Chapitre 24 : Nice

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Sitôt passé Turin, Essex et Tom purent emprunter la route royale, récemment inaugurée, et qui reliait Nice et son comté à la capitale des états de Savoie, Turin. Ils abandonnèrent les mules qui les avaient courageusement servies et aidés à traverser les alpes autrichiennes jusqu’en Italie, pour profiter du confort d’une diligence moderne. Ils furent bloqués presque une semaine au col de Tende, pris dans une tempête de neige, et restèrent quelques jours dans le fort qui défendait le col. Lorsque le ciel redevint plus clément, le fort était entouré de congères de huit pieds de hauteur, et la route était indiscernable du reste de la montagne, aussi durent-ils redescendre en luge les quarante-six lacets qui desservaient le versant Niçois du col. Cela amusa grandement Tom, mais beaucoup moins Hardy qui craignait de se rompre le cou à chaque épingle de la dangereuse piste. Plus bas dans la vallée, la tempête de neige s’était transformée en torrents de pluie qui avaient gonflé les rivières et menaçaient d’inonder toute la vallée. Ils purent reprendre un coche et atteignirent finalement les remparts Niçois en fin de journée, toujours dominés par un ciel de traine qui se colorait d’orange et de rouge.

Ils demandèrent au cocher de les conduire dans les hauteurs de la cité, où John Hardy avait ses entrées. En effet, depuis une quinzaine d’années, le comté de Nice était devenu le lieu de villégiature hivernale prisé des aristocrates anglais et Essex les connaissait tous ou presque. Ils s’arrêtèrent devant la grille d’une vaste propriété dont les jardins étaient typiquement britanniques.

— Viens, Tom. Entrons.

— Où sommes-nous ? demanda le blondinet.

— C’est la résidence hivernale du comte de Suffolk. Lorsque nous avons quitté Paris, j’ai reçu une lettre de sa femme qui m’invitait à passer quelques jours à ses côtés, son mari étant parti en campagne au Bengale lutter contre les invasions Mongoles. Je n’ai malheureusement pas pu l’honorer de ma présence pour les fêtes, mais je m’assurerai de lui souhaiter la nouvelle année avec tout le respect que je lui dois.

— Mais, John, comment se fait-il que tu connaisses des femmes dans toutes les villes d’Europe ?

— Mon bon Tom, tu es encore jeune pour connaître les rouages de nos sociétés modernes, mais je vais t’apprendre une chose : homme ou femme, la qualité qui te sera la plus importante, dans le futur, est la manière dont tu sauras user de tes charmes. Séduis les hommes de la cour et tu auras leurs faveurs et leur respect, séduis leurs femmes et tu auras tout pouvoir sur eux. Tu es un beau garçon et je t’apprendrais comment en tirer le meilleur parti.

— Mais… votre femme ? demanda Tom.

— Ma femme… il fit une pause, leva les yeux au ciel avant de reprendre. Ma femme connaît les difficultés du monde dans lequel nous vivons et comprend tout à fait les sacrifices nécessaires à la concrétisation de nos ambitions communes. Savais-tu que lorsque je l’ai épousée, elle n’était que la fille d’un baron et moi le fils d’un bourgeois. Regarde-nous aujourd’hui, comte et comtesse d’Essex, et dans les faveurs de la reine Elizabeth, régente du royaume de France. Regarde, toi par exemple, ta mère, en épousant le comte de Kent, est à la tête de l’un des comtés les plus influents du royaume. Et cela lui en a coûté, à l’époque, d’épouser cet ivrogne de Canterbury qui n’a rien fait de mieux, avant de mourir, que de lui donner, en ta personne, un héritier légitime. Mais, trêve de bavardages, il nous faut entrer.

Ils franchirent la grille et traversèrent l’allée qui menait jusqu’à la riche demeure. Bien que l’hiver eût jeté son dévolu sur les arbres fruitiers et les parterres de fleurs, les jardiniers s’activaient à l’entretien des pins et des pelouses du domaine. Sur le perron, la comtesse de Suffolk sortait justement de la maison, accompagnée de son maître de littérature, qui lui faisait la lecture d’une pièce de Molière. La femme, qui devait avoir un peu moins de trente ans, portait une robe à l’anglaise noire et or, aux motifs sophistiqués mais à la coupe simple, dépourvue de fanfreluches. Ses épaules étaient recouvertes d’une étole de fourrure brune, et son visage était dissimulé sous le capuchon blanc d’une capeline d’hermine.

