Chapitre 3 (1/3): Mission Royale

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Le port d’Honfleur s’ouvrit à eux et l’Etoile du Roy revint au pays, accueillie par la clameur habituelle des femmes de matelots et autres habitants du port. La traversée s’était déroulée sans problèmes, et ils avaient parcouru les quatre mille trois cent vingt milles marins de Port-au-Prince à Honfleur en vingt-huit jours, soit une vitesse moyenne de six nœuds et demi.

Oscar attendait cet instant depuis le départ de Port-au-Prince et le premier contact qu’il eut avec la France depuis bientôt dix ans ne fut pas aussi dépaysant qu’il s’y attendait. Honfleur était un port de taille modeste, principalement dédié à la pêche. Par souci de discrétion, Surcouf avait préféré accoster au Sud de la Seine plutôt que dans le port grouillant du Havre. Le quai était vide. Personne n’attendait l’Etoile du Roy si loin de son port d’attache, mais en arrière-plan, sur le front de mer, les devantures des bordels s’animaient, prêts à recevoir les marins assoiffés de chair et de vin.

Surcouf et Oscar prirent congé de leurs compagnons de traversée, saluèrent le capitaine et descendirent rapidement le long de la passerelle, leur paquetage sur l’épaule. Ils se faufilèrent dans la foule qui s’écartait devant eux, et se dirigèrent vers le relais de poste de la ville. Les femmes de joie ne manquèrent pas de haranguer Surcouf à grand renfort de corsets révélant des poitrines superbes, et de robes relevées dévoilant de fines chevilles et des mollets délicats. L’une d’entre elles fut assez audacieuse pour se pencher sur Oscar et déposer un baiser rouge sang sur la joue claire de l’enfant. Émoustillé, le gamin tendit les mains en direction de la poitrine laiteuse de la femme, avant que Surcouf ne le rattrape par le bras et ne le force à le suivre.

Finalement, ils trouvèrent le relais de poste Honfleurais, et entrèrent par la porte cochère dans la cour du bâtiment, où des palefreniers étaient occupés à seller des chevaux. Ils allèrent au guichet et demandèrent quand partirait la prochaine diligence pour Paris. Le guichetier, un homme replet à la mine renfrognée et à la barbe fournie lui répondit derrière ses lunettes en demi-lune.

— Il n’y a pas de diligence directe pour Paris, Messire, il faut faire un relais à Rouen, et la dernière vient de partir il y a une heure.

Il était treize heures et Surcouf ne pouvait se permettre d’attendre un jour de plus.

— Dans ce cas, reste-t-il quelque coche ou gondole à partir avant la nuit ?

— Malheureusement, à cette heure, il est trop tard pour la gondole, qui doit arriver avant la nuit, et je crains que la seule solution pour vous d’atteindre Rouen avant demain ne soit plus onéreuse, par chaise de poste ou à cheval, directement.

— Tu sais monter ? demanda Surcouf à Oscar.

— Oui oui, j’ai appris à monter avec un ami de mon précepteur, nous allions souvent, le dimanche déjeuner dans les collines autour de Port-au-Prince, et nous nous déplacions à cheval au cours de ces escapades.

— Bien. Nous prendrons deux chevaux jusqu'à Rouen, donc, et nous passerons la nuit dans une auberge Rouennaise, avant de prendre la diligence de demain matin pour Paris.

— Entendu. Je vous conseille de hâter l’allure, car il y a 15 lieues d’ici à Rouen, ce qui vous fait cinq heures de selle en allant à un bon trot. Et il vaut mieux que vous arriviez avant la nuit, afin d’éviter de fâcheuse rencontre, dans la campagne. De plus, la diligence pour Paris part vers 4 heures du matin donc si vous souhaitez dormir, l’auberge du relais de poste me semble la meilleure option pour vous reposer avant le lendemain.

