Chapitre 10 : Partie 2/4

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Cela faisait une heure qu’ils avançaient au pas. Le vent léger soulevait les pans de la bâche, leur donnant plus un air de naufragés que d’aventuriers.

À présent que les arbres ne les entouraient plus, seuls des vallons herbeux faisaient gondoler la plaine et barraient l’horizon. Une palette de verts et d’oranges, dans laquelle s’insinuaient des touches colorées de fleurs basses désireuses de prolonger la saison estivale, peignait le tableau. Eileen s’étira et se leva pour marcher un peu, puis vint s’asseoir au bord du plancher. La végétation résista avant de se plier sous ses bottes et la brise caressa ses joues avec plus d’ardeur. Ses yeux étaient vissés sur le paysage qui défilait, mais son regard devenait vague et au plus elle le fixait, au plus il perdait de sa netteté. Des formes sombres troublèrent soudain cette sérénité visuelle. Eileen cligna des paupières plusieurs fois avant de comprendre ce que c’était : un troupeau de hëtrels gambadait à une dizaine de mètres à peine, sans se soucier de leur présence.

La courbe que suivait le chemin modifia d’un coup l’inclinaison de la charrette, et Eileen, tirée vers le bas, s’accrocha au rebord pour ne pas perdre l’équilibre. D’un geste souple et maîtrisé, elle bondit en arrière et se hissa sur ses pieds. Elle progressa vers l’avant de la carriole, enjambant sacs et prenant soin de ne pas déranger ses camarades, puis passa la tête entre deux pans de bâche pour découvrir le paysage qui s’apprêtait à se dévoiler. Les chevaux ne tardèrent pas à atteindre le sommet du vallon.

Des collines, tantôt naturelles et tantôt artificielles, faites de pierres ou de bois, s’entassaient dans un enchevêtrement inextricable, au milieu d’arbres hauts dénudés. La route de terre laissait maintenant place à un fin gravillon et se séparait en trois allées bordées de buissons, rejoignant la plupart des habitations à l’allure bucolique. Des hommes et femmes en tenue simple s’occupaient de leurs jardins, déambulaient le long du chemin ou encore discutaient et riaient à gorge déployée, quand d’autres prenaient soin d’un grand potager au détour d’un bas-relief. Illian ralentit la cadence et passa tout près de trois habitants pris par une conversation en apparence endiablée.

- Excusez-moi, les interrompit-il. Pouvez-vous m’indiquer un endroit où dormir cette nuit ?

Eileen les vit sursauter au son de sa voix.

- La ferme Dewon accueille les voyageurs, répondit l’un d’eux après une brève hésitation. Il vous faut contourner la colline centrale, elle est juste derrière. Suivez le chemin, vous ne pouvez pas vous perdre.

Comme indiqué, une bâtisse, pour le moins originale, s’élevait derrière le vallon. La porte principale était rouge, petite et ronde, et apposée sur un pan de mur terreux d’une bute, à laquelle était accrochée une structure en bois clair. Un abri prenait forme à l’extrémité, laissant apercevoir quelques croupes de chevaux qui s’y reposaient. Un peu plus loin, un enclos renfermait une dizaine de hëtrels statiques, et des gallinacés trainaillaient devant l’entrée d’un poulailler vouté. Une poignée d’arbres dégarnis s’extirpaient ici et là de l’herbe basse et rousse. Une carriole, bien plus petite que celle du groupe, attendait patiemment sous deux d’entre eux.

Le bruit des roues cessa. Eileen descendit la première, talonnée par Erik et Aera. Illian en fit de même, et s’attarda sur les chevaux pour les caresser et les féliciter. Le garçon se figea en l’apercevant.

- Vous êtes vraiment Illian Ell’Tin ? l’aborda-t-il. Je croyais que les anciens soldats avaient l’interdiction de quitter la capitale. Et pourquoi est-ce que vous portez toujours votre armure ?

- C’est bien moi, lui répondit-il en s’éloignant des équidés. Et la raison pour laquelle je porte toujours cette amure est personnelle. Je suis désolé de la tournure des événements.

- Monsieur Kaï est un honnête marchand, vous lui avez volé son seul revenu du cycle.

Erik désigna la charrette d’une main, le front plissé.

- Et son chariot est dans un sale état.