— Heather ! L’interpella John Hardy en la voyant.

— Essex, répondit-elle, lorsqu’elle reconnut l’homme qui l’avait appelé. Que faites-vous ici ?

Le comte grimpa les quelques marches qui le séparaient de son hôtesse et s’agenouilla pour lui baiser la main.

— Je suis en mission pour Elizabeth, dit-il. Comme je faisais étape à Nice, je me suis souvenu de votre lettre, et je n’ai pas voulu manquer de vous rendre visite.

— C’est bien aimable à vous, mon cher comte, et je vous saurai gré de vous joindre à moi, du moins pour le dîner. Sachez que bien que la nourriture soit délicieuse, dans cette région, et que le climat soit bien plus clément qu’outre-manche, il n’y a ici que bien peu de nos compatriotes, et les locaux sont quelque peu… rustres et manquent cruellement de distinction. Mais quel est cet enfant qui vous accompagne ?

— Pardonnez-moi, j’ai omis de vous présenter Tom. C’est mon neveu et fils du feu comte de Kent.

— Enchanté, répondit-elle, et toutes mes condoléances au sujet de votre père. Quelle mission la reine Elizabeth a bien pu confier à un homme au passé aussi sulfureux que le vôtre, Essex ?

— Ma chère Heather, vous peignez ici un bien triste portrait de ma personne, et bien trop réducteur. Et sachez que la reine m’a chargé de retrouver la trace d’une ancienne maîtresse de ce bon roi Louis.

— Louis est mort, Essex, le saviez-vous ? En l’absence d’héritier légitime, la reine Elizabeth s’est proclamée régente dans l’attente de trouver lequel des cousins du Roi aura droit à la couronne.

Le Roi est mort, pensa Hardy, voilà qui devrait me faciliter la chose.

— Vous me l’apprenez, répondit-il à la comtesse. Et vous m’en voyez profondément navré. C’était un brave homme, ce Louis.

— Un brave homme, probablement, dit-elle, mais un piètre roi. Nous savons tous les deux qu’il n’a jamais désiré la couronne qui lui est revenue à la mort de son frère. Et son mariage forcé avec Elizabeth n’a pas arrangé les choses. Il a passé la majeure partie de son règne à banqueter à Versailles, laissant le sort de son pays entre les mains de ses conseillers. Et, nous le savons tous les deux, c’est la reine qui tirait les ficelles depuis son arrivée à la cour. Elizabeth, à l’instar de son père, a toujours eu un esprit de leader, et cela est une bonne chose, pour la France comme pour notre chère Angleterre.

Ils devisèrent ainsi pendant une heure, arpentant les allées des jardins de la résidence hivernale, la comtesse accrochée au bras de John Hardy, Tom, en retrait, marchant quelques mètres en arrière, mais ne manquant rien de leur conversation. Finalement, Essex aborda le sujet qui l’avait conduit jusqu’à Nice.

— Ma chère comtesse, depuis combien de temps venez-vous en hivernage ici, à Nice ?

La comtesse se plongea dans ses souvenirs, réfléchit quelques minutes, avant de répondre.

— Depuis toute petite, si mes souvenirs sont exacts. Je devais avoir à peine plus de cinq ans quand mes parents ont acheté cette propriété. Nous y venions tous les hivers, pour nous soustraire, ma mère et moi, au froid glacial de Suffolk. Mon père nous y rejoignait de temps à autre, lorsque les affaires du comté ne nécessitaient pas sa présence au château. Lorsque je me suis mariée, j’ai arrêté d’y venir, mais, depuis deux ou trois ans, à la mort de mon père, j’ai hérité de cette demeure et je viens y passer les longues nuits d’hiver. Mais le temps est très long, ici, et l’absence de mon mari est insupportable. Je suis heureuse de votre visite, Essex, profondément heureuse.

Elle avait dit ça en posant une main sur la poitrine de John Hardy et en plongeant ses grands yeux bruns dans le regard tendre du comte. Il avait souri pour lui répondre, pris la main de la jeune femme, et déposé sur ses doigts délicats un baiser des plus sensuels, ne la quittant pas du regard.

