Chapitre 12 : Partie 3/5

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Comme annoncé, ils marchèrent les deux cent mètres qui les séparaient de la lisière des Alibines, prenant soin de ne pas quitter la rivière des yeux. Malgré la distance qu’ils maintenaient, le son de l’eau qui s’écoule accompagnait leur avancée. À l’instar de la pluie, plus agressive et agaçante, il résonnait comme une douce mélodie aux oreilles d’Aera. Elle s’apaisait à son écoute. Mais bientôt le craquement des feuilles, brindilles et aiguilles de pin sous leurs pas s’y superposa.

- Il va nous falloir être discrets, précisa Illian. Faites attention où vous marchez. Les hëtrels sont craintifs et ont une très bonne ouïe.

Les premiers arbres hauts se dressaient devant eux. À partir de là, des buttes, inexistantes sur la plaine dépourvue de tout relief, venaient gondoler le terrain. Avec le déclin de la luminosité, les ombres des végétaux noircissaient. Bien que le bois ne fût pas très dense, les frondaisons offraient peu de place aux derniers rayons de soleil, et un voile obscur les engloutit dès qu’ils le pénétrèrent.

Ils suivirent dans un premier temps un chemin à peine esquissé couvert d’un tapis d’aiguilles, bordé de plantes basses et jaunies. Des fagots s’amoncelaient de part et d’autre, et des racines apparentes dessinaient les vaisseaux sanguins de la forêt. Les regardant avec attention, Aera avait l’impression qu’elles pouvaient prendre vie à tout instant pour venir s’enrouler autour de ses chevilles. Ils croisèrent un tronc couché, la souche à l’air libre haute comme un demi homme, sans doute victime d’une des colères d’Enda. Ses vents violents aimaient mettre à l’épreuve la nature florissante et choyée par sa déesse antinomique, la belle Nỳ. L’enchevêtrement inextricable de ses racines dévitalisées était embourbé dans des blocs de terre sèche, eux aussi délogés de leur emplacement initial. La nuit, à présent tombée, conférait à la souche un aspect tout à fait monstrueux.

Un cri aigu survint. Aera et Eileen sursautèrent de concert. Probablement un oiseau.

L’ancien commandant marqua une pause dans leur marche et vint s’accroupir un instant. Le tapis d’aiguilles qu’ils foulaient avait laissé place à une terre poussiéreuse.

- Il y a des traces, annonça-t-il. Des empreintes de hëtrels, on dirait.

Il se redressa et, les intimant à rester immobiles d’un geste de la main, il s’éloigna de quelques pas pour ramasser des branches épaisses. Une dizaine, tout au plus.

Le groupe reprit la route, continuant de longer la Nydaï qui se faufilait entre les fourrés. Il finit par déboucher dans une clairière, large d’une vingtaine de mètres, dessinée d’une manière irrégulière au milieu des pins élancés. L’herbe était jaune ici aussi, et comme ailleurs, recouverte de milliers de brindilles sombres masquant le sol. Derrière, la forêt de hauts conifères reprenait ses droits et cohabitait avec le cours d’eau sinueux. Des rochers ternes étaient dressés par-ci, par-là au gré du relief.

Illian s’assit sur l’un d’entre eux et posa le bois récolté un peu plus tôt. Il tira sa dague de l’étui en cuir qu’il portait au côté gauche et il entreprit de tailler droit l’une des branches, faisant sauter d’un coup sec les aspérités et les petites ramifications. Eileen et Aera s’installèrent sur des roches voisines, l’observant tout à son œuvre.

Une poignée de minutes à peine suffit à ce qu’il finît de tailler la première branche, transformée en un projectile aiguisé aux arêtes claires et tranchantes.

- Voilà pour un, fit-il dans un souffle. Le bois des Alibines est solide et ne casse pas facilement, on peut en faire des javelots courts. Ils sont faciles à manier et sont parfaits pour chasser le hëtrel. J’ai ramené l’arc aussi, mais il nous faudrait un bon archer.

Aera se leva d’un coup et désigna l’arme en question, posée contre un arbre voisin.

- Je le prends. J’ai appris à tirer pendant la formation et j’ai fait mes preuves.

Illian acquiesça avec un haussement de sourcil, puis se tourna vers Eileen.

- Et toi ?

