je me souviens du nom, maintenant. Bien. Mais… je ne comprends pas bien. Si vous étiez avec Éléonore, que faites-vous ici, et que voulez-vous me demander.

La conversation devenait de plus en plus délicate pour Hardy qui, depuis qu’il s’était présenté en défenseur de la jeune femme et envoyé d’Oxford, ne pouvait plus vraiment poser de questions la concernant, au risque de dévoiler sa couverture.

— Eh bien voilà, ma requête peut vous paraître étrange, mais, au cours de notre voyage, je n’ai que très peu parlé avec Éléonore, la pudeur me défendant de fouiller plus avant dans les souvenirs douloureux de sa jeunesse. Cependant, Oxford m’a dit avoir eu des nouvelles de son fils, et qu’Oscar serait retourné auprès de son père. N’était-il pas un bourgeois de la capitale, si mes souvenirs sont exacts ?

— Un banquier, précisa la servante. Oscar ? A Paris, dites-vous ? Mais c’est merveilleux ! Oh, si Éléonore l’apprenait, elle serait ravie !

— Justement, et c’est pour cette raison que je suis venu vous voir. Car ma mission est de réunir de nouveau la mère et l’enfant. Mais, dites m’en un peu plus sur ce banquier, je vous prie.

— Avec plaisir, répondit la servante, excitée par la nouvelle que lui annonçait John Hardy. C’était… un peu avant la naissance de son fils et peu après son arrivée à Versailles. Éléonore fréquentait un riche banquier Parisien. C’est à lui que la paternité d’Oscar a été attribuée. Même si l’homme n’a jamais reconnu officiellement l’enfant, il a toujours été bon avec elle et lui paye encore aujourd’hui de quoi vivre dans cette maison de bourg avec ses gens.

— Cet homme, demanda Hardy. Est-il toujours vivant ? Savez-vous où il habite ?

— Bien sûr !

La servante lui dicta l’adresse du fameux banquier, et John la remercia en prenant congé, lui demandant de ne pas hésiter à le prévenir si elle apprenait de nouvelles informations concernant Éléonore, l’enfant, ou toute autre renseignement qui pourrait lui être utile. Il remonta en selle, accompagné de son neveu, puis ils chevauchèrent en sens inverse, en direction d’une immense bâtisse située dans un quartier cossu de l’Ouest Parisien. Ils arrivèrent en début de soirée, et, à la vue de la grille dorée et du double escalier de marbre du perron, Hardy comprit qu’il ne s’agissait pas d’un petit banquier de province, mais probablement de l’un de ces nouveaux magnats financiers qui géraient les dettes de la couronne. Dans la cour pavée de la maison, il y avait un coche tiré par deux magnifiques étalons noirs, qui attendait. Hardy grimpa les quelques marches du perron et frappa à la majestueuse porte de l’entrée. Un majordome lui ouvrit, lui demandant de s’annoncer.

— John Hardy, dit-il. Monsieur Necker est-il là ?

— Jeune homme, répondit une voix venant d’une petite pièce sur la droite, quel genre de mufle êtes-vous pour venir demander des nouvelles de mon défunt mari.

La femme qui parlait apparut dans l’encadrement de la porte. C’était une femme de quarante-huit ans à la chevelure grisonnante, portant une robe noire et un chapeau de deuil recouvrant son visage d’un long voile de crêpe descendant jusqu’à ses genoux. Cependant, sous les motifs du tissu, on pouvait voir sur son visage les traits harmonieux d’un profil qui avait fait l’apanage de sa beauté et de sa jeunesse.

— Pardonnez-moi, madame, je… j’ignorais tenta de se rattraper le comte. Auriez-vous un instant à m’accorder, que je puisse vous expliquer les raisons de mon intrusion si prompte et tenter de me faire pardonner l’outrage que j’ai fait à votre personne.

— Navrée, mon cher, de devoir refuser votre proposition. Mon coche attend dans la cour.

— Vous partez ? demanda Hardy.

— Oui, au théâtre François. On y joue Les noces de Figaro, de Beaumarchais, et je ne louperais ce spectacle pour rien au monde. Il se dit dans les milieux bourgeois, que Mozart, le génie autrichien, serait même en train d’en composer un Opéra.

— Au théâtre, dites-vous ? Permettez-moi de vous accompagner, gente Dame. Je n’ai moi-même pas eu la chance de voir cette pièce, et je suis friand de ce genre de divertissements. A Londres, je m’y rendais presque tous les soirs.

— A Londres, dites-vous ? demanda Mme Necker, dont la curiosité avait été piquée par les paroles de John Hardy. Qu’est-ce qu’un Londonien amateur de théâtre vient faire à Paris ?