— Vous souvenez-vous de la visite d’Oxford à Nice, il y a quelques années de cela ?

— Oxford… répondit la comtesse… Oui, en effet, je m’en souviens. C’était… il y a plus de dix ans. Je devais avoir quatorze ou quinze ans, ce devait être dans mes dernières années à Nice, juste avant mon mariage.

— Ainsi donc, Oxford est passé par Nice, à ce moment-là, demanda Hardy, comme pour confirmer sa théorie.

— Mieux encore, répondit Heather. Il a séjourné ici-même.

— Dans cette demeure ? demanda Tom. Quelle coïncidence !

— Coïncidence, pas tout à fait, mais vous me demandez là de faire travailler ma mémoire et de me rappeler mes cours sur l’histoire des pairies d’Angleterre que mon père me faisait réciter, jadis. En 1703, à la mort du dernier comte d’Oxford, la lignée des De Vere s’est éteinte. Votre arrière-grand père, Essex, dont les De Vere étaient vassaux a refusé de léguer le château de Hedingham à Marjorie Lindsay, cousine d’Aubrey De Vere, et l’a vendu à un député. Les Lindsay, qui étaient liés aux Howard de Suffolk par de nombreux mariages, reçurent de la part de mon arrière-grand père le château d’Orford. Plus tard, lorsque James Lindsay sauva le roi Henri VIII lors du siège de Boulogne, il récupéra le nom d’Oxford, à titre honorifique. Et c’est pour cela qu’Oxford est venu résider chez nous lorsqu’en 1770, il était sur la piste d’une certaine maîtresse du roi Louis… mais… à ce propos, serait-ce la même maîtresse de Louis que vous cherchez à votre tour, Essex, demanda-elle.

— Oui. Oxford est parvenu au bout de sa mission mais a mystérieusement disparu, emportant avec lui ses secrets. La reine Elizabeth m’a chargé de suivre la piste de ses recherches, afin de lever le voile sur le mystère de cette femme qui a fait chavirer le cœur de Louis et par là-même basculer le destin de l’Europe.

— Faire basculer le destin de l’Europe ? demanda Heather. Ne croyez-vous pas en faire un peu trop, Essex ?

— Je vous l’assure, c’est à cause d’elle que Marie-Antoinette a sombré dans la folie qu’on lui connait, et que l’Autriche a refusé son aide à la France lors de la guerre du Lys et de la Reine des épines.

— Allons donc, répondit la comtesse. Je veux bien vous croire. Mais… il se fait tard et le froid commence à mordre malgré l’épaisse fourrure qui m’en protège. Venez. Allons prendre le thé à l’intérieur.

Ils entrèrent tous les trois dans la maison dont la chaleur des cheminées contrastait avec le vent glacial au dehors. John débarrassa galamment Heather de son manteau et la suivit dans le petit salon. Quelques minutes plus tard, une des servantes arriva avec trois tasses, une théière et quelques biscuits sur un plateau d’argent qu’elle déposa devant sa maîtresse et ses invités.

— Dites-nous, Heather, quelles informations Oxford a-t-il appris sur Louis pendant son séjour à Nice ?

La jeune femme se servit une tasse de thé, croqua dans un biscuit sablé, et commença son récit.

— Oxford revenait de Vienne, où le duc de Savoie, Victor-Amédée III, lui avait confié être venu de Nice à la suite du prince Louis. Cependant, malgré tous ses efforts, Oxford ne trouva personne qui aurait vu le prince durant l’hiver précédent son voyage à Vienne. Mais un soir, alors qu’il racontait cela à mon père, durant le souper, l’évocation du nom du prince fit écho dans ma mémoire. Le soir-même, j’allai trouver Oxford dans sa chambre pour lui raconter toute l’histoire.

— Vous aviez vu Louis ? demanda Tom.

— Oui, en effet, j’avais vu le prince Louis, répondit-elle. Tu es très perspicace, mon petit Tom.

Elle le regarda intensément, lui sourit, et caressa le visage du garçon d’une main délicate. Tom ne put réprimer les frissons qui parcoururent son corps au contact de la peau de cette femme qui l’intriguait et l’attirait étrangement.

