Chapitre 21 : Partie 1/3

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Les bras et les jambes arqués, ses muscles se contractaient douloureusement. Gaël s’accrochait sur le dos du dragon à s’en blanchir les jointures. Chaque mouvement d’ailes manquait de décrocher son cœur de sa poitrine et les montées et descentes intermittentes dans le ciel lui procuraient des sensations qu’il n’avait jamais ressenties auparavant. Tantôt émerveillé, tantôt terrifié, voler lui donnait l’impression de se rapprocher toujours plus de son don. L’air était pur, plus pur encore qu’en mer. Son cœur avait bondi quand Khreir s’était envolé, et maintenant qu’il planait haut dans le ciel, une forte pression écrasait son corps contre le reptile. Contre toute attente, il n’avait pas le vertige : le monstre était si large et si long qu’il ne voyait pas le sol autour de lui, seulement ces écailles qui ondulaient au rythme des battements d’ailes. Gaël percevait tant bien que mal au sol les formes d'un relief flou et ondulant au gré des mouvements du dragon.

Il leur fallut bien la demi-journée pour atteindre l’Entre-Deux. Le commandant, qui commençait à s’habituer au voyage, avait trouvé le courage de se relever un peu. Les terres de cette île pouvaient se reconnaître entre mille. Le feu de la guerre les avait ravagées. Les arbres teintés de rose et de bleu aux feuillages de formes variées avaient laissé place à une poussière terne peu engageante, et la luminosité en déclin renforçait encore cette ambiance sordide. Plus aucun être ne devait y habiter à présent.

Ils passèrent de longues heures à survoler une mer d’huile. Une grande excitation l'emplissait au fur et à mesure que les contours des Terres de Lumière émergeaient de la pénombre. Seule la douce lumière de la lune les dévoilait. Un bras après l'autre, Gaël se risqua précautionneusement à faire craquer son poignet puis ses doigts. La sensation était agréable bien qu'encore douloureuse. Son dos meurtri, à force de rester courbé, craquait et ses membres engourdis le tiraillaient. Ce fut précisément à ce moment que l'imprévu arriva : le dragon vira sur sa gauche d'un mouvement d'aile brusque. Le commandant hoqueta de surprise et perdit l’équilibre. Il se rattrapa comme il put au pommeau en cuir de la selle. Malgré la fatigue qui pesait sur ses paupières, il se refusait à sombrer. Il observait la terre défiler de ses yeux plissés par le vent, quand il les ouvrit soudain en grand.

Il reconnaissait ces remparts ! Mille lueurs scintillaient en leur sein.

- Pourquoi ne fait-on que survoler Nergecye ? cria-t-il à l’attention d’Erhwa.

Elle se retourna pour lui répondre. Les poignets pourtant déliés des lacets de cuir, elle gardait un excellent équilibre et ne se montrait pas affectée par les ondoiements du reptile.

- Je n’ai jamais dit qu’on s’y arrêterait. Crois-tu vraiment qu’ils nous laisseraient approcher, à dos de dragon ? Et si tu y retournais maintenant, ne crois-tu pas qu’ils t’abattraient pour ta peau ?

Gaël fronça les sourcils, contrarié. Elle disait la vérité : il n’aurait le temps de faire un pas qu’une lame percerait sa poitrine devenue grise.

- J’ai bien quelque chose à faire à Nergecye, reprit-elle. Mais d’abord, nous irons trouver refuge à Reinarth, au nord.

Ses pulsations s’accélérèrent à cette annonce. Ce royaume septentrional côtier, coupé du centre de l’île par une grande chaîne montagneuse, était un « deuxième Naleth » en quelque sorte. Un peuple que le roi Horace Ell’Mar et la garde avaient jugé bon de toujours cacher aux nergecyens pour ne pas les affoler, tout en se tenant prêts au cas où une attaque surgirait. Leur entente avec le royaume Lumeo demandait à les laisser en paix : le peuple bénéficiait de sa protection, et aller à son encontre signifiait la fin du pacte avec les élémentalistes. Gaël n’avait jamais aimé l’idée que des irnaths vécussent au-dessus du royaume, gagner leur sol ne lui plaisait guère. Et ce n’était certainement pas ce qu’il avait eu en tête quand Erhwa avait énoncé l’idée de se rendre sur les Terres de Lumière.

La nuit était bien entamée quand ils se posèrent enfin. Khreir avait atterri à une centaine de mètres des remparts du royaume reclus. Circulaire, un haut mur d'une dizaine de mètres délimitait le périmètre sur des kilomètres. Sa pierre d'un blanc écru, de gros blocs imposants encastrés sans ciment, était couverte d'une myriade de branches, lierre et lianes enlacées qui formaient une épaisse couche brun-vert. De petites tours de guet empierrées segmentaient la muraille à intervalle régulier, des fanaux colorés à leur sommet comme autant de signaux d'alerte à ses défenseurs.

