Chapitre Premier : Quand les rats quittent le navire… (2/4)

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   Le soir même, Calloway revint sur la goélette française. L’amiral britannique, perché sur son gaillard d’arrière, jubilait intérieurement. Voilà des années qu’il voulait se venger du Français. Des années que Surcouf l’avait humilié lors de la bataille de Batabano. Et voilà que Surcouf était à sa portée. La Recouvrance ne ferait pas le poids face aux cent quatre canons du Victory, il en était certain. Il exultait déjà lorsqu’il clama l’ordre de faire feu. D’une bordée de ses canons rutilants il démâta le navire ennemi. Aucune réplique ne parvint du pont de la Recouvrance. Rien. Silence total. Le navire semblait fantôme. Une seule solution : passer à l’abordage.

Les Anglais sautèrent sur le pont, hurlant à corps et à cris. Leur surprise fut totale lorsqu’ils reconnurent les uniformes rouges barrés de blanc de leurs compatriotes, attachés les uns aux autres par les cordages du mât de misaine. L’amiral compris alors la ruse du Français. Sa lèvre supérieure frémit de colère. Ces français, suffisants et arrogants s’étaient joué de lui. Une nouvelle fois. Comment osaient-ils ? De rage, il abattit son sabre sur l’écoute d’artimon et la voile s’éleva dans les airs en claquant. La mort, c’est tout ce que méritaient ces vauriens, ces vandales. Il se vengerait, il le savait, et sa vengeance serait terrible. Il se jura de les retrouver et de n’avoir de repos tant que Surcouf ne partagerait le pain avec les requins.

Le malheureux ex-capitaine du Widow-maker lui appris néanmoins que les cales de son ancienne frégate étaient pratiquement vides. Pratiquement vides, se répéta Calloway intérieurement alors qu’un sourire sadique et vengeur barra son visage imberbe. Impossible dès lors pour les fuyards de rejoindre l’île de la Tortue, cette petite île dont la concentration en pirates aurait suffi à décourager la Royal Navy au complet. Les colonies sucrières des Antilles ? Encore plus éloignées. La chance lui souriait enfin. Cuba non plus n’était pas une option. La proximité de l’île aux Cigares avec le Victory couplée au tempérament belliqueux des Espagnols en faisait une destination des plus hasardeuse. Port-Réal, en Jamaïque, posait le même problème, étant alors aux mains des Anglais. Non, il leur faudrait trouver un port accessible dans la région, et Français, par-dessus le marché.

Le bastion français le plus proche était Saint-Domingue, et lorsqu’il termina sa réflexion, Calloway était certain d’y trouver le renégat malouin et son équipage. Il mit donc cap sur Port-au-Prince et, avec l’aide de vents favorables qui avaient décidé de jouer dans le camp britannique, il gagna l’île en moins d’une semaine. Il ordonna à ses hommes de jeter l’ancre dans la baie à l’extrémité ouest de l’île de la Gonâve. De cette position stratégique, ils prévenaient la fuite des français tant au Nord-Ouest, par le Canal de Saint-Marc, qu’au Sud-Ouest par le canal du Sud.

Ainsi donc, la large silhouette du Victory se dressait dans la baie, jetant sur la mer ses ombres dansantes, lorsque les corsaires décidèrent d’appareiller pour quitter Port-au-Prince, les cales remplies de provisions.

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Et comme l’aube était proche, ils hissèrent les voiles du Widow-maker, le faiseur de veuves, en sortant de Port-au Prince. Surcouf avait demandé à ses hommes de réduire la voilure au maximum, afin de passer sans bruit dans le dos du Victory. La silhouette massive de la poupe du navire anglais paraissait aussi grande que l’ombre de l’île qui marquait l’entrée du golfe de Port-au-Prince. Une faible brise soufflait dans le gréement du bateau des français, les poulies grinçaient légèrement au rythme du balancement des cordages, et le vent sifflait dans les trous de la voilure.

La mer et le ciel étaient d’un noir d’encre. La lune restait cachée par un gros nuage, comme pour faciliter la tâche du capitaine et de ses hommes. L’eau glissait sous la coque de la frégate, et le doux clapot qu’elle produisait était presque inaudible. Sur la frégate, la tension des corsaires était palpable. Chacun retenait son souffle. Personne n’osait bouger d’un pouce de peur de faire grincer les planches de bois du pont. Mais, alors qu’ils arrivaient à hauteur du navire anglais, la lune se dégagea de l’ombre du nuage. Le Widow maker apparut dans le champ de vision des guetteurs anglais. L’alerte fut lancée.

Instantanément, Surcouf ordonna qu’on fasse donner toute la voilure, pour s’éloigner rapidement du Victory et de la portée meurtrière de ses canons, mais les Britanniques étaient sur le qui-vive, préparés à cette manœuvre des Français, et tirèrent une bordée qui atteignit le navire volé, ouvrant une large voie d’eau sur son flanc tribord. Cette dernière ne fut pas suffisante pour couler la frégate, et le temps que les Anglais rechargent leurs canons, le Widow maker était déjà hors de portée. Calloway ordonna à ses hommes d’appareiller et de prendre de nouveau en chasse l’équipage du français, et le Victory s’ébranla lentement, jetant sur la mer ses ombres fantasques que la lune reflétait dans la baie de Port-au Prince.