— Laissez-moi vous expliquer en chemin, lui répondit Hardy en lui tenant la portière du coche et l’aidant à monter sur le marchepied.

— Quel fin négociateur vous êtes ! lui répondit la femme, amusée. Soit ! Vous avez attisé ma curiosité.

John lança à Tom une bourse pleine et lui ordonna de rentrer avec les deux chevaux, tandis qu’il accompagnait Mme Necker au théâtre. Le cocher fit claquer son fouet et les étalons noirs s’élancèrent en hennissant dans les rues parisiennes, au crépuscule. Il continua de lui adresser flatteries et compliments pendant tout le trajet jusqu’au théâtre, utilisant de tous ses charmes pour apprivoiser la méfiante bourgeoise. Depuis la baignoire où ils étaient installés, ils purent apprécier la représentation, puis John se proposa de raccompagner la veuve jusque chez elle, afin de profiter du climat de confiance qu’il avait installé entre eux pour lui soutirer les informations nécessaires à sa mission.

— Je suis navré d’avoir ignoré la mort de votre mari, tout à l’heure, reprit Hardy, et vous adresse de nouveau toutes mes condoléances. Pardonnez-moi cet outrage, je n’avais pas été informé de ce drame.

— Je vous pardonne, mon cher, bien que l’ignorance soit un bien vilain défaut. Mais vous venez d’outre-manche et la nouvelle ne sera pas arrivée jusque-là, ce que je comprends. Que faites-vous à Paris ? demanda la veuve.

— Encore une fois, ma réponse va vous paraître outrageuse, mais je suis sur la piste d’une ancienne connaissance de feu votre mari, une courtisane pour être exact, une certaine Éléonore.

— Ah ça ! pourquoi diable, vous autres, Anglais, êtes-vous obsédés par cette femme, et venez rouvrir chaque fois la plaie sanguinolente de ma jeunesse.

— Pardon ? demanda Hardy, surpris. Qu’entendez-vous par là.

— J’entends que vous n’êtes pas le premier de vos compatriotes, mon cher, à venir me demander des nouvelles de cette courtisane.

— Je… j’ignorais, répondit le comte, que la conversation intéressait de plus en plus.

— Il y a un peu plus d’une dizaine d’années de cela, un certain comte d’Oxford est venu comme vous, un soir, frapper à ma porte. Mon mari était à Zurich, à l’époque, occupé à trouver des fonds pour rembourser les dettes occasionnées par le coûteux mariage du roi Louis et de votre compatriote, la reine Elizabeth. Ce noble comte d’Oxford m’a annoncé la fâcheuse nouvelle de l’infidélité de mon mari. Je ne le croyais pas, au départ, mais au retour de mon époux, lorsque j’ai confronté les deux hommes, ce dernier m’a avoué son forfait, m’annonçant par la même occasion qu’il avait eu un fils de cette courtisane. Cela aurait pu détruire notre mariage, mais étant moi-même enceinte de notre fille, j’ai demandé à mon mari de ne pas reconnaître l’enfant et de ne plus jamais avoir de contact avec cette femme, ni avec aucune autre d’ailleurs.

— Et ce comte d’Oxford, savez-vous ce qu’il cherchait à savoir sur Éléonore ?

— A ma connaissance, il était sur les traces des origines de cette femme, et cherchait à savoir où mon mari l’avait connu. Mais, mon bon monsieur Hardy, il se fait tard, et je ne vais pas tarder à envoyer mes gens se coucher. Il serait temps que vous rentriez chez vous, et qu’on ne vous voit pas en compagnie d’une femme endeuillée, à cette heure, pour votre honneur comme pour le mien.

— Pardonnez-moi, ma Dame, mais vos paroles piquent ma curiosité, et je souhaiterai en apprendre davantage.

Il prit la main blanche de la veuve et la serra entre ses paumes délicates, plongeant son regard charmeur dans les yeux sombres de la bourgeoise.

— Confiez-vous à moi, ma Dame. Depuis quand portez-vous le deuil et quel malheur a bien pu frapper votre mari ?

— Vos questions sont quelque peu intrusives, mon cher, mais je vais vous répondre, car vous me semblez un homme bon et empathique. Hélas, mon mari est mort il y a huit mois de la variole. Je peux dire que je suis en partie responsable de son décès, car j’avais insisté pour qu’il vienne visiter dans l’ancien couvent des Bénédictines Notre-Dame de Liesse, rue du Vieux-Colombier, l’hospice que je venais de financer, avec le soutien du roi Louis et du curé de Saint-Sulpice, connu sous le nom d’Hospice de charité des paroisses de Saint-Sulpice et du Gros Caillou. Un indigent l’aura contaminé, et le pauvre sera décédé quelques semaines plus tard.