— Quelques années plus tôt, le prince Louis avait défilé dans Nice à la tête de son armée. Je n’avais jamais vu autant d’hommes de ma vie. Louis paradait en tête de cortège. Il était jeune et tellement beau, dans sa tenue militaire, tout de blanc et d’or, chevauchant Écume, sa jument d’un noir de jais. Je n’avais pas encore dix ans, mais le visage de cet homme s’était gravé dans ma mémoire pour toujours. Quelle fillette de bonne famille n’a-t-elle pas rêvé d’épouser un prince, jeune, beau et puissant par-dessus tout ?

— Que faisait Louis à la tête d’une armée ? demanda Tom. N’était-il pas dans la marine ?

— Si, mais peu avant la guerre du Lys et de la Reine des épines, Louis a été envoyé par son père mettre un terme à la rébellion des ducs de Savoie, répondit Hardy. Trahissant ses seigneurs-liges, Victor Amédée III, comte de Nice, lui ouvrit les portes de la ville et lui offrit la route du Piémont sur un plateau d’argent. Le prince arriva sans peine à Turin, tandis que sa flotte, commandée par le capitaine Clavel, asphyxiait les ports de Gênes et de Pise. Les ducs durent se soumettre et Victor Amédée, le traître, récupéra les titres des seigneurs auxquels il devait allégeance.

— Merci pour ce rapide cours d’histoire, Essex, je n’aurais pas pu mieux faire, dit la comtesse. Le visage de Louis, donc, était resté gravé dans ma mémoire, et, l’hiver prenant fin, je rentrai avec ma mère dans notre château de Suffolk. L’hiver suivant, c’était à la fin de l’année 1769, de retour dans le Sud de la France, je revis le prince Louis alors que je jouais avec des gamins des quartiers pauvres. Nous nous amusions à inventer des histoires de princesses et de chevaliers en jouant au pied des hautes murailles du château de Nice, lorsqu’un couple nous dépassa. Ils étaient tous les deux encapuchonnés, mais je reconnus aussitôt le visage du prince, toujours aussi beau malgré l’apparence piteuse de ses habits. La femme qui l’accompagnait devait avoir dix-huit, dix-neuf ans tout au plus. Son visage était dissimulé mais on voyait des mèches de cheveux châtain dépasser de sa capeline. Je rameutai mes amis et nous suivîmes discrètement le couple à travers les ruelles escarpées de la vielle ville. Ils longèrent le rempart Ouest et toquèrent à une petite porte qui donnait sur la cour inférieure. Alors qu’ils s’apprêtaient à entrer, la jeune femme se retourna vers moi, et me sourit. Je pus apercevoir deux yeux verts en amande, et un visage d’une grande douceur. Puis, la porte se referma sur eux.

— Éléonore, soupirèrent Tom et John Hardy d’une seule voix.

— Oui, c’est exactement ce que m’a dit Oxford, lorsque je lui ai raconté l’histoire, dit-elle.

— Et ensuite ? Qu’est-ce qu’Oxford a trouvé ? Qui était cette femme ? comment sont-ils arrivés à Nice, comment se sont-ils rencontrés.

— Apparemment, Oxford a découvert qu’ils étaient restés presque un an à Nice, en secret, cachés par Victor-Amédée. Quant aux origines de la mystérieuse amante du prince, je n’en ai jamais eu connaissance, car nous partîmes avec ma mère le jour où Oxford devait se rendre au château de Nice pour poursuivre son enquête.

— Nous irons demain au château pour en apprendre davantage, conclut Hardy. Merci, Heather. Votre aide nous aura été précieuse, et je ne saurais comment vous remercier.

— Mais votre présence à tous les deux est un cadeau pour moi, mon bon Essex. Vous savez comme il est difficile, pour une femme de mon rang, de passer seule les longs hivers, sans la présence rassurante de son mari.

— Je sais à quel point l’absence de votre époux vous touche, et je ferai tout mon possible pour pallier ce manque, ma dame, répondit Hardy.

— Quel flatteur vous faites, Essex, reprit la comtesse. Il me tarde de voir à quel point vous saurez faire honneur à mon hospitalité.