Sur le vaisseau des fuyards, le capitaine demanda à Son second, d’aller inspecter les dégâts dans la cale. Bonpied était un homme petit et replet au visage buriné et marqué par les batailles. Sur sa joue gauche, une grande cicatrice étirait sa bouche en un sourire jusqu’à son oreille. Ou plutôt jusqu’au lambeau de chair qu’il lui restait depuis le coup de sabre qu’il avait reçu lors de l’abordage d’un galion espagnol. C’était un pirate féroce et un meneur d’hommes à nul autre pareil. Il avait rencontré Surcouf sur l’île de la Tortue, alors que le corsaire faisait escale dans ce repaire bien connu des pirates et des flibustiers, et où bon nombre de navires royaux, qu’ils soient de France, d’Angleterre, d’Espagne ou des Pays-Bas, venaient régulièrement, tant pour recruter des marins rompus à la mer et aux combats, que pour dépenser la solde de leurs matelots dans les bordels de l’île. Bonpied avait alors embarqué avec lui sur son navire, la fameuse Recouvrance, puis était devenu au fil du temps son fidèle second et avait écumé les mers avec lui.

Lorsqu’il descendit dans la cale, il découvrit l’étendue des dégâts : la remise à munitions était totalement inondée, or, sans poudre, impossible de tenir tête au Victory. L’eau s’engouffrait désormais dans la cale à provisions. Les oranges flottaient au milieu des pommes de terre, tandis que les harengs salés étaient retournés à leur état naturel. Quoi qu’il en soit, leur cause était perdue et Bonpied devait prendre une décision rapidement pour sauver sa peau. Il savait Surcouf bien trop fier pour abandonner le navire, prêt à les sacrifier tous, lui et ses hommes, au nom de sa soi-disant foi envers ce maudit Roi de France. Mais Bonpied était un pirate avant tout, et, comme tout pirate, il ne désirait rien de plus que de se remplir les poches et la panse, pour finalement les vider toutes deux dans les services des putains de tous les ports du globe. Alors, quand il remonta, il alla discrètement voir ses deux hommes de mains, Igor et Astor, deux solides norvégiens peu loquaces, et leur ordonna d’attacher solidement Surcouf au mat principal, puis de réunir tout l’équipage. Les deux colosses s’exécutèrent.

Une fois l’assemblée formée autour de lui, Bonpied prit la parole, s’adressant à ses hommes :

— Le bateau court à sa perte, toute la cale est inondée, et nous n’avons plus de

munitions, il faut fuir tant qu’il en est encore temps ! Prenez tous les vivres que vous pourrez et quittez le navire à bord des chaloupes ! nous pourrons rejoindre la côte avant que le Victory n’ait manœuvré pour nous rejoindre…

— Non ! le coupa Surcouf. N’écoutez pas ce traître ! détachez-moi ! il est encore temps de réparer le navire et de nous enfuir ! écoutez votre capitaine et capturez ce mutin !

— J’ai été moi-même inspecter la coque, reprit Bonpied. Et quand bien même nous réussirions à boucher le trou, l’eau s’est déjà trop infiltrée, et le navire est trop lourd. Nous n’arriverions pas à distancer Calloway. Restez si cela vous chante, mais je quitte le navire tant que je peux encore sauver ma peau.

Comme pour répondre à son avertissement, la silhouette du Victory apparut à l’horizon. Bonpied sauta dans la barque la plus proche, suivi de près par Igor et Astor, qui sectionnèrent d’un coup de sabre les cordes qui la maintenaient. A trois dans une chaloupe, c’est sûr, il n’y aurait pas assez de place pour tout le monde dans les embarcations restantes ! les corsaires se toisèrent du regard quelques secondes et se ruèrent sur les canots de sauvetage, laissant là leur capitaine attaché au mat et vociférant des ordres que personne n’écoutait.

Impuissant, Surcouf voyait à bâbord son équipage s’éloigner vers le rivage, et à l’Ouest, la silhouette du Victory se faire de plus en plus menaçante.

Quand on devient capitaine dans la marine française, le roi vous remet trois objets : un sabre frappé aux armoiries royales, un tricorne et une fiole de venin de Naja. Les corsaires, de par leur mission royale, étaient au fait de certains secrets d’états ne devant pas tomber aux mains de l’ennemi, et le venin de ce cobra Égyptien, précieusement remisé dans la manche de leur chemise, leur permettait ainsi d’éviter de fâcheux interrogatoires et de protéger les arcanes de la couronne.

Ainsi donc, le capitaine trahi s’apprêtait à sortir de sa manche la fiole devant sceller son funeste destin quand il vit une forme étrange et mouvante sortir de la cale...

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