Elle hésita un long moment à répondre. Malgré l’obscurité naissante, on pouvait voir son visage pâlir.

- On ne pourrait pas plutôt fabriquer des pièges dans la forêt ? On a beaucoup de bois et ça pourrait marcher…

- Les hëtrels sont très craintifs, la coupa-t-il. On n’a aucune chance d’en attraper avec un piège, surtout dans une forêt sèche. Je suis prêt à parier que vous n’avez pas remarqué qu’on a débusqué un petit groupe tout à l’heure.

Les jeunes femmes se regardèrent, incrédules.

- Il y en avait quatre ou cinq. Le bruit de vos pas les a fait fuir avant même que vous ne vous rendiez compte de leur présence.

Aera se mordit la langue pour retenir toute remarque cinglante. En effet, son attention s’était portée sur les environs proches et elle n’avait vu aucun hëtrel sur le chemin. Mais elle s’était montrée furtive, au moins autant que l’ancien commandant. Cette critique lui fit monter un sentiment d’agacement qu’elle s’efforça de repousser.

- D’accord, je prendrai les javelots, déclara Eileen d’une voix plus forte.

Elle semblait soudain déterminée, à la surprise d’Aera. Quelque chose avait changé dans son attitude, en l’espace d’un court instant.

- Mais pour être honnête, je n’en ai jamais utilisé.

- Ce n’est pas grave, la rassura-t-il. Il faut viser le poitrail ou les flancs. Le bois n’est pas lourd.

Il lui envoya son javelot, qu’elle réceptionna sans difficulté.

- Tu peux le lancer ou bien piquer à la main. Mais dans ce cas, il faudra que tu utilises tes deux mains et que tu y mettes tout ton poids.

- Je ferai de mon mieux.

L’ancien commandant prit une seconde branche et réitéra son travail. Au bout d’un moment assez long, une demi-heure peut-être, il réussit à réunir dix javelots qu’il partagea avec Eileen. Tous deux les passèrent à l’arrière de leurs ceintures respectives.

- J’ai taillé des flèches pendant que vous dormiez tout à l’heure avec le bois qu’on a ramassé, expliqua-t-il à Aera.

Il lui tendit le carquois, muni d’une dizaine de projectiles tranchants, qu’elle plaça en travers de son dos. Elle attrapa l’arc par une extrémité avant de glisser sa main sur la poignée.

Tenaillé par la faim, mais encore en pleine possession de ses moyens physiques, le groupe était plus déterminé que jamais. Malgré la tendance qu’avait l’autorité naturelle d’Illian d’irriter Aera, elle était soulagée de voir qu’il prenait la tête des opérations, fort de ses expériences de chasse.

- Si vous êtes d’accord, voilà ce qu’on va faire. Les hëtrels vivent le plus souvent en groupes, sur les plaines ou dans les bois. Ceux qui évoluent en forêt se rabattent vers les points d’eau quand la nuit tombe. On a plus de chances de tomber sur un groupe dans un virage de la Nydaï.

Il fit une pause et les observa, comme pour s’assurer qu’elles assimilaient bien ses informations.

- On va se suivre, mais on va mettre de l’espace entre nous. Disons dix ou quinze mètres. Je passe devant, je sais pister les hëtrels. Je l’ai déjà fait plusieurs fois. Eileen, tu me suivras dans les fourrés qui longent la rivière et Aera, tu fermeras la marche. C’est toi qui peux tirer le plus loin avec l’arc. Faites attention où vous marchez.

Le trio se mit en route et entra dans l’ombre des pins, cassant au passage quelques branches dans un craquement sonore. L’après-midi arrivait à son terme, les derniers rayons du soleil cédèrent la place à un voile nuageux sombre. La forêt, déjà transpercée par une luminosité basse, perdait encore en lumière. Elle prenait peu à peu une tournure différente, beaucoup plus inquiétante malgré les arbres peu branchus qui ne masquaient pas vraiment la vue. Tous les trois suivaient en file espacée la Nydaï, longiligne et à une dizaine de mètres sur leur droite, et traversaient les vallons d’arbres. La seule végétation basse était faite de fourrés de plantes vertes et brunies, sèches et piquantes, qui montaient à hauteur des genoux, ce qui ne présentait pas de problème pour les bottes en cuir épais de l’équipe.

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