- Quel est ton nom ?

Surpris par cette question qui n’était sans doute pas la réponse qu’il attendait, il hésita un instant.

- Erik Vönkenn.

- Erik, reprit Illian d’un ton ferme. Sois assuré que je rembourserai les dégâts. Et cet honnête marchand recevra, je te le garantis, le double de son revenu en dédommagement.

- Ça, c’est le minimum que vous puissiez faire pour Monsieur Kaï. Mais qu’en est-il de mon dédommagement ?

- Que veux-tu dire ?

- Vous m’avez traîné de force dans un voyage qui ne me concerne pas. La moindre des choses serait de me dédommager, moi aussi.

- Très bien, Erik. Que demandes-tu ?

- Aidez-moi à intégrer la garde.

Sa demande parut décontenancer l’ancien commandant.

- Nous ferons halte à Rivelet demain, à la tombée de la nuit. Nous en reparlerons à ce moment-là, d’accord ? Ensuite, je trouverai un marchand qui te ramènera à Nergecye. J’imagine que ton maître doit s’inquiéter.

- Ce n’est pas mon maître. Monsieur Kaï ne fait que m’offrir un toit.

Ils étaient arrêtés depuis quelques minutes devant la ferme, quand un vieillard ouvrit la porte arrondie d’un geste mal assuré. Illian s’empressa de le saluer, ainsi que demander le gîte et le couvert. Eileen resta en retrait avec les autres et n’entendit pas ce qu’il se dit, mais ils furent conviés à l’intérieur dans la foulée.

- Qu’Enda récompense votre hospitalité, le remercia l’ancien commandant.

Eileen fut la première à le rejoindre d’un pas lent, occupée à contempler ce cadre à la fois magique et improbable qui s’apparentait à un trou de hobbit. Son cou se tordait dans tous les sens, si bien qu’un torticolis menaçait de le paralyser à tout moment.

Contrairement à ses attentes, l’intérieur de la bute était très bien éclairé. La salle était circulaire et plutôt spacieuse, un plancher craquait sous leurs pieds, du bois revêtait les murs et des puits de lumière permettaient aux rayons du soleil d’illuminer le tout, même s’ils commençaient à faiblir. Eileen en oubliait tout à fait que l’habitation trouvait sa place au cœur d’une élévation de terre. Quelques chandelles étaient disposées sur des meubles simples et des étagères accablées de pots en verre ternis par le temps.

Ils se dirigèrent vers la table centrale, ronde et couverte d’une nappe en tissu brodé.

- Je vous en prie, asseyez-vous, les invita l’hôte d’une voix chevrotante. Ma bonne petite femme a préparé un potage. Attendez-moi un instant, je vais mettre vos chevaux au chaud. Ces braves bêtes ont fait un long trajet.

Illian se leva pour l’aider, mais le fermier insista pour qu’il se rassît. Ils en profitèrent pour se mettre à l’aise et déposèrent leurs armes contre le mur. Le vieil homme revint une poignée de minutes plus tard.

- Qu’est-ce qui vous amène ici ? Les voyageurs se font rares par les temps qui courent.

- Nous nous rendons à Lumeo, lui apprit l’ancien commandant.

- C’est un bien long voyage, j’admire votre courage. Vous allez contourner les montagnes ?

- Malheureusement, nous n’en aurons pas le luxe. Nous avons prévu de les traverser.

Leur hôte s’apprêtait à rebondir sur cette information, au moment où une petite mamie au dos rond pénétra la pièce, amenant une large marmite encore fumante. Sa présence illumina soudain le visage de l’ancien.

- Je vous présente ma femme, Odile. C’est une excellente cuisinière, vous allez voir. Une fois que vous aurez goûté à sa cuisine, vous n’aurez plus envie de partir.

- Tu exagères, gloussa-t-elle avec modestie.

Pour la première fois depuis longtemps, Eileen profita d’un repas convivial. Mais surtout, elle eut l’impression de déguster les bons plats que lui préparait sa grand-mère. Une vague chaleureuse emplit son cœur avant de s’évanouir pour laisser place à la nostalgie. Perdue dans ses souvenirs, elle resta en dehors des conversations. La voix d’Illian finit par mettre fin à sa rêverie.

- Et toi, qu’en penses-tