Et elle à côté

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J’aurais dû m’en douter, après tout. C’est juste que je n’ai pas saisi sur le moment. Je n’avais pas l'esprit à ça. Tout allait si vite. Le paysage, les gens, le vent et la musique, tout filait à mille à l’heure. Alors, qu’elle ne m’ait pas dit son nom, ce n’est pas même pas que je ne m’en suis pas soucié : je n’y ai même pas songé…

Et il y avait cette impression, aussi. Le monde semblait si intangible, comme s’il allait s’effacer à tout moment. J’avais déjà vu un truc comme ça, la déréalisation, c’était appelé. Quand nos synapses se détachent et que l’information nous parvient sans nous parvenir, on regarde mais on ne voit pas, tout semble irréel, en fait. Comme quand la même chanson tourne en boucle jusqu’à faire résonner nos propres pensées et que l’on en vienne à s’écouter soi-même, comme une expérience de mort imminente où notre âme s’envole. Ça vient souvent après la consommation de drogues plus ou moins dures, après le kaléidoscope du LSD ou la décharge de sérotonine de la MD. Mais ce soir-là, je n’avais rien pris. J’étais clean. Il n’y avait que les lumières, cette course effrénée et elle à côté.

Nous étions sur la place du village, celle avec la fontaine, et la scène et les lampions avaient remplacé les petits vieux avec leur baguette. C’était en Ardèche, je crois, mais étrangement, dans mon souvenir, aucune gorge escarpée et torrent volatile, juste une immense plaine balayée par la brise. Jamais je ne serais allé dans un pareil évènement, d’habitude, mais le fait est que je me suis d’un coup retrouvé catapulté sous les banderoles, le temps d’un battement de cil. Ce fut alors comme si tout était pris dans un tourbillon : tout se précipitait et aucune pause n’était accordée, alors je n’avais guère eu d'autre choix que suivre le courant. Je me suis soudainement vu déplacer une pile de cartons à pizzas tachés de sauce, grimper un haut d’une échelle pour rectifier l’angle d’un projecteur, et une fois une tâche achevée, une personne venait toujours la remplacer par une autre. Je ne les connaissais ni d’Eve ni d’Adam, et d'ailleurs je ne les revoyais plus après ça, mais ça semblait si naturel que je ne pouvais qu’accepter. D’ailleurs, c’est ainsi que je l’ai rencontrée. C’était derrière la scène, là où sons et lumières étaient étouffés, la nuit se confondant avec l’ambiance orangée de la place.

J’étais penché sur une caisse de bois aux parois fracturées et je réfléchissais à comment la transporter sans qu’elle ne casse sous son contenu quand elle apparut. Elle fronçait le nez pour maintenir entre celui-ci et sa lèvre relevée un stylo tout en déambulant, un bloc-note à la main. Je ne l’aperçus pas tout de suite, et elle non plus, d’ailleurs. Ce ne fut que lorsque son stylo tomba sous mon nez que le sien rencontra le mien. On se recula, surpris. Moi, je restai interdit à la dévisager, elle éclata de rire. Bizarrement, elle me parut bien plus présente que tous ceux que j’avais croisés jusqu’à présent. Ça venait de son rire, sûrement. La seule véritable manifestation d'une quelconque émotion que j'avais pu voir jusqu'ici, voilà ce qui la détachait. Mais je ne l'ai compris que plus tard, ça. Pour l’instant, j’étais obnubilé par ce son cristallin qu’elle laissait échapper et qui sonna comme un sifflement indiquant le départ d'une course. D’un seul coup, tout sembla changer du tout au tout : peut-être était-ce moi, mais les murmures devinrent plus ancrés dans la réalité et la musique devenait enfin supportable.

Elle me tendit sa main en continuant de rire et me releva. Ses cheveux ivoire la couronnaient d’un fin diadème duquel quelques mèches s'échappaient. Ses pommettes étaient légèrement rosies par l’air frais et ses yeux pétillaient, comme si les seules véritables lumières résidaient à l’intérieur. Je saisissais difficilement sa silhouette qui était voilée par un sweat ample qui lui faisait comme une robe. Je ne pourrais le jurer, mais je crus lire Like a Butterfly dessus.

- Tu viens ? Ça va commencer !

Sa voix me fit presque sursauter. Elle m’entraîna vers la place et tandis que l’on contournait la scène, la nuit sembla s’éclaircir.

- Mais… Je n’ai pas fini ce que je devais faire…

- Mmh ? Bah, ça n’a plus d’importance maintenant, tu sais ? Ça va débuter d’un instant à l’autre, et t’es avec moi !

