Chapitre 6 : Amour monastérial

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A la sortie de Voreppe, la diligence s’engagea vers le Nord-Est sur la piste de terre et de pierre qui montait jusqu’au monastère de Chalais. La route peu empruntée serpentait sur le flanc abrupt de la montagne qu’on appelait communément l’Aiguille de Chalais. Malgré leur mésaventure et la roue brisée en pleine campagne, ils avaient réussi à rejoindre Lyon le lendemain soir après une journée harassante aussi bien pour les hommes que pour les chevaux. Là, ils avaient passé la nuit dans une riche auberge aux plats aussi bons que coûteux, et Surcouf était bien content d’avoir économisé une nuitée la veille. Après Lyon, la route de Grenoble était moins empruntée et en moins bon état, aussi durent-ils ralentir l’allure pour éviter de briser un nouvel essieu sur les chemins chaotiques parsemés de pierres piégeuses et de nids-de-poule ravageurs. La nuit suivante passée à Bourgoin-Jallieu fut des plus inconfortables, et les prix exorbitants de la seule auberge du bourg contrastaient avec les conditions sommaires qu’elle offrait. Pour repas, un simple soupe de pois et une tranche de pain dur, et comme chambre un immense et unique dortoir où Éléonore dût dormir au milieu des hommes. Ils étaient donc fatigués et fourbus à l’approche de l’ascension finale, après six jours de voyage et autant de nuits. Les six juments de l’attelage grimpèrent la pente au trot, et tout le monde semblait soulagé d’en finir, même le jeune postillon qui ne les suivait que depuis Lyon. Le temps était couvert, mais parsemé çà et là de trouées de ciel bleu d’où sortaient quelques rayons du soleil de midi. Devant eux, le massif de la Chartreuse s’étendait sur près de quarante kilomètres de Grenoble, au Sud jusqu’à Chambéry à son extrême Nord, hérissé de falaises à-pic qui saillaient telles des dents de géants au-dessus des forêts bordant les pentes basses. La route de Chalais s’élevait rapidement, dominant la vallée de la Roize, et grimpait en quelques segments jusqu’à un col situé sous le Rocher de Chalyes. Là, caché entre les chênes et les hêtres se devinait le clocher du monastère de Chalais. Il était éclairé par une trouée dans les nuages, comme si la lumière céleste ne pouvait atteindre la Terre qu’en ce lieu saint, dont la vie était rythmée par le culte et le recueillement. Le cocher arrêta la diligence dans la cour du monastère. C’était une cour carrée ouverte dans son angle Sud-Ouest. Accolé au bâtiment Sud, la chapelle des Bénédictines dominait le hameau du haut de son clocher d’ardoise grise. Ils descendirent de voiture et débarquèrent les trois énormes malles d’Éléonore. Sortant du réfectoire, l’abbesse se dirigea vers eux. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, très grande sous sa robe noire. Elle portait sur la tête un voile noir et sur ses épaules une guimpe blanche. A son cou pendait une croix de bois, à sa taille une ceinture de corde et un chapelet de bois. Elle avançait vers eux d’un pas décidé et son visage était barré d’un regard sévère, car c’était un jeudi et les visiteurs n’étaient pas acceptés en semaine. Elle leur demanda ce qu’ils faisaient ici, s’ils étaient perdus, et pourquoi ils étaient en train de décharger la diligence. Sans dire un mot et sans arrêter pour autant son action, Surcouf lui tendit la lettre portant le sceau Royal que Louis lui avait remise avant son départ. La sœur parcourut le parchemin d’un bout à l’autre, puis acquiesça.

— Bien. Je vois. Venez, par ici je vous prie.

Le corsaire n’avait pas connaissance du contenu de la lettre, mais il était apparemment satisfaisant pour l’abbesse, dont le visage passa du ton accusateur de ses sourcils froncés au sourire bienveillant d’un accueil chaleureux. Elle les conduisit vers le bâtiment Est, qui était accolé au flanc de la montagne.

— Ce sont les quartiers d’habitation des visiteurs, dit-elle. L’aile entière est composée de chambres individuelles. Nous n’avons presque pas d’invités en cette période de l’année, aussi trouverez-vous je l’espère le confort qui vous conviendra. Vous pouvez choisir les chambres qui vous siéront. Si je comprends bien le mot laissé par le roi, Madame restera pour une durée indéterminée, tandis que vous ne nous ferez l’honneur de votre présence que l’instant d’un bref séjour, c’est cela ?

— Exactement, répondit Surcouf. Le cocher et la diligence repartiront quant à eux pour Voreppe après le déjeuner.

— Bien. Les sœurs sont en train de déjeuner. Il y a au menu de ce midi du porc salé et des lentilles, je vous laisse vous installer, et nous rejoindre par la suite. Le réfectoire est situé dans l’aile Ouest, c’est le bâtiment d’où je sortais lorsque vous êtes arrivés.

Oscar, Surcouf et Éléonore choisirent chacun une chambre. Elles n’étaient pas plus grandes que celles des auberges, et le lit comme le cabinet de toilette étaient rudimentaires, l’Église ne dotant pas ses monastères de fortunes extraordinaires, et les sœurs vivaient le plus souvent dans le dénuement le plus total, dénuement souvent recherché par les visiteurs qui partageaient leurs vies pour quelques jours ou quelques mois. Le mur du fond étant creusé dans la roche, les pièces étaient humides, et s’il n’y avait pas la croix accroché au-dessus de chaque lit et un vitrail en guise de fenêtre, elles ressemblaient plus à des cellules qu’à des chambres. Éléonore eut la chance de bénéficier d’une des plus grandes pièces du bâtiment, agrémentée même d’une penderie et d’un miroir. Alors que Surcouf et le cocher déposaient ses valises sur le sol, elle inspecta le matelas, vérifiant qu’il n’était pas colonisé par de la vermine. Visiblement satisfaite, elle sortit devant les deux hommes, pour se diriger vers le réfectoire.

Deux immenses tables de bois de près de vingt mètre de long chacune accueillaient les moniales attablées, assises sur des rangées de bancs. Le monastère recensait une cinquantaine de sœurs, âgées de quatorze à quatre-vingt-sept ans. Elles arboraient toutes leur tunique grise de travail, réservant pour le dimanche leurs robes blanches ou noires selon leur niveau dans la communauté. La sœur hôtelière conduisit les invités dans une salle attenante, les moniales n’ayant pas pour habitude de partager leurs remparts avec les visiteurs. La pièce, plus petite, était déjà occupée par des fidèles attablés. Ils étaient au nombre de sept : deux moines, un prêtre, trois pèlerins et un jeune garçon qui devait avoir à peu près l’âge d’Oscar. Il y avait là trois novices, reconnaissables à leur voile blanc, qui, ayant terminé leur repas, faisaient la conversation avec les étrangers. Les nouveaux venus s’installèrent entre les hôtes et les novices, et furent servis pas la sœur hôtelière, d’un grand bol de soupe accompagné d’une tranche de pain de campagne. Le pain, sortant tout juste du four attenant au réfectoire était brûlant et sa mie dense était délicieuse. Le prêtre était absorbé par sa conversation avec les pèlerins, et les moines sortirent de table pour leur laisser leurs places. C’est une des novices qui leur parla en premier. Elle était toute petite et laissait apparaître une mèche de cheveux sous son voile blanc.