Le restant de la soirée, John Hardy et la comtesse ne cessèrent de se complimenter tour à tour, leur jeu de séduction, d’abord discret, tournant rapidement en caresses impudentes et mots doux soufflés dans le cou, sous les yeux de Tom qui assistait à la scène. De temps à autre, la comtesse le fixait du regard, et cillait sensuellement de ses paupières fardées de violet, faisant renaître dans les entrailles du garçon les mêmes sensations qui l’avaient troublées lorsqu’elle lui avait caressé la joue, lors de leur promenade dans le jardin. A un moment, il crut même sentir la jambe de la comtesse venir se coller contre la sienne et caresser son mollet pendant quelques secondes, mais il finit par penser que c’était une hallucination de son esprit adolescent car la comtesse, à cet instant, était pendue au cou de John Hardy et riait à gorge déployée à une plaisanterie du comte. Le diner achevé, le garçon monta se coucher dans la chambre que la comtesse avait fait préparer pour lui, tandis qu’il voyait son oncle entrer à la suite de leur hôtesse, dans la chambre du comte de Suffolk, qui depuis sa tente du Bengale, était sur le point de se voir coiffer d’horribles cornes. Allongé sur son lit, Tom ne trouvait pas le sommeil. Il ne pouvait ôter de son esprit l’image des regards que la comtesse lui avait lancés tout au long de la soirée, et il se mordait la lèvre à l’idée de savoir John dans la chambre voisine. Quelques minutes plus tard, les rires de la comtesse laissèrent place à des chuchotements étouffés, puis il entendit le martèlement régulier du lit contre la paroi qui séparait les deux chambres. Petit à petit, les murmures se murent en gémissements et les deux amants exultèrent de concert après quelques minutes. Le calme revenu, Tom se retourna dans son lit et ferma les yeux, mais la porte de sa chambre s’ouvrit alors, laissant entrer la silhouette familière de John, en tenue de nuit.

— Tom, tu dors ? demanda-il.

— Non, répondit l’enfant. Je n’arrive pas à trouver le sommeil.

— Tant mieux.

Le comte approcha et s’assit sur le rebord du lit de son neveu, s’enfonçant dans le matelas de plumes d’oie.

— Te souviens-tu de ce que je t’avais dit au sujet des qualités les plus importantes, chez un homme ?

— Que… comment ? demanda Tom. A propos de savoir user de mes charmes et de sacrifier ma vertu au profit de causes plus grandes ?

— Oui. Je t’avais dit que le temps viendrait où je t’apprendrais à en user à ton tour. Ce temps est venu, Tom. La comtesse demande à te voir.

— La comtesse ? mais…

— Chut, le coupa Essex. Va. Laisse-toi faire. Ce soir, tu deviendras un homme.

Le cœur de Tom battait à tout rompre et semblait vouloir sortir de sa poitrine. Il se leva, ses jambes flageolèrent, mais il parvint à se maintenir debout. Dans son ventre, une boule d’angoisse grandit à mesure qu’il s’avançait vers la porte de sa chambre, et en même temps, un sentiment de désir nouveau commençait à gagner son être. Il avait les mains moites et une goutte de sueur se forma sur son front et commença à perler le long de sa tempe. Arrivé devant la porte de la chambre de la comtesse, il s’essuya les mains sur le tissu de sa chemise de nuit, et frappa trois fois.

— Qui-est-ce ? demanda une voix féminine que le garçon connaissait trop bien.

— C’est moi…Tom, répondit-il d’une voix chevrotante.

— Entre, mon garçon, reprit la voix.

Il fit tourner la poignée dorée et poussa la porte de la chambre qui grinça sur ses gonds. L’atmosphère de la pièce était suffocante, alliant une odeur de musc et de sueur. La lumière était tamisée, la chambre étant éclairée par d’immenses chandelles situées aux quatre coins de la pièce, dont la flamme se reflétait sur les rideaux de velours rouge qui occultaient les fenêtres. Le lit à baldaquin occupait la majorité de l’espace, avec ses voiles de soie blanche accrochés aux montants. La comtesse était allongée sur le lit, à moitié nue, sa tenue de nuit ouverte laissant apparaître un sein d’une blancheur laiteuse.

— Viens, mon enfant, dit-elle en tendant une main vers Tom. N’aie pas peur.