Elle annonça ceci avec une telle évidence que je cherchai pas à comprendre. J’en oubliai ma caisse et elle son stylo, mais elle l'avait dit, tout cela n'avait plus d'importance. Lorsque l’on arriva sur la place, je mis quelque temps à la reconnaître. L’effervescence qui la peuplait il y avait un instant à peine avait laissé place à une foule de gens assis sur des sièges en plastique, les mains croisées sur les genoux. Même la fontaine semblait avoir disparu. Chacun fixait la scène avec une béatitude enfantine. La fille gagna le rang du fond, légèrement surélevé par une estrade, et on s’assit tous deux, seuls occupants de la rangée. À peine fut-on installés que le rideau se tira, dévoilant tout un orchestre. Violons, piano, instruments à vent et percussions étaient répartis dans l'harmonie la plus parfaite. Le public tout entier se mit à applaudir.

Un petit enfant — je ne pus voir si c’était une fille ou un garçon — grimpa sur un tabouret devant eux. Il portait une grande toque de fourrure dorée et sa posture évoquait celle d’un vieux domestique guindé. Il sortit une télécommande de sa poche, l’actionna d’un air décidé. Aussitôt, un air lancinant résonna et bientôt, tout l’orchestre se mit à jouer sans qu’aucun musicien ne se fasse voir. J'eus l'impression d'entendre le plus pur diamant : l’air vibra d'une mélodie envoûtante que jamais je n'avais entendue auparavant. Tandis que l’enfant gesticulait, les instruments suivaient ses directives à la perfection. Chaque note éclatait comme une bulle de savon ; à peine notre oreille tentait de les saisir qu’elles disparaissaient dans un souvenir. Ma gorge se serra alors. Sans que je ne puisse l’expliquer, la mélodie inondait mes yeux de larmes invisibles. La fille, elle, souriait d’un air ravi. Elle se balançait en rythme en fermant les yeux. Et, tandis que les notes et la lune la baignaient, je réalisai qu’elle était vraiment belle.

Lorsque le concert se termina - dura-t-il une ou vingt minutes ? -, je me sentis comme apaisé. Une sensation de vide m’habitait, mais de vide agréable, comme lorsqu’après un long effort, enfin l'on se repose. Je demeurais apathique quand elle me prit de nouveau la main, me pressant de la suivre. On quitta la place par une ruelle adjacente, et quand je me retournai une dernière fois, seule la fontaine me rendit mon regard.

Le village cessa brusquement pour laisser place à une pente boisée. La lisière de la forêt tutoyait un tapis de mousse et d’herbe ; loin au-dessus la Lune brillait. Elle s’allongea sans cesser de sourire, je fis de même. La tête sur un même coussin de mousse, on observait le spectacle que les constellations nous offraient. La fraîche rosée nous glaçait mais on ne s’en préoccupait pas. Le temps s’étirait et se déformait ; j’avais l’impression de la connaître depuis hier comme depuis toujours, et cette idée me donnait le vertige. Malgré tout, j’étais bien là, j’étais heureux et cela me suffisait. On resta un moment sans souffler mot.

- Tu as pleuré ? me demanda-t-elle finalement.

- Hein ? Non, je ne crois pas…

- C’est normal de pleurer, tu sais. Les larmes cristallisent l’instant. Ça permet de figer un peu le temps et de comprendre pourquoi on en est là.

- C'est vrai... Alors oui, peut-être que j’ai pleuré.

- Je sais. Rien ne dure, et tu l’as compris. C’est quoi la réalité, pour toi ?

- Je ne sais pas. Ce que l’on peut voir, ce que l’on peut sentir, ce que l’on peut toucher. Ce qui est vérifié, je suppose.

- Mais en es-tu sûr ? Si tout disparaît à peine on l’a vécu, rien n’est vrai et tout est vain. Tu le savais mais tu n’as pas voulu le voir. As-tu réellement aidé pour la fête ? Non, bien sûr que non. Ce n’était que succession de tâches sans sens, non ? Au final, tout s’est fait sans toi et tu n’as été que spectateur.

- Oui…

- Mais je ne te blâme pas, hein. C’est mieux, parfois, et de toute façon, la vie est ainsi : est-on réellement acteur ? Mais même lorsqu’on ne fait qu’assister, tout fuit, parce qu’on n’y a pas participé. Alors, on court, on court, et avec un peu de chance on rattrape le cours des choses. La vie n’est qu’une fuite en avant, on fuit ce qu’on n’a pas fait et lorsque l’on fait, on ne sait pas l’apprécier.