— Bonjour, dit-elle en souriant. Que nous vaut l’honneur de votre visite ? C’est la première fois que Chalais a l’honneur de recevoir un officier de marine accompagné de sa femme et de son fils. Quel bon vent vous amène, si vous me pardonnez l’expression.

— Je m’appelle Surcouf, et j’ai l’honneur d’accompagner la dame Éléonore, de la cour du roi Louis, et le jeune Oscar, qui vont résider avec vous. Oscar est certes mon fils, mais Éléonore n’est en rien ma femme, détrompez-vous.

— Je vais rester ici ? demanda Oscar, surpris. Ah non, il est hors de question que je reste dans ce trou paumé.

Cette remarque sembla agacer la novice qui rougit d’indignation et s’apprêta à répliquer quand une voix s’éleva à la gauche d’Oscar. C’était celle du jeune garçon assis à côté des prêtres.

— Tu verras, ça semble horrible au début, mais on s’y habitue, les sœurs sont très gentilles. Je m’appelle Mircea. Enchanté.

Il tendit à Oscar une main pâle aux doigts fins que le blondinet serra énergiquement.

— Salut ! qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Oscar.

— J’ai quitté ma famille. C’était il y a un an. Les sœurs m’ont recueilli ici, soigné, nourri. Je peux dire que je n’ai jamais eu à me plaindre de leur traitement, au contraire. Elles sont vraiment attentionnées. J’ai même appris à lire grâce à elles. Tu verras, on s’y fait.

— Tu as quitté ta famille ? Quelle drôle d’idée ! Moi, j’ai perdu ma mère quand j’étais petit, et j’aurais donné n’importe quoi pour pouvoir la revoir. Comment peut-on abandonner ses parents ?

Pour toute réponse, Mircea quitta la table, sans même lever ses yeux sur Oscar. Il était grand, maigre, et ses cheveux bruns en bataille cachaient des yeux verts qui avaient perdu la lueur candide des yeux d’enfants. Il sortit du réfectoire en hâtant le pas, et, une fois dehors, se mit à courir à travers la cour. Surcouf jeta un regard noir à Oscar qui ne semblait pas comprendre la portée de ses propos, et la novice reprit de plus belle.

— Ah mais non. Ah mais non non non. Ca ne va pas être possible, enfin. Une dame de la cour ! A Chalais ! Mais ce n’est pas un lieu pour une dame. C’est un lieu de prière et de recueillement, pas un lieu où l’on accueille des nobles et toute leur suite de valets et de femmes de chambres. Et puis, ce garçon, c’est votre fils, c’est ça ? Vous l’abandonner lui aussi ? Il nous dit qu’il a perdu sa mère et vous l’abandonnez ! Quel père indigne faites-vous !

— Sœur Julie, calmez-vous je vous prie. Nos hôtes sont des amis de sa majesté, alors nous les accueillerons comme il se doit, et vous voyez bien qu’il n’y a pas de suite qui accompagne Dame Éléonore. Allez plutôt à la chapelle et allumez un cierge pour conjurer les sottises que vous venez d’énoncer.

L’abbesse était réapparu derrière la novice qui rougit de nouveau, mais de honte cette fois-ci. Elle se leva, releva les pans de sa tunique et s’éclipsa sous le regard accusateur de sa supérieure.

— Veuillez pardonner sœur Julie pour sa… fougue. Ce monastère a besoin de jeunes comme elle qui donnent un élan vital à notre communauté, mais toute cette énergie est parfois difficile à canaliser. Le déjeuner étant terminé, nous allons retourner à nos activités. Le four est encore chaud et nous devons aider sœur Marthe si nous ne voulons pas perdre la précieuse pâte préparée ce matin. Les sœurs hôtelières vont préparer vos chambres. Vous pouvez rester dans la cour ou bien aller vous promener sur le chemin boisé qui mène à l’aiguille de Chalais. La ballade est courte mais la vue en vaut la peine, je vous l’assure. Nous nous verrons après les vêpres, ajouta-elle en direction de Surcouf.

Leur déjeuner terminé, Surcouf et Éléonore sortirent dans la cour. La cour carrée du monastère était vide, en dehors de deux poules et d’un coq qui l’arpentaient à la recherche de graines perdues ou de vers cachés dans la terre battue. Au centre une fontaine dont l’eau stagnante croupissait faisait le lit des premiers moustiques de la saison. En sortant, ils croisèrent deux novices portant chacune un énorme panier en osier rempli de linge propre qu’elles ramenaient du lavoir et qu’elles allaient faire sécher sur des cordes tendues entre les pommiers du verger, en retrait des bâtiments principaux. Ils passèrent devant le four à pain, le puits puis l’atelier, où les sœurs fabriquaient des étoffes, vêtements et tissus qu’elles vendaient ensuite à Grenoble. C’était la pleine saison, et on pouvait les voir s’affairer à travers les fenêtres du bâtiment. Tandis que les unes s’occupaient de carder la laine fraîche, les autres s’employaient sur de grands métiers à tisser. Plus loin, s’avançant sur le chemin qui menait à l’aiguille, ils passèrent devant le champ où paissaient une vingtaine de vaches aux pis épais et gonflés de lait, tandis que dans le champ d’à côté, moines et pèlerins s’occupaient de tondre les moutons du monastère afin de fournir la laine nécessaire aux sœurs de l’atelier. Armés de ciseaux rudimentaires, ils tondaient les moutons entravés par les quatre pattes, ne laissant sur leur dos qu’une touffe de laine au niveau de leur croupe, et qu’une sœur, visiblement novice également étant donné le voile blanc qu’elle portait, teintait au moyen d’une boue ocre. En effet, après la tonte, les ovins allaient être conduits en alpage, et dans les prairies sauvages du massif de la Chartreuse, il fallait pouvoir les distinguer des autres troupeaux de la région, aussi chaque éleveur paraît-il ses troupeaux d’une marque distinctive.

Éléonore attrapa le bras de Surcouf alors qu’il saluait les moines au travail et ils s’engagèrent côte à côte sur l’étroit chemin pierreux qui suivait la corniche. Chênes et bouleaux formaient un dôme de verdure au-dessus d’eux, obscurcissant le sous-bois, qui bruissait du vent dans les feuillages éclatants de verdure du printemps alpin. Une odeur d’humus parvenait aux narines d’Éléonore, mais Surcouf était incapable d’en saisir le moindre arôme. La jeune femme naviguait entre les pierres, tenant sa robe d’une main, et se rattrapant souvent de justesse à la manche du corsaire. C’est elle qui brisa la première le silence de leur promenade.