Ulreyh remercia le dragon dans sa langue avant d’entraver ses pattes d’un filet de foudre pour qu’il ne bougeât pas. Malgré cela, le commandant était anxieux de savoir le reptile dans son dos, au vu des événements un peu plus tôt. À peine eurent-ils le temps de s’approcher des remparts que des dizaines de lumières émergèrent au sommet des tourelles. Une grande porte de fer coulissa vers le haut et y créa une ouverture. Trois irnaths vêtus d’une armure sombre en sortirent, une longue lance à la main.

- Pardonnez notre intrusion aussi tardive, annonça Erhwa. Nous sommes de Naleth et venons trouver refuge auprès des nôtres.

Gaël se tenait à deux pas d’elle. Ses poils se hérissèrent sur ses bras, ses yeux s’agrandirent. Il venait de comprendre chaque mot irnathi prononcé par sa compagne.

- Votre venue a sonné l’alarme. Vous avez dérangé le grand Leiot’Gher en plein rassemblement

Il saisit sans mal qu’il s’agissait de leur roi, ou du moins de leur chef, puisqu’il ne portait pas ce titre précis. Gaël se surprit à savoir que « Leiot’Gher » signifiait « guide » dans cette langue.

- Laissez-nous le rencontrer, s’empressa-t-elle d’ajouter. Nous ne venons pas en ennemis, autrement les flammes de notre dragon vous auraient déjà soufflés.

Son raisonnement tenait la route, et sa menace indirecte sembla suffire à les convaincre. Les gardes se concertèrent du regard avant de les inciter à les suivre. La porte retomba lourdement après leur passage, une plainte de Khreir perça l’air.

Une foule d’irnaths se tenait sur la grande place pavée. Aucune lumière artificielle n’éclairait la scène et un épais nuage couvrait la lune. Plongé dans ce crépuscule, Gaël y voyait pourtant bien, suffisamment même pour déterminer toute une palette de couleurs pastelles.

Soudain, un flash frappa son esprit.

Il se trouvait toujours au milieu d’une foule, mais le décor différait : aucun rempart ni bâtiment à l’horizon, hormis ce gigantesque château au milieu du sable rouge. Tout lui paraissait démesurément grand, même les irnaths autour le surplombaient. Gaël se sentait bien plus petit qu'à l'accoutumée. Les doigts fins d’une irnathesse à ses côtés enveloppaient avec douceur sa main gauche. Il leva la tête pour l’observer. Elle était belle. Deux longues mèches de couleur ébène encadraient son visage délicat, tandis que ses yeux d’un vert intense contrastaient avec sa peau claire et grise. Malgré la douceur qu’elle irradiait, son regard était empli de colère et de détermination.

Gaël se focalisa de nouveau sur les alentours. Un énorme brouhaha l’assourdissait. L’irnathi résonnait dans un vacarme sans nom, des réclamations et accusations fusaient de tous les côtés. Dans la confusion, il ne saisissait que quelques mots à la volée.

Les plantes de ses pieds meurtries se mirent soudain à tirer sur ses chevilles et engourdir ses mollets. Tout en marchant, il replia les genoux, l’un après l’autre, espérant estomper la douleur qui les traversait. Ensuite, il s’accroupit et bascula de gauche à droite. Il ne tenait pas en place. Sa main glissa entre les doigts de l’irnathesse, avant de s’agripper au bas de sa tunique échancrée. Elle se baissa vers lui pour lui tendre l’oreille.

- Qu’est-ce qu’ils vont nous faire, maman ?

Il avait parlé d’une voix fluette empreinte d’inquiétude.

- Rien, ne t’inquiète pas. Viens mon chéri. On y va, lui répondit-elle.

Aussitôt, elle renferma sa main au creux de la sienne et ils bravèrent la foule à contresens.

Le château disparut subitement et les idées du commandant redevinrent claires. Il marqua une pause, le souffle coupé. La douleur ressentie quelques instants plus tôt s'était évaporée. C'était comme s'il avait flotté, que son esprit avait quitté son corps et venait de brutalement le réintégrer. L’espace d’un instant, il s’était retrouvé projeté dans un corps d’un petit garçon.

La doucereuse impression qu’il s’agissait du sien, lorsqu’il était enfant, ne le quittait pas.

Le tumulte ambiant avait disparu. Gaël entendait en boucle la phrase qu’il avait prononcée en irnathi avec une voix qui n’était pas la sienne, troublé. Ses mains tremblaient. La place était derrière lui à présent. Il ne s’était même pas vu la traverser. Il chassa un frisson d’un mouvement d’épaule et se remit en route.

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