Le lendemain, John fut réveillé par les rayons du soleil hivernal qui filtraient à travers les rideaux entrouverts de sa chambre. Il se leva, s’habilla, et se dirigea vers la chambre de la comtesse. Derrière la porte, il entendait des murmures inaudibles. Il frappa à la porte et interpella son neveu.

— Tom, je vais au château, veux-tu venir avec moi ?

Il entendit les deux occupants de la pièce chuchoter quelques instants avant que la voix de l’enfant ne lui réponde finalement.

— Je… heu… non, je vais rester encore un peu.

Essex sourit et descendit le double escalier qui menait à la salle à manger. Les serviteurs de la comtesse de Suffolk avaient préparé un véritable petit-déjeuner anglais, et John se régala, lui qui n’en avait plus savouré de pareil depuis son départ d’Angleterre. Une fois repu, il sortit affronter le froid mordant de l’hiver, et descendit la colline où était construite la résidence de la comtesse pour se diriger vers le château de Nice. Il arpenta les ruelles de la vieille ville pendant toute la matinée avant de finalement trouver la porte dérobée dont parlait Heather et par laquelle le prince Louis avait disparu avec son amante, une quinzaine d’années auparavant. John frappa trois coups et attendit. Il attendit longtemps, et s’apprêtait à rebrousser chemin lorsqu’il entendit des bruits de pas et le cliquetis d’un trousseau. Quelques secondes plus tard, une clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit en grinçant. La petite porte de bois donnait directement accès à l’enceinte de la citadelle et menait à un escalier de pierre qui montait dans les entrailles du château. L’homme qui lui ouvrit était un vieillard au crâne chauve et au dos courbé. Il portait un bandeau sur l’œil droit et une courte dague à la ceinture.

— Qui êtes-vous ? demanda-il à John.

— Je suis le comte d’Essex, répondit John. Et vous ? Êtes-vous le gardien de cette partie du château.

— Oui, en effet, grommela l’homme. Que voulez-vous ? et que faites-vous ici ?

— J’aimerais vous poser quelques questions, répondit Essex. Vous permettez que j’entre ?

— Suivez-moi, dit le gardien en refermant la porte derrière Hardy.

Il attrapa le flambeau qui était accroché au mur le plus proche et conduisit le comte à travers un dédale d’escaliers et de couloirs qui se ressemblaient tous. Finalement, il s’arrêta devant une petite pièce sans fenêtre, où terminait de se consumer une maigre buche dans la cheminée. Il prit deux chopes de bois qu’il remplit d’un liquide brun avant d’en tendre une à John.

— Tenez, buvez, c’est moi qui l’ai faite.

John avala une gorgée de sa bière et s’efforça de ne pas grimacer devant l’amertume du breuvage. Les deux hommes s’assirent à la table de bois brut, et John Hardy commença son interrogatoire.

— Depuis combien de temps travaillez-vous au château ?

— Trente ans, répondit l’homme.

— Et avez-vous toujours occupé ce poste ?

— Ci-fait, affirma-il.

— Alors laissez-moi faire travailler votre mémoire. Vous souvenez-vous du séjour du défunt roi Louis à Nice, il y a une quinzaine d’années, alors qu’il n’était encore que prince.

— En effet, répondit le gardien. Le prince a séjourné ici, et je peux vous le dire maintenant qu’il est mort, il y était en secret.

— Parfait, reprit John, mais, ce qui m’amène ici, ce n’est pas vraiment la présence du roi, mais celle de la jeune femme qui l’accompagnait. Vous souvenez-vous d’elle ?

— Oui, je m’en souviens. Jeune, belle, douce, elle avait toujours un mot gentil à mon égard.

— Et que savez-vous de son identité ? demanda Essex.

— Pas grand-chose, sinon qu’elle était Italienne. C’était reconnaissable à son accent. Elle n’était pas bavarde en ma présence, mais j’aurais reconnu cet accent entre mille.

— Italienne, donc. Savez-vous où le roi l’aurait rencontrée ?

— D’après les rumeurs qui couraient au château, il l’aurait rencontrée lors de sa campagne piémontaise, en serait tombé fou amoureux et l’aurait épousée en secret en Italie.

— Épousée en secret ? Mais où en Italie ? demanda Essex.