— Je suis vraiment heureuse qu’Oscar vous ait rencontré, commença-elle. Il trouve en vous la figure paternelle qu’il n’a jamais eue. Même si son précepteur était un homme bien, j’imagine. Vous savez, j’aime mon fils, et je suis rassurée de savoir qu’il sera en sécurité avec vous.

— Comment… —Surcouf ne comprenait pas les propos d’Éléonore— Oscar va rester ici, avec vous. C’est votre fils, pas le mien. Et il a besoin de sa mère. Il m’a parlé de vous à notre première rencontre. Vous savez, il ne lui reste qu’une image floue de vous mais il vous aime de tout son cœur, j’en tiens pour preuve la façon dont son regard s’en embué à la simple évocation de votre nom. Vous l’avez entendu, ce midi encore, il souffre énormément de vous avoir été enlevé, et vous avez là l’occasion rêvée de rattraper le temps perdu en toute sécurité, loin de la cour, du roi, de la reine, et de toutes ces intrigues qui nous échappent, à vous comme à moi.

— Vous savez comme moi qu’il ne peut pas rester.

— Mais si, évidemment qu’il le peut. Certes, l’endroit est spécial pour lui, nouveau. Le climat est différent des caraïbes, c’est vrai, et il ne vous connait plus vraiment. Mais il vous faut apprendre à vous retrouver, vous reconnaître, vous réapprivoiser l’un l’autre. Et puis cet autre jeune, ce Mircea. Il fera un très bon camarade pour Oscar, qui a toujours été si solitaire.

— Vous savez comme moi que c’est impossible. Trop dangereux. Nous savons tous les deux que si le Roi m’a envoyée ici, c’est qu’il craint pour ma vie. La Reine est à ma recherche, et ses ressources sont bien au-delà de notre imagination, j’en ai déjà fait les frais, croyez-moi, et cela m’a coûté Oscar. J’ai perdu mon fils il y a plus de dix ans, et j’ai fait mon deuil. Ces quelques jours passés avec lui sont autant de bonheur et je remercie le ciel chaque jour de m’avoir fait le cadeau de revoir mon fils. La reine me retrouvera, j’en suis sûre, et, à ce moment-là, nous savons tous les deux ce qu’elle fera en apprenant qui est le père d’Oscar. Votre prétendue paternité peut bien avoir trompé une paysanne et quelques sœurs, mais elle ne trompera pas la reine. Oscar doit partir avec vous, Surcouf. Il en va de sa survie.

— Mais, le roi m’a confié une mission. Je ne peux pas y déroger, et nul ne sait dans quels périls et en quels lieux cette dernière me conduira. Je ne sais pas si je pourrai assurer la sécurité d’Oscar dans ces conditions, et m’accompagner pourrait l’exposer encore plus qu’ici. Il faut trouver une solution alternative, un lieu où l’enfant serait en sécurité.

En discutant ainsi, ils atteignirent la fin du sentier, qui débouchait sur un à-pic rocheux de plusieurs centaines de mètres. Sur la gauche, les prés appartenant au monastère descendaient en pente douce jusqu’à la forêt qui bordait les flancs de la colline. Au fond, derrière cette immensité boisée, on apercevait les quelques maisons qui composaient la bourgade provinciale de Grenoble, tandis que l’Isère serpentait dans la vallée, son cours tumultueux chargé des eaux produites par la fonte des neiges des sommets. Derrière, les pics de la chaîne de Belledonne étaient cachés dans les nuages, et sur la droite, le massif du Vercors dominait le fond de la vallée. La vue était splendide, la montagne semblait comme sublimée par son duvet de verdure, le soleil inondant la vallée de ses rayons, et faisant briller l’Isère à la manière d’une rivière de diamants. Surcouf et Éléonore s’assirent sur un petit banc installé par les sœurs, et contemplèrent le paysage. Ils restèrent silencieux de longues minutes, le silence étant troublé par le babillage continu des oiseaux et le murmure à peine audible de leurs respirations respectives. Leurs mains se frôlèrent à l’issue d’un mouvement imperceptible, et Éléonore retira machinalement la sienne, la posant à côté de sa cuisse, sur le banc. Surcouf pressa alors volontairement le dos rugueux de sa main contre celle de la jeune femme, plus douce. Elle se laissa faire, profitant du contact de leurs peaux nues, puis attrapa la main du corsaire. Elle la tenait du bout des doigts de sa main gauche, et arpentait de l’autre les veines turgescentes de Surcouf. Elle retourna la main d’un geste vif et empreint d’autorité pour contempler ses paumes. Malgré le cal, il sentait la douce caresse de la courtisane sur sa peau épaisse, ce qui provoqua des frissons tout le long de son épine dorsale. Éléonore leva les yeux pour croiser le regard de Surcouf. Il n’était pas beau à proprement parler, mais avait un charme étonnant. Ses traits marqués lui donnaient un visage dur et sévère, mais ses yeux d’un noir profonds cernés de rides aux coins laissaient transparaître une douceur insoupçonnable au premier abord. Gêné, il ne put soutenir le regard de cette femme qu’il admirait, tant pour son courage que pour sa beauté, et reporta son attention sur le paysage montagnard qui les entourait. Son cœur battait la chamade et semblait vouloir sortir de sa poitrine pour crier son amour. Sa veine jugulaire était gonflée par le désir de cette femme qu’il s’était interdit de regarder autrement que comme une amie, une compagne de voyage et d’infortune, et à qui il avait promis assistance. Cette femme capable de renoncer à sa féminité pour la maternité, puis s’était résolue à abandonner son fils pour le bien de ce dernier, en dépit de la déchirure qui l’avait brisée. Les yeux de Surcouf s’emplirent de larmes à cette pensée, et le liquide chaud et salé coula le long de ses joues avant de se perdre dans sa barbe broussailleuse. Surcouf avait refusé de se raser depuis la perte de son navire et de son équipage, et arborait désormais une barbe épaisse et négligée.

Abandonnant la paume de Surcouf, Éléonore glissa une main dans le cou du corsaire, faisant remonter ses doigts dans sa tignasse de cheveux noirs, épais et secs avant de les agripper et de les amener vers elle. De l’autre main, elle força Surcouf à la regarder, les yeux toujours embués de larmes qu’elle sécha d’un revers, puis fit glisser le dos de ses doigts repliés sur le front et la joue de l’homme avant de dessiner de l’index le contour de sa bouche. Enfin, elle s’avança et pressa ses lèvres contre celles de Surcouf, empreintes de la saveur salée de ses larmes, qu’elle goûta avec passion. Il lui rendit son baiser avec la fougue et le désir accumulés depuis une semaine et fit glisser ses mains dans le dos de la jeune courtisane, au niveau de son corset, pour l’enlacer de ses bras puissants. Leur étreinte dura de longues minutes, aucun des deux ne voulant être le premier à briser cet instant si précieux, et leur amour était d’autant plus fort qu’il se savait éphémère.

— J’emmènerai Oscar, reprit Surcouf, le souffle court. Et je veillerai sur lui. Je vous le promets.

Puis il se leva, souleva Éléonore par les hanches, et la fit tournoyer sur place en l’embrassant de nouveau, sa robe virevoltant dans les airs, dévoilant ses jupons aux oiseaux voyeurs qui épiaient la scène. Il la reposa sur le sol, chancelante, puis ils prirent le chemin du retour, leurs mains enlacées et le cœur léger. Lorsqu’ils revinrent au monastère, le soleil commençait à décliner. Ils trouvèrent Oscar et Mircea occupés à ramener les vaches à l’étable pour la traite du soir. Visiblement, les deux garçons s’entendaient à merveille et leur différend du déjeuner était passé aux oubliettes. Surcouf fut ravi de voir qu’Oscar avait enfin trouvé un ami avec qui jouer, lui qui avait été si solitaire depuis son enfance, Son précepteur faisant plutôt office de figure d’autorité, et Cebus étant le seul véritable ami qu’il ait eu. Le blondinet était pendu aux lèvres de Mircea, qui lui expliquait comment il fallait traire une vache. Le clocher sonna l’heure des vêpres, et les sœurs quittèrent leurs activités respectives pour converger vers la chapelle. Surcouf, peu enclin à la prière, prit congé d’Éléonore et rejoignit les garçons à l’étable pour les aider à la traite. Il y avait une vingtaine de vaches, et seule une des sœurs était de corvée de traite, les autres étant à l’office. Le corsaire attrapa un seau de fer, le glissa entre les pattes arrières de la vache la plus proche, et entreprit de la traire. Sur les bateaux, il n’y avait pas assez de place pour embarquer des bovins vivants, mais il y avait souvent des chèvres et des brebis, et la technique de traite n’était pas bien différente. Cela lui rappelait aussi ses étés avec le roi Louis, quand ils fuyaient la capitale pour se rendre dans la ferme des grands-parents du corsaire, en Normandie, et qu’ils aidaient sa grand-mère à traire les vaches, passant le plus clair de leur temps à tenter de s’asperger l’un l’autre de lait tiède, provoquant l’ire de la vieille femme. Justement, Mircea semblait avoir lu dans les pensées de Surcouf, et il projeta sur Oscar une giclée de liquide blanchâtre, qui l’atteignit en plein visage. Le garçon était malheureusement bien trop occupé pour riposter, essayant d’éviter les violents coups de sabots que sa vache tentait de lui assener, à chaque fois qu’il pinçait maladroitement la mamelle, et il se contenta de grommeler son mécontentement en direction de Mircea.

Ils finirent la traite en même temps que les vêpres, et Surcouf se dirigea vers l’abbesse, tentant de l’amener à l’écart.

— Ah Surcouf. Vous voilà enfin. Je voulais vous parler. Après avoir lu la lettre du roi, je pense que vous avez des questions à me poser, n’est-ce pas ?

— Oui, ma sœur, car comme vous le savez sûrement, le roi m’a confié une mission que je me dois de remplir.

Ils allèrent jusqu’à la chambre du corsaire qui déplia sur son bureau la large carte du monde aux inscriptions étranges.

— Je vois, dit la vieille nonne. Vous êtes sur la piste du trésor des Bénédictines.

— Exactement, répondit Surcouf. Savez-vous quelque chose à son sujet ? Avez-vous des informations qui pourraient m’aider à décrypter le message de la carte ?

— Bien sûr, le monastère de Chalais est l’un des sept gardiens du trésor, mais nous ne pouvons pas donner l’une des pièces maîtresse permettant l’accès à ce trésor au premier venu, aussi ne répondrons-nous qu’à l’appel du véritable Roi de France.

— Le Roi Louis lui-même m’envoie faire cette quête, regardez par vous-même le sceau royal qui scelle mon ordre de mission.

— Bien sûr, je vois très bien que vous semblez missionné par Louis, et vous m’avez l’air de bonne foi, mais comment puis-je être sûr que vous n’êtes pas un charlatan qui aurait tué le vrai messager pour trouver ce trésor et se l’approprier, ou pire, le confier à une puissance étrangère. Je suis désolé, Surcouf, mais vous allez devoir faire vos preuves pour que je vous donne l’une des sept pièces conduisant au trésor des Bénédictines.

— L’une de sept pièces ? Ainsi donc, il faut que je trouve ces pièces dans les monastères que la carte… Oui c’est, ça ! La carte doit sûrement mener aux monastères qui, comme celui de Chalais, renferment les indices conduisant au trésor, mais pour l’instant, impossible de la déchiffrer… Ma sœur, dites-moi, comment fait-on pour lire la carte. Connaissez-vous la langue dans laquelle est écrite ce message ? Une ancienne langue biblique ? Un code clérical ? J’ai besoin de votre aide.

— Je vais vous dire ceci. La pièce de Chalais est la clef du message des Bénédictines. Allez maintenant. Je vais vous mettre à l’épreuve, et si vous remplissez mes attentes, je vous ferai don de cette fameuse pièce.

— Mais les autres pièces ? Où sont-elles ? Ici ? Dans la région ? Ou bien éparpillées dans plusieurs monastères de France ?

— L’ordre des Bénédictines a fait vœu d’instruire les plus démunis et de les guider dans la foi du seigneur, c’est pour cela que notre ordre s’est étendu aux quatre coins du monde connu. Pour protéger le trésor du Roi, c’est dans ces monastères que les pièces ont été placées.

Sur ces mots, l’abbesse quitta la cellule de Surcouf, le bruit de ses sabots résonnant contre les murs de pierre du couloir. Lorsqu’il s’estompa finalement, le corsaire reprit ses esprits, et commença à retourner dans sa tête la mystérieuse phrase de la sœur : La pièce de Chalais est la clef du message des Bénédictines. Il détestait les énigmes. Il commença à faire les cent pas dans sa chambre.

Me mettre à l’épreuve… Les sept pièces conduisant au trésor des Bénédictines… Le véritable Roi de France… Aux quatre coins du monde connu… Autant d’informations que de mystères. Et que vais-je dire au Roi, moi, si l’épreuve n’est pas concluante ? De venir par lui-même ? Il faut que je trouve une solution. Je remplirai mon rôle et relèverai l’épreuve de l’abbesse.

Il descendit pour le dîner, et retrouva à table Éléonore, qui riait aux éclats face à Mircea qui lui racontait la façon dont la traite des vaches s’était déroulée. Elle portait une nouvelle robe, plus simple que les autres et plus adaptée à la vie au monastère. Comme à son habitude, Surcouf la complimenta sur son élégance.

— Merci, répondit la courtisane. C’est une robe que j’ai cousue moi-même. Ma mère m’a appris la couture quand j’étais encore petite fille, et j’ai toujours adoré manipuler les vêtements.

— C’est une excellente nouvelle, s’enthousiasma sœur Julie dont les oreilles indiscrètes avaient surpris la conversation. Nous avons enterré Sœur Madeleine la semaine dernière, dieu miséricordieux ait pitié de son âme, et c’était notre plus talentueuse couturière. Si vous pouviez passer, demain à l’atelier pour voir de quoi il retourne et nous apporter votre examen et votre expertise, je pense que les sœurs seraient ravies.

Éléonore acquiesça, flattée de la proposition, puis se concentra de nouveau sur son assiette, puisque le souper était servi.

Au matin du troisième jour, un étrange équipage apparut au bout du chemin qui menait au monastère. Oscar et Mircea, qui passaient le plus clair de leur temps à jouer dans les bois qui bordaient le monastère, furent les premiers à le voir. Le matin même, ils avaient vu un aigle qui tournait, haut dans le ciel au-dessus d’eux, quand Mircea s’était enfin décidé à conduire Oscar à sa cabane secrète. La cabane était construite en haut d’un cognassier gigantesque dont les branches basses s’évasaient et formaient une échelle idéale pour accéder à ladite cabane. D’en haut, ils avaient une vue parfaite sur la route qui serpentait dans la forêt jusqu’à Voreppe, ce qui leur donnait un point de vue idéal pour suivre sans être vu la progression de l’étonnant attelage.

Un homme à la barbe fournie et qui commençait à se teinter de poivre et sel apparut, monté sur un petit poney à la robe baie, au museau et au poitrail blanc, tandis que le bout de ses jambes était aussi noir que sa crinière.

L’homme portait sur le crâne une toque de renard roux et un grand manteau de fourrure de renne pendait sur ses épaules, malgré la chaleur pesante de la fin de matinée. Il tenait les rênes dans une main et de l’autre tirait par la bride un second poney, identique au précédent, attelé à une étrange charrette dont la cargaison semblait faite de caisses de bois recouvertes de peaux de bêtes. Malheureusement, les deux garçons étaient trop loin pour distinguer avec exactitude le chargement du voyageur.

Ils se regardèrent et d’un hochement de tête complice, décidèrent de le suivre discrètement, tentant de rester à l’abri dans les bois qui bordaient le chemin. L’homme semblait se diriger vers le monastère, et la question de sa destination ne se posait pas vraiment puisque, de toute façon, l’unique route qui y menait était un cul-de-sac. Finalement, il stoppa son attelage dans la cour principale. La sœur hôtelière s’avança vers lui de sa démarche caractéristique, ses petites jambes dodues se succédant l’une à l’autre à une vitesse étonnante, et ses larges hanches se balançant de droite et de gauche si bien qu’on avait l’impression qu’elle allait tomber à chaque pas. Oscar et Mircea sortirent de leur cachette et se rapprochèrent discrètement pour entendre la conversation.

— Holà ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Demanda la sœur sur un ton des plus hostiles. Nous n’avons que faire des marchands de tapis et des colporteurs. Allez donc vendre vos peaux ailleurs. Nous n’en voulons pas dans la maison du seigneur.

— Je ne viens pas vendre de peaux de bêtes, et je ne suis pas un colporteur non plus, soyez-en rassurée.

L’homme avait un accent étrange, entre le slave et le scandinave. Il souleva une des peaux de bête et sembla montrer à la sœur le contenu d’une caisse. De leur point d’observation, Mircea et Oscar ne pouvaient discerner ce qu’il montrait.

— Un message à faire passer ? demanda t’il.

— Rien. Merci. Nous avons notre propre pigeonnier. Allez, du vent ! Passez votre chemin.

— Bon. Tant pis. Si cela ne vous ennuie pas trop, je me contenterai de rester pour la nuit, Mes chevaux sont harassés et ma prochaine étape est à plus d’une demi-journée de selle. J’ai de quoi payer, rassurez-vous, ajouta t’il devant le regard sévère de la sœur, qui s’apprêtait à lui faire une réflexion.

Les garçons s’approchèrent alors de la charrette pour observer de plus près l’étrange chargement. A l’arrière, des peaux d’animaux morts s’amoncelaient en une pile parfaite, tandis que les fameuses caisses qui intriguaient tant les deux adolescents étaient en réalité des cages en osier, en bambou ou en canne, dans lesquelles étaient enfermés des oiseaux. La plupart d’entre eux étaient des pigeons voyageurs et des tourterelles, utilisés pour communiquer entre les villes, d’un pigeonnier à l’autre. Il y avait également trois oies bernaches, à la tête noire et au collier blanc, et une chouette effraie endormie. Les deux plus grandes cages étaient vides, mais les fientes et les os de petits rongeurs qui en jonchaient le sol montraient que leurs occupants n’avaient pas disparu depuis bien longtemps. Le voyageur devait être un de ces vagabonds qui braconne sur les terres des seigneurs et vend ses peaux au marché noir, ce qui expliquait la méfiance de la sœur hôtelière. Il devait avoir ajouté les pigeons à son commerce pour masquer ses activités de chasse illégale. Cependant, il n’avait ni fusil, ni pistolet pour chasser, ce qui était pour le moins étonnant.

Mircea, qui était le plus curieux des deux, lui demanda ce qu’il faisait ici, perdu dans les contreforts alpins, avec un tel chargement, et des habits aussi chauds dans le climat si clément de la mi-juin.

— Je m’appelle Wardin. Je suis un voyageur, un vagabond comme disent les gens d’ici. Je me laisse guider par les grandes migrations d’oiseaux. Récemment, j’ai suivi un vol d’étourneaux à travers le Vercors pour arriver ici. J’adore les étudier, ainsi, je parcours l’Europe à leur suite, pour essayer de les comprendre un peu mieux, et, quand j’arrive à les capturer ou que j’en trouve un malade à soigner, je tente de le domestiquer.

A cet instant, il leva vers le ciel sa main droite, gantée de cuir, d’un cuir épais et sombre, tenant au creux de sa main un morceau de viande crue. Alors, l’aigle qui tournoyait au-dessus d’eux depuis le début de la matinée fondit en piqué sur les trois hommes. Les ailes repliées au maximum, il fendait l’air à une vitesse vertigineuse, et les deux garçons pris de panique se jetèrent sur le sol, se protégeant la tête de leurs mains.