— C’est une tragédie que vous me contez là, mais laissez-moi sécher vos larmes en relevant ce voile que vous portez depuis déjà trop longtemps. Regardez-moi, laissez-moi admirer ce visage sur lequel le temps n’a pas d’emprise et qui est resté caché au monde pendant trop longtemps. Laissez-moi accrocher un sourire sur ces lèvres délicates qui sont restées pincées pendant de trop longs mois de deuil.

Mme Necker se laissa faire, tombant sous le charme de cet Anglais qui maniait la flatterie et l’insolence à la perfection, acceptant d’oublier pour quelques instants le malheur de la perte de son mari et se laissant courtiser par ce jeune homme dont la verve n’avait d’égal que la beauté.

— Laissez-moi vous demander, ma Dame, comment votre défunt mari a t’il connut Éléonore.

— Au diable mon mari et au diable Éléonore, répondit-elle, glissant ses doigts dans les favoris du comte. Dites-moi encore des belles choses comme vous venez de le faire. Je ne me suis pas sentie aussi femme depuis des années.

— Je pourrais passer la nuit à vous complimenter sur votre beauté, si vous le souhaitez, mais cela risquerait d’être perçu, dans les milieux bourgeois, comme un outrage à la mémoire de votre mari.

— Peu m’importe l’outrage, c’est vous que je veux, répondit la femme.

Hardy attrapa Mme Necker par les hanches, et lui répondit avec le regard de braise qui avait conquis tant de femme.

— Je vous promets de vous faire oublier votre deuil, cette nuit, mais j’ai besoin de savoir ce qu’il s’est passé entre votre mari et cette courtisane. Il est tard, mon neveu est parti avec mon cheval et je doute de trouver un coche pour rentrer, cette nuit, ce qui me contraint de devoir abuser de votre hospitalité. Je saurais faire honneur à l’hôtesse distinguée que vous êtes, mais je vous en prie, racontez-moi cette histoire que vous avez faite à Oxford.

— Bien, répondit la veuve. Je vais vous raconter toute l’histoire par le début. Mon mari, Jacques Necker, était un banquier Suisse qui a fait fortune après le traité de Paris, ce même traité qui a mis fin à la guerre de sept ans. Il avait, avec son associé, été mis au courant de la promesse de Paix qui se discutait en secret entre ces deux pays, et, par des placements juteux, avait réussi à faire prospérer sa banque. Le père du roi Louis l’a ensuite nommé ministre d’État, et il était responsable des finances de ce dernier. Lorsque la guerre du Lys et de la reine des épines a éclaté, le Roi lui a demandé de se rendre à Genève, puis à Vienne, où il devait rejoindre le prince Louis pour discuter le pendant financier de l’alliance avec l’Autriche qui devait voir le mariage du prince avec la fille et héritière de l’Empereur Autrichien. C’est là, dans la suite du roi, que mon mari aurait rencontré Éléonore, et lui aurait fait un enfant.

— A Vienne, répéta Hardy qui ne comprenait pas vraiment pourquoi Oxford s’était intéressé à cette courtisane, si la paternité du banquier était aussi avérée que sa veuve ne l’assurait. Mais, pourquoi continuez-vous de verser une rente à Éléonore, si elle vous a fait tant de mal.

— Une rente ? quelle rente ? demanda Mme Necker. Je n’ai jamais versé de rente à cette courtisane, je peux vous l’assurer.

— Mais, comment se fait-il que ses gens m’assurent percevoir chaque mois une rente de feu votre mari afin de subvenir aux besoins de cette dame et de sa suite.

— Monsieur Hardy, je ne vois pas ce que vous me chantez là, j’ai toujours tenu les comptes de mon mari, de son vivant, et je n’ai jamais envoyé de rente à cette Éléonore. Et si mon mari m’avait caché cela, j’en aurait été informée, à sa mort, et les paiements se seraient arrêtés. Maintenant, arrêtons de parler du passé et revenons dans l’instant présent, dit-elle. Vous avez une promesse à honorer.

Elle se leva et tendit une main pâle au comte, qui suivit la veuve jusqu’à la pénombre de sa chambre, ne pouvant effacer cette question qui tournait en boucle dans son esprit.

Si ce n’était pas le banquier, qui subvenait aux besoins d’Éléonore, et si ce n’était pas Oxford non plus, alors qui ?

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