— Vous savez, ce ne sont que des rumeurs, la seule personne qui connaisse la vérité sur ces deux amants là, c’est le duc de Savoie, Victor-Amédée. Il était avec le prince Louis lorsque l’affaire a eu lieu, mais il n’est jamais revenu de Vienne, et cela fait près de quinze années que le Comté est dirigé par son intendant.

— Merci pour toutes vos informations, répondit John en lui tendait quelques pièces d’argent. Vos paroles m’auront été très utiles.

Lorsqu’il retourna à la propriété, Tom n’avait pas quitté la chambre de la comtesse. Vers dix-sept heures, le garçon consentit enfin à descendre dans la bibliothèque, où Hardy l’attendait en feuilletant les livres d’histoire de France de la comtesse de Suffolk.

— Ah, te voilà, toi ! dit-il. Tu t’es finalement rappelé que tu avais un oncle. J’imagine que tu as passé une agréable nuit ? Sais-tu où est notre hôtesse ?

— Elle est allée prendre un bain, répondit le garçon en rougissant. As-tu eu de nouvelles informations au sujet de notre mission ?

— Mais c’est qu’il se souvient que nous sommes en mission, ironisa Hardy. Oui, en effet, mais je crains qu’il ne nous faille rebrousser chemin et retourner à Vienne. En effet, j’ai appris au château que Louis aurait croisé la route d’Éléonore en Italie, malheureusement, seul Victor-Amédée connait le lieu exact de leur rencontre.

— Je ne pense pas que nous aurons besoin des informations du Duc de Savoie, répondit Tom. Lorsque nous discutions ce matin avec la comtesse, elle m’a raconté l’histoire de la campagne italienne du prince Louis.

— Comment cela ?

— John, tu sais comme j’apprécie les histoires de batailles et de duels, et je lui ai demandé si le prince Louis avait été confronté à une certaine résistance, en Italie. Il se trouve que la comtesse est également féru d’histoire, aussi m’a-t-elle raconté en détails le trajet du prince.

— Mais, c’est que tu apprends plus vite que je ne le pensais, s’étonna Hardy. Et à tous les points de vue, ajouta-il avec un sourire en coin qui fit rougir le jeune garçon. Raconte-moi.

— Et bien, supportés par les troupes Niçoises, les français ont franchi le col de Tende et ont pris Turin par surprise. Le siège de Milan fut court, et la ville rapidement soumise à son tour. Continuant vers l’Est, ils prirent Vérone et Venise, avant de rebrousser chemin et venir en soutien des troupes débarquées dans les ports de Gênes et Pise, et qui assiégeaient Bologne. La Savoie était soumise. Mais c’est la suite de son parcours qui devient intéressante. Alors qu’un nouveau soulèvement contre l’occupation française prenait naissance à Parme, Louis délégua le commandement à ses généraux et se dirigea vers Florence avec sa suite. La rumeur dit qu’il aurait ensuite pris secrètement un navire depuis Pise vers Nice, et se serait caché au château, laissant les troupes françaises sous les ordres de Victor-Amédée et du capitaine Clavel tuer dans l’œuf les velléités de rébellion italiennes.

— Donc, Louis aurait rencontré Éléonore entre Milan et Bologne, et serait allé avec elle à Florence ? Mais pour y faire quoi ? Bon, tu as raison, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre deux mois de plus en retournant à Vienne, d’autant plus que ce vieux fou de Duc risque fort de nous être d’aucune utilité. Tom, va au port, et trouve-nous deux places dans le premier navire en partance pour Pise, de là, nous trouverons un moyen de nous rendre à Florence.

Tom regarda John dans les yeux, ouvrit la bouche, la referma, puis baissa la tête, tandis que ses oreilles rougissaient.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Essex. Parle. Dis-moi ce que tu as sur le cœur.

— Et bien… c’est que… je me demandais, si… tu ne pouvais pas y aller toi, au port… Parce que Heather… enfin, la comtesse, m’a demandé de la rejoindre et de l’aider à se… à lui savonner le dos.

Essex éclata de rire et donna une grande tape dans le dos du garçon.

— Ah ah ah ah ah, sacré Tom! Tu ne perds rien pour attendre ! Allez, monte, animal ! dit-il en le gratifiant d’une tape paternelle.

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