Au dernier moment, l’aigle ouvrit grand ses ailes, se plaça face au vent, et ralentit sa chute en trois énergiques battements d’ailes, pour finalement se poser délicatement sur l’avant-bras du visiteur. Le cuir épais du gant protégeait Wardin des énormes serres de l’oiseau. Longues de plusieurs centimètres, elles enserraient son bras d’un étau meurtrier. Wardin plaça sur la tête du rapace un capuchon de cuir qui masquait la vue de l’aigle et le calmait, puis il le déposa dans la plus grande des cages, sans la fermer. L’aigle était libre de partir à tout moment, mais le capuchon suffisait à le calmer, et il n’avait aucune raison de s’enfuir.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandèrent les deux garçons d’une seule voix, une fois remis de leurs émotions.

— C’est Balaïkhan, répondit Wardin. Mon aigle royal. Nous voyageons ensemble depuis plus de cinq ans, des steppes kazakhs du Sud de l’empire Russe, nous avons poussé jusqu’à la taïga de Sibérie avant de revenir en Europe de l’Ouest par la forêt noire et de traverser les Alpes pour arriver ici.

— Un aigle royal ! commenta Oscar, ébahi. Et il vous obéit ? Je veux, dire, il fait tout ce que vous lui demandez ?

— Oh non, loin de là, répliqua Wardin avec un sourire. L’aigle royal est le seigneur des cieux, il restera toujours sauvage et libre, et, pour cela, sa cage est constamment ouverte. Cependant, comme nous chassons ensemble depuis des années, nous avons tissé des liens puissants.

— Chassé ? Ensemble ? Comment cela ?

— Oui. Balaïkhan et moi chassons ensemble depuis des années, mais, sans vouloir vous vexer, mon ventre crie famine, et je me ferais un plaisir de vous raconter toute mon histoire autour d’un vrai petit déjeuner.

— Bien sûr, bien sûr, suivez-nous, installez-vous, répondit Oscar. Nous nous occupons de tout.

Les enfants avaient les yeux qui brillaient à l’idée d’entendre le récit de Wardin, et, alors qu’Oscar conduisait le voyageur à l’intérieur du réfectoire et mettait sur le feu une casserole de lait de chèvre, Mircea alla au poulailler récupérer des œufs pour lui faire une omelette. A l’intérieur de celui-ci, il trouva un tas de plumes blanches teintées de sang éparpillées sur le sol, parsemées de poils roux, témoins de l’attaque du renard qui rôdait autour du monastère depuis deux semaines, et qui avait déjà fait quatre victimes parmi les gallinacées. Il se rendit ensuite au four et déroba une miche de pain brûlante tout juste sortie de l’âtre, au nez et à la barde du moine qui était de corvée de pain ce jour-là. En revenant vers les cuisines du réfectoire, il croisa Oscar qui, après avoir installé son hôte à table, s’affairait à desseller les poneys. C’était des bêtes d’à peine un mètre trente au garrot trapues et musclées, avec leur belle robe isabelle. Ils les conduisirent à la grange qui servait d’écurie aux visiteurs du monastère, les sœurs n’ayant rien d’autre qu’une vielle mule qu’elles utilisaient pour amener leurs draperies et tissus au marché de Grenoble. Une fois le travail effectué, ils retournèrent à l’intérieur, rejoindre leur hôte.

Oscar cassa les œufs dans une grande poêle et mélangea le blanc au jaune avant qu’ils ne soient entièrement cuits. Les poules étaient bien nourries au monastère à en croire l’appétit vorace du renard, et produisaient des œufs délicieux. Ils furent cuits quand le lait se porta à ébullition, et Mircea servit Wardin dans une assiette en bois. Le fauconnier étala l’œuf sur une tranche de pain fumante et engloutit le tout, avant de s’envoyer une rasade de lait de chèvre. Il s’essuya la bouche d’un revers de main, et laissa échapper sa satisfaction par un rot bruyant.

— Rhâââ ! fit-il. Quel délice ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas mangé ainsi !

Les deux garçons s’étaient assis en face de lui et attendaient, , les coudes sur la table et la tête dans les mains, qu’il finisse son déjeuner et leur raconte la suite de son histoire. Il s’amusa de voir ces deux jeunes adolescents pendus à ses lèvres, et prit bien soin de déguster sa tartine à l’œuf avant de reprendre, pour faire monter le désir.

— Bon, alors ? Qu’est-ce que vous voulez savoir.

Le ton était volontairement provocateur, car Wardin savait exactement ce qu’ils attendaient. Oscar et Mircea se regardèrent avant de répondre en chœur :

— Tout !

— Comment avez-vous rencontré Balaïkhan ?

— Ah. Commençons par le début. Je suis né au Danemark, dans un petit village au Sud de Copenhague. Mes parents étaient de riches commerçants. Ils m’ont emmené avec eux sur la route de la soie quand j’avais une dizaine d’années. C’était mon premier grand voyage, j’allais avoir la chance de rencontrer des cultures complètement différentes de la nôtre et parcourir le monde. Malheureusement, je n’ai jamais pu voir les merveilles de l’Orient, car nous avons été séparés à la suite de l’attaque de la caravane par des voleurs Ottomans en Turquie. Lorsqu’ils m’ont vu, les assaillants n’ont pas voulu assassiner un enfant sans défense, alors, ils m’ont pris avec eux. Nous avons traversé le Caucase en Géorgie et contourné la mer caspienne jusqu’en pays Kazakh, où ils m’ont confié au patriarche d’une tribu des steppes. Ce sont des éleveurs nomades, qui naviguent à la suite de leurs troupeaux entre l’Oural et l’Altaï. Leur particularité réside dans le fait qu’ils sont d’excellents fauconniers et élèvent des aigles à la chasse. Ils m’ont accueilli, adopté et élevé selon leurs coutumes, m’apprenant au fil des années l’art de la fauconnerie. A l’âge de quatorze ans, j’ai reçu mon premier aigle. Je l’ai dressé, petit à petit, et il a fallu une année entière pour qu’il puisse participer à sa première chasse. Qui fut malheureusement sa dernière, car il a été mortellement blessé par le loup qu’il attaquait. C’était ma faute, il était trop jeune et trop petit pour un tel adversaire, et je ne suis pas arrivé à temps pour le protéger. Blessé dans mon amour propre, j’ai attendu plusieurs années avant de reprendre un aigle à ma charge. J’avais vingt-et-un printemps quand j’ai mené Gulayna à sa pleine taille. C’était une chasseuse redoutable, elle n’était certes pas la plus grande de tous les aigles, mais de loin la plus agile. Quand elle a tué son premier renard, les Kazakhs m’ont fait passer une cérémonie, j’étais devenu un homme. C’est à ce moment qu’ils m’ont offert Gavaïnah, mon premier cheval. D’ailleurs, mince, je l’ai laissé dans la cour ! Il faut que je le desselle !

— Les poneys ? Nous les avons dessellés et mis à l’écurie. Il y a un problème ? demanda Mircea, inquiet.