Elle s’arrêta, le regard dans le vague. Elle dressa sa main entre la Lune et ses yeux et plissa les yeux sous la lumière. Son discours m’envoûtait, je me laissais aller à elle, comme une plume dans un torrent.

- L'éphémère est ainsi, il détruit tout comme l’entropie. Avec lui, rien ne semble réel, et c’est pour ça que je suis ici, que j’ai accompli tout cela. Pour le combattre. Tu ne voudrais pas m’aider ? Il faut tout figer, tout stopper. Ce n’est que comme ça que l’on pourrait vraiment vivre ! On trouvera forcément notre réponse dans l’infini, j'en suis convaincue. Alors aide-moi.

Ma tête acquiesça doucement tandis que mon esprit hurlait qu’il acceptait. Ses mots s’étaient insinués en moi et me caressaient délicieusement l’âme. Alors elle prit ma nuque et ferma mes paupières. Je sentis soudainement ses lèvres se presser contre les miennes, et tout éclata. Un flash. Une explosion. Une soudaine dilatation de l’espace-temps. Un BigBang dans le sablier. Les grains cessèrent de s’égrener, les aiguilles se stoppèrent. Le monde s’émietta alors, se brisa peu à peu, et ses débris tombaient autour de nous comme un puzzle chutant à terre. Le ciel et la terre laissèrent place au néant et on se retrouva dans une sphère d'infinies couleurs ténébreuses, flottant dans un monde qui n’appartenait qu’à nous. Et on s’embrassait, et on s’embrasait, tout flambait dans un gigantesque brasier. Nos pensées volaient les unes vers les autres et jamais je ne saisis mieux une personne que maintenant. L’éternité s’imposa et devint notre seule raison. Tout était figé, et nous deux étions enlacés à jamais. Rien ne bougea durant des millénaires.

Puis j’ouvris les yeux.

Le bois, la Lune, le village, l’herbe, la rosée, son souffle, ses prunelles, la musique lointaine, tout revint. Elle se détacha de moi, comme si regarder à nouveau avait mis un terme à tout cela. Son sourire était toujours là, mais lui avait changé ; il était maintenant terni comme par une triste nostalgie. Quelque chose s’était brisé. Mon regard plongea dans le sien, et je sus que c’était la dernière fois. Un fossé se creusait inexorablement entre nous., on était sur deux plaques tectoniques qui s’éloignaient l’une de l’autre. Je sentis que tout était fini aussi nettement que si elle me l’avait dit. Elle se leva alors et m'embrassa une dernière fois. “Je t’aime” furent ses derniers mots quand elle s’enfonça dans les bois.

Quant à moi, je retournai dans le village. La place s’était vidée et rien ne laissait penser qu’une fête s’était déroulée auparavant. Je pénétrai dans la première maison qui se présenta à moi - c'était chez moi, j'en étais sûr -, poussé par un instinct qui me dépassait. Elle était venue, elle était partie et c’était tout. Si simple, si court, à se demander si ça s’était vraiment produit. Étrangement, je ne me sentais pas triste. Je l’avais aimée, certes, et on s’était séparés, mais j’en sortais davantage serein que désolé. Une promesse résultait, une image rémanente dans ma mémoire, une éternelle beauté de l’inachevé. Je repensais à ce qu’elle m’avait dit et brusquement je compris pourquoi je ne regrettais rien. Elle avait tort, rien ne servait de lutter contre l'éphémère, car c’est justement en lui que se trouvait la raison de notre existence. L’immortalité et l’infini n’ont aucun attrait car l’ennui finit toujours par lasser. Que les choses se terminent, qu’elles soient vaines ou non, voici ce qui confère à ce monde son indicible splendeur. Pour toujours on vivra avec un souvenir duquel on tirera force et courage.

Et de fait, c’est ce qui m’arriva. Je dus m’endormir car je m’éveillai le lendemain chez moi, loin de l’Ardèche et de cette vaste plaine - retour à la maison. Jamais je ne la revis et je ne cherchai pas à le faire. La vie alla bon train et j’embarquai dans un de ses wagons pour suivre la voie qui m’était tracée. Les choses disparurent les unes après les autres et je sautais d’évènement en évènement comme une abeille butine chaque fleur. Elle vécut toujours avec moi, dans mon esprit, et souvent je repensais à elle. Abattement soudain comme joie exaltée me prenaient tout à tour, elle me manquait comme elle me faisait sourire mais jamais je ne l’oubliai. Et quand vint mon heure, je ne fus point apeuré, car l’éphémère comme l’éternel me suivaient, et elle à côté.

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