Surcouf paya pour les deux chevaux, qui étaient déjà sellés dans la cour. Installé sur une troisième bête, le postillon censé les accompagner et ramener les chevaux au relais d’origine les attendait, une cigarette fumante en bouche. Les trois compères quittèrent Honfleur au galop et prirent la route de Rouen. Les chevaux étaient frais et dispos, et soutenaient un rythme élevé alors que le bocage normand défilait sous les yeux d’un Oscar ébahi. La route était assez bien entretenue, et ils pouvaient donner des rênes sans craindre que les chevaux ne se blessent dans quelque trou de la chaussée ou ne se foulent une patte sur une pierre malvenue. Ils passèrent devant le premier relais sans s’arrêter, et, au bout d’une heure, ils arrivèrent au relais de poste suivant, où ils durent changer de chevaux.

Ils congédièrent leur premier postillon et accueillirent le suivant avec enthousiasme. Ce dernier était un joyeux drille à la mine rongée par l’alcool et qui sentait la vinasse, mais il arrivait malgré tout à se maintenir en selle et à raconter dans le même temps des plaisanteries et des histoires fantasques à Oscar. Le gamin qui se pliait en deux de rire sur son cheval, récolta les foudres de Cebus, coincé entre l’enfant et l’encolure de la bête. De son côté, Surcouf tentait à tout prix de se maintenir en selle. Il n’avait jamais été bon cavalier, et avait failli rater son diplôme d’officier en manquant de desseller lors de la parade de remise des médailles. Les navires étaient pour lui des bêtes bien plus dociles, et il était capable de dompter le plus fougueux d’entre eux. Les chevaux, en revanche, il préférait les voir tirer des charrettes et des diligences plutôt que de devoir grimper dessus.

Ils parvinrent au quatrième relais de poste autour de seize heures, et il ne leur restait que trois lieues avant d’arriver à Rouen. Ils décidèrent donc de se reposer une heure et dinèrent d’une soupe bien chaude à l’auberge du relais. Ainsi, ils iraient se coucher immédiatement en arrivant en ville, car le réveil du lendemain aurait lieu avant même la première heure du jour. L’estomac plein, ils reprirent la route avec un nouveau postillon et des chevaux frais. Le paysage changeait à mesure que la ville se rapprochait, et les villages se faisaient de plus en plus proches, et de plus en plus grands. Enfin, ils arrivèrent à Rouen autour de dix-huit heures, passèrent les portes de la ville sans encombre, et se rendirent au relais de poste de la sortie Est, situé directement sur la route de Paris.

Ils réservèrent les deux dernières places de la diligence, sur le cabriolet, à l’avant de la voiture, aux côtés du cocher. Surcouf fut rassuré quand l’homme lui précisa qu’un arrêt à Versailles était possible moyennant une livre de plus. Il saisit l’occasion et paya les trente-deux livres que coûtait le voyage, soit une petite fortune pour un voyage si court, mais l’urgence de la situation ne lui permettait pas de faire des économies. Seule la vitesse importait, et ils avaient déjà perdu assez de temps. On ne faisait pas attendre le Roi, et Surcouf savait pertinemment que les dépenses occasionnées seraient largement compensées par la générosité de son suzerain.

Ils prirent une chambre au-dessus du relais de poste, et, pour éviter de manquer le départ de la diligence, le corsaire paya deux livres et dix sols pour une bougie graduée à clochette. Cet objet permettait par un ingénieux artifice de réveiller les hommes à l’heure voulue : les graduations indiquaient combien de temps mettait la bougie pour se consumer. Par la suite, on plantait un clou à l'endroit où la bougie indiquait une, deux, trois heures, selon ses besoins, puis on allumait. La bougie se consumait alors lentement, à une vitesse régulière, et, lorsque la cire fondue atteignait la graduation plantée du clou, ce dernier tombait en tirant sur une chaînette qui faisait sonner une petite cloche.

Il était dix-huit heures trente quand Surcouf se mit au lit, et il planta le clou sur la graduation indiquant neuf heures, ce qui était censé les réveiller pour trois heure trente du matin, lui laissant une demi-heure de marge et de préparation. Il alluma la bougie et se coucha sur la rude paillasse qui servait de lit. Épuisé par l’effort fourni à essayer de se maintenir en selle, il sombra dans un sommeil sans rêves.