— Non, non aucun souci, parfait. Mais ce ne sont pas des poneys, ce sont des chevaux, des chevaux de Przewalski. Bien que de petite taille, ils sont solides, endurants, et capables de supporter le rude climat des steppes, en hiver. J’ai donc gardé Gulayna pendant neuf années, et nous avons chassé ensemble. Elle était un prolongement de mon bras, mon alter-ego, en quelque sorte. Puis, comme le veut la tradition Kazakh, je l’ai rendue à la nature pour qu’elle finisse sa vie en liberté. Balaïkhan est son fils, mon troisième aigle royal des steppes. Quand il a été assez grand pour chasser, je l’ai dressé selon la coutume. Il était plus grand que les autres aigles, et nous nous sommes attaqués à de plus grandes proies : chèvres des montagnes, loups. Puis j’ai eu envie de quitter le village. Je n’avais pas oublié mes origines et j’avais envie de découvrir le monde au-delà de la steppe. Les Kazakhs m’ont dit que je ne pouvais pas partir avec Balaïkhan, que l’aigle appartenait à la steppe et qu’il ne devait pas quitter les montagnes qui l’avaient vu naître, de peur que son esprit ne se perde. Alors, je l’ai offert au fils du chef de clan. Il venait d’avoir 14 ans et était comme mon petit frère, j’avais confiance en sa capacité de bien s’occuper de mon aigle. Ils m’ont offert un deuxième cheval, Aknur, et je suis parti vers le Nord avec les chasseurs. Nous nous sommes séparés après deux jours de cheval, eux prenaient vers l’Est et vers l’Altaï pour trouver de nouvelles aires et de nouveaux œufs. J’ai dit adieu à ma tribu et à Balaïkhan, que je pensais avoir perdu pour toujours. Trois jours plus tard, il m’a retrouvé. Les chasseurs avaient levé un renard et ils avaient sûrement voulu initier le fils du chef à la chasse, mais, dès que l’aigle avait été libéré, il était parti vers le Nord, insensible à leurs ordres et leurs cris, semant les autres aigles lancés à sa poursuite. Il m’a retrouvé au sommet d’une montagne enneigée, à la frontière Nord du Pays. Quand il s’est posé sur mon gant, j’ai compris que nous ne nous quitterions plus. Devant nous, s’étendait la vaste taïga enneigée, et un nouveau défi. Cela fait cinq années que nous chassons ensemble à travers l’Europe, et que j’étudie les espèces d’oiseaux qui la peuplent. Récemment, c’est en suivant un vol d’étourneaux par-delà le Vercors que je suis arrivé jusqu’ici.

A ce moment, la sœur hôtelière entra dans le réfectoire.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? demanda-elle, voyant la poêle vide et la casserole de lait utilisée. Bande de petits garnements !

— C’est moi qui leur ai demandé, dit alors Wardin, prenant la faute sur lui. J’avais faim et ils ont eu la gentillesse de me faire des œufs et de me donner du pain et du lait de chèvre.

— Des œufs ? Mircea, tu es encore allé voler des œufs dans le poulailler ? Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ? Tous les jours c’est la même chose. Tu voles, tu casses, tu n’as rien à faire des règles. Nous n’allons pas pouvoir te garder ici, si tu continues.

— Rhooo, ce n’était que deux œufs, ajouta Mircea en haussant les épaules et en baissant les yeux. D’ailleurs, le renard est encore revenu, cette nuit, et a pris une poule blanche.

— Un renard, dis-tu ? Demanda Wardin.

— Oui, un renard roux, répondit Mircea.

— Il rôde autour du poulailler depuis bientôt deux semaines, poursuivit la sœur hôtelière. Il a déjà pris quatre poules et deux canards. Le poulailler a beau être fermé la nuit, il arrive toujours à passer sous le grillage. Nous avons installé des pièges, mais il est si rusé qu’il les évite tous.

— Je vais m’occuper de ce renard, dit Wardin. Dès demain. Les garçons, si vous voulez m’accompagner, rejoignez-moi dans la cour avant l’aube.

Le lendemain matin, Oscar fut réveillé en pleine nuit par un tambourinement à sa porte.

— Boum Boum Boum Boum Boum. Oscar ! Ouvre ! Allez, vite !

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ?

Il entrouvrit les yeux et ne vit rien d’autre que la pénombre de sa chambre.

— C’est moi, Mircea ! Allez, ouvre, il faut y aller. Tu sais… Wardin… le renard !

Cebus se réveilla en sursaut et couina en montrant les dents en direction du bruit ; Oscar sortit de son demi-sommeil et de la torpeur qui l’enveloppait, en commençant finalement à comprendre : Wardin, le renard, oui ! c’était vrai ! Il s’adressa à Mircea à travers la porte.

— Oui, oui, j’arrive ! Cebus, tais-toi, ça suffit, c’est juste Mircea, c’est un ami, ajouta-il en direction du capucin.

Le singe grogna et se replia vers le fond de la pièce, le poil toujours hérissé, et les canines pointant vers la porte de bois de la cellule. Oscar enfila en vitesse son pantalon et sa chemise de lin, et sortit rejoindre son ami. En passant le pas de la porte, il se retourna vers Cebus.

— Tu viens ?

Pour toute réponse, le capucin siffla dans sa direction.

— D’accord, tête de mule, reste ici, moi, j’y vais.

Il bailla, s’étira, et se retourna vers Mircea, qui avait l’air beaucoup plus frais et dispos que lui.

— Tu sais, je crois que Cebus est jaloux. Il n’a pas l’air d’apprécier le fait que j’ai un nouvel ami.

— Oh, je comprends, c’est tout nouveau pour lui, il n’a jamais vraiment eu à te partager, et ton attention n’est plus aussi grande envers lui ces derniers temps. Mais bon, ton père et toi n’allez pas rester éternellement non plus. Il sera bientôt de nouveau en tête à tête avec toi tandis que je resterai ici.

— Oui, répondit Oscar en baissant les yeux. Et c’est bien dommage. Je t’apprécie beaucoup. En réalité, je n’ai jamais eu de camarade de jeu avant toi.

— A vrai dire, moi non plus.

Un éclair de tristesse passa dans le regard de Mircea.

— J’ai l’impression de ne pas mériter autant de bonheur d’un coup. Ce n’est pas juste, ce n’est pas normal, la vie va me rattraper bientôt, j’en suis sûr.

— Ne dis pas de bêtises, reprit Oscar. Allez, retrouvons Wardin avant qu’il ne parte. Il nous avait donné rendez-vous quelque part ? Je ne me souviens plus.

— Oui. Dans la cour, je crois.

Ils sortirent dans la nuit noire. Le ciel était partiellement dégagé, dévoilant sa voute étoilée. Seule la lune était masquée par quelques cirrus disparates, mais ses rayons argentés parvenaient malgré tout à transpercer le voile nuageux pour éclairer la cour. De l’autre côté du bâtiment, par la porte opposée à celle par laquelle les garçons étaient sortis, ils virent la silhouette d’un homme se dessiner et traverser la cour en direction de l’étable. Il semblait porter une toque de fourrure. C’était Wardin.

Les deux adolescents le rejoignirent dans le bâtiment, et Mircea alluma une torche au mur pour qu’ils puissent y voir plus clair.

— Ah, vous voilà, vous deux. C’est bien ! Aidez-moi à seller les chevaux.

Ils s’affairèrent donc tous les trois à harnacher les bêtes puis sortirent dans la cour. Wardin libéré Balaïkhan de sa cage, et l’aigle semblait encore endormi, calmement posé sur le gant épais du fauconnier, la vue toujours cachée par le capuchon de cuir. La cage de la chouette effraie était désormais vide, l’oiseau de proie étant parti pour sa chasse nocturne.

— Je vais monter Gavaïnah. Prenez Aknur, dit-il en désignant la jument.

Mircea monta en tête , Oscar en croupe, enserrant le premier par la taille. En sortant de l’étable, Wardin indiqua d’un doigt le massif dont la falaise calcaire qui dominait le monastère reflétait la douce lueur lunaire.

— Il nous faut monter ici, dit-il. De là-haut, Balaïkhan aura une vue plongeante sur le monastère et ses alentours. Savez-vous comment y aller ?

— Oui, répondit Mircea. Il faut passer par le Goulet du Lorzier, et de là suivre le plateau jusqu’ici. La falaise est infranchissable avant.

— Et, ce goulet, il est loin d’ici ?

— Un peu plus d’une lieue. Si l’on ne traîne pas trop, nous pouvons y être en une heure. Suivez-moi.

Il prit la tête et guida sa jument vers le sentier qui montait sous le massif de la Roize, et serpentait vers le Nord en direction du rocher du Lorzier. Les chevaux de Przewalski n’étaient pas hauts sur pattes, mais ils étaient endurants et avaient le pied agile, habitués à naviguer dans les pentes piégeuses des montagnes eurasiennes, et à les dévaler à tombeau ouvert lorsque les aigles des chasseurs avaient ferré leurs proies. Ils longèrent donc la surface blanche éclatante de la falaise calcaire, suivant le chemin qui montait en pente douce en lisière de forêt, traversèrent le Ruisseau de Charminelle, et arrivèrent au pied du goulet en moins de quarante minutes. Dès lors, le sentier serpentait à flanc de montagne, et faisait des lacets dans l’étroite combe creusée dans la roche verticale de part et d’autre. Il leur fallut zigzaguer pendant vingt bonnes minutes pour grimper jusqu’au plateau, à plus de huit cent pieds plus haut.

La vue était surprenante. Malgré la nuit épaisse, la vallée était baignée par les reflets argentés de l’astre nocturne et l’Isère luisait tel un serpent de mer aux reflets d’ivoire. A l’est, un halo de lumière pointait déjà au-dessus des contreforts alpins. Le plateau du massif de la Roize était en réalité une plaine large de plusieurs centaines de mètres, et ils purent lancer leurs montures au galop pour rejoindre le promontoire qui surplombait le monastère en moins d’une demi-heure. Désormais, le soleil était presque levé, et les champs autour du cloitre étaient imprégnés des couleurs rosées de l’aube. Cependant, la vallée était plongée dans la brume.

Wardin retira le capuchon qui recouvrait la tête de Balaïkhan et l’aigle ébouriffa les plumes de son cou en secouant le chef de droite et de gauche. Ses yeux perçants scrutaient la plaine en contrebas de la falaise, à l’affut du moindre mouvement. Oscar, Mircea et Wardin cherchaient aussi le moindre indice de la présence du renard, qui était devenu leur proie, sans le savoir. Au bout de près d’un quart d’heure d’une attente immobile et silencieuse sur le piton rocheux, Oscar entraperçut un éclair de lumière rousse aux abords du poulailler. Il sursauta, et se demanda s’il ne l’avait pas inventé, car sa vision disparut aussitôt. Mais il n’était pas le seul à l’avoir vu, et Balaïkhan s’élança par trois battements d’aile rapides au-dessus du précipice. Alors, il étendit ses larges ailes de deux mètres trente d’envergure et se mit à planer au-dessus du monastère, tentant de repérer le fieffé goupil qui avait disparu derrière un bâtiment. L’aigle avait un plumage brun foncé, mais, vu du dessous, ses plumes les plus longues étaient rousses sur le bout de l’aile et d’un blanc éclatant à la base, proche de la structure osseuse de l’aile. Il décrivait de larges cercles dans le ciel, se laissant porter par les courants ascendants, ses rémiges, les plus longues de ses plumes, mais aussi les plus distales, frémissaient sous l’air chaud qui montait de la vallée. Ses ailes immobiles, il ne changeait de direction qu’en inclinant légèrement les plumes de sa queue qui elles aussi étaient blanches en dessous, et barrées d’une bande noire à leur pointe. Il ajustait son vol en permanence, se rééquilibrant devant un changement de pression, puis reprenant de l’altitude en s’infiltrant dans un courant d’air chaud à flanc de falaise. Sa tête bougeait en permanence à droite, à gauche, balayant le paysage sous lui, et il semblait scruter avec insistance la moindre parcelle du monastère, à la recherche du renard. Les plumes de son cou étaient rousses, elles aussi, et son bec était paré d’une cire jaune. Quand le renard reparut finalement dans son champ de vision, Balaïkhan replia ses ailes sous lui en une fraction de seconde et plongea en piqué vers le canidé. L’aigle descendait à plus de cent cinquante kilomètres par heure et fondait sur sa proie. Le goupil l’aperçut alors qu’il passait au-dessus du clocher. Abandonnant le poulailler, il détala à travers la cour, et traversa le champ en direction de la forêt. Erreur ! En terrain découvert, il n’avait aucune chance, et la lisière du bois protecteur était bien trop lointaine pour qu’il ne l’atteigne à temps. L’aigle pouvait manœuvrer aisément, et il disposait d’un avantage de taille, sa vitesse et sa hauteur. Le renard courait plus vite que jamais, mais c’était trop tard. Les serres meurtrières se refermèrent sur lui, et il roula sur la terre en glapissant, entraînant Balaïkhan dans sa chute. Il se débattit pendant de longues secondes avant d’abandonner, vaincu.

— Hourra ! hurlèrent les deux garçons en voyant l’aigle achever le renard d’un coup de bec meurtrier.

— Allons, dépêchons nous, il faut redescendre, maintenant, dit Wardin en talonnant Gavaïnah, son étalon pour lui faire prendre le chemin du retour. Il ne faut pas que l’aigle abîme de trop la fourrure.

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