Oscar avait été beaucoup plus à l’aise et ne sentait pas la fatigue l’envahir. Il s’assit donc au bureau et tira de son baluchon son carnet, sa plume et son encrier. À la lumière de la bougie qui égrenait les minutes à la manière d’un compte à rebours, il traça sur le papier des rangées de cinq lignes horizontales à intervalles réguliers. Il barrait de temps à autre ces mêmes lignes d’un trait vertical, qui venait trancher avec une rectitude parfaite et régulière les segments horizontaux. Cebus, assit sur le bureau et penché au-dessus de son maître regardait l’enfant tracer ces formes étranges sur le papier.

Une fois arrivé au bas de la page, il revint au début et dessina sur la première rangée de lignes une clef de sol. Il tira sa clarinette de son étui et commença à simuler des notes avec ses doigts sur l’instrument. Silencieusement, il rapportait sur le papier la mélodie que son cerveau lui dictait, reprenant les notes du début, corrigeant ici une croche, ajoutant là un bémol. C’était fantastique d’observer la manière dont l’enfant construisait sa partition, et l’on imaginait aisément la mélodie se matérialiser clairement dans son esprit. Les pages s’enchainèrent ainsi, Oscar produisant à une vitesse phénoménale, ses doigts allant de plus en plus vite des touches de l’instrument à la plume qui gravait les notes dans un crissement à peine audible. Quand l’encoche de la deuxième heure fut passée sur la bougie, Oscar alla s’allonger auprès de Surcouf, et s’endormit en chantonnant la mélodie qu’il avait encore en tête. Cebus, insensible à la fatigue, jouait avec la bougie, s’amusant à faire des ombres chinoises sur le mur, et à passer témérairement sa main au-dessus de la flamme dansante.

Surcouf se réveilla en sursaut. Au dehors, la cour était en pleine effervescence, et un simple regard à la fenêtre lui fit comprendre que la diligence était attelée et que l’on chargeait bagages et passagers à bord. Le voyage étant payé d’avance, il était malvenu de manquer le départ, car les compagnies d’exploitations ne remboursaient guère les dormeurs imprudents. D’un regard à la bougie éteinte et non fondue, le corsaire comprit que Cebus avait soufflé son réveil en jouant avec. Fulminant de rage contre l’animal, mais trop pressé pour le punir, il secoua Oscar pour le réveiller en sursaut.

— Petit, petit, debout ! Ton abruti de singe a éteint la bougie hier soir, et la diligence est sur le départ. Prépare ton baluchon et rejoins-moi en vitesse. Je vais essayer de les retenir.

Le corsaire dévala l’escalier de l’auberge en toute hâte et fit irruption dans la cour, où les derniers passagers montaient dans l’impériale.

— Attendez ! cria-il au cocher, attendez-nous !

Le cocher s’amusa de l’empressement du corsaire, et le rassura, assurant qu’il ne partirait pas avant cinq minutes. Il n’en fallut pas plus à Oscar pour se préparer. Le garçon vint s’installer à droite de l’homme qui tenait les rênes, suivi de Surcouf. Cebus, comme à son habitude, s’installa en capucin de cocher sur le cheval de tête, bien inspiré de s’éloigner le plus possible du corsaire dont la tempe battait encore. La vue du singe amusa grandement le cocher qui n’avait jamais vu de pareil animal, et d’un coup de fouet, il lança son attelage au galop sur la route royale.

Quand le soleil se leva devant eux, les éblouissant de ses rayons orangés qui éclairaient le ciel d’une lueur rosée, le cocher remarqua la clarinette d’Oscar qui pendait à son côté. Intrigué par l’instrument, il demanda à l’enfant de lui jouer un air. Voyant là l’occasion parfaite de soumettre sa composition de la veille à un public profane, il porta la hanche à sa bouche. C’était un air inspiré de son voyage, une douce mélodie mélancolique qui chantait la campagne et le bocage, le vent dans les feuilles et les oiseaux dans les branches, un air lancinant, triste, à en émouvoir profondément le bon cocher qui laissa même perler une larme sur ses joues creuses.

Paris n’était qu’à vingt-sept lieues de Rouen par cette route, et la voiture avançait bon train, ce qui leur permit d’arriver à Versailles en fin de matinée. Le cocher arrêta la diligence au relais de poste du village, le dernier avant les portes de Paris. Depuis le déménagement du Roi dans son château flambant neuf, Versailles était devenue une ville de plus en plus attractive, et qui enflait à vue d’œil, attirant nobles et indigents, bourgeois et quémandeurs.

La ville grouillait d’activité du soir au matin, et la proximité de Paris ne la rendait que plus attrayante. Surcouf et Oscar marchèrent depuis le relais de poste situé sur la grand-route à la sortie de la vieille ville jusqu’au palais Royal. Ils s’arrêtèrent devant les grilles dorées qui barraient l’entrée majestueuse du château. Surcouf montra sa lettre de marque et ils furent tous deux escortés jusqu’au bâtiment principal. Le Roi était en train de déjeuner mais les audiences devaient reprendre en début d’après-midi. L’entretien avec sa majesté était prévu aux alentours de seize heures. Ils furent conduits dans l’antichambre de la galerie des glaces, et patientèrent côte à côte, silencieux.

Oscar dévisagea les autres requérants, émerveillé par tant de luxe. La richesse de l’endroit était sans commune mesure avec celle de la maison du gouverneur. Chaque détail étant pensé minutieusement pour donner à l’ensemble une harmonie parfaite. Les fauteuils d’un rouge carmin étaient agrémentés de broderies dorées, les rideaux assortis voilant les hautes fenêtres tamisaient la lumière de la pièce éclairée par des chandeliers accrochés au mur, chandeliers dont les flammes se reflétaient sur le lustre du plafonnier.

La plupart des personnes qui patientaient étaient des nobles, untel spolié de ses terres par l’Église réclamant justice, untel venant régler ses impôts impayés, untel venant réclamer des financements royaux pour l’ouverture d’un théâtre, la construction d’une route ou la défense d’une frontière. Vers quatorze heures, ils entendirent le Roi et la cour prendre place, et commencèrent les longues heures de doléances, que Louis écoutait d’une oreille distraite, semblant porter plus d’attention aux gravures de son sceptre qu’aux demandes de ses sujets.

Alors que la file des requérants s’amenuisait et que son tour approchait, Surcouf entendit le Roi parler à son intendant :

— Combien en reste-t-il ? demanda-il.

— Encore trois, votre majesté.

— Encore un noble mielleux, un vagabond demandant la charité et un marchand d’esclaves venu me vanter les mérites d’un jardinier numide ? devina le Roi. Vous les recevrez aussi bien que moi.

— Presque, Majesté, répondit l’intendant. Sinon que vous pouvez remplacer le vendeur d’esclave contre un corsaire mal vêtu et son fils. Allez donc vous reposer, je m’occupe de clore la séance.

A la mention du corsaire, le Roi se redressa dans son fauteuil, intrigué.

— Un corsaire, dites-vous. Quel est son nom ?

— Un dénommé Surcouf, votre Majesté.

— Surcouf ! Ça alors ! Enfin ! Dites-moi pourquoi n’ai-je pas été averti plus tôt !

— Mais…

— Abruti ! s’écria le Roi. Faites-le venir tout de suite, je vais le recevoir dans le petit cabinet. Seul. Et assurez-vous bien que nous ne soyons dérangés sous aucun prétexte. M’entendez-vous ?

— Mais, Majesté, et les deux personnes qui sont prévues avant ? répondit l’intendant.

— Je n’en ai rien à faire. Voyez-les vous-même ! J’ai avec ce corsaire une affaire d’une plus haute importance. Aucun dérangement, vous m’entendez ? Allez, faites-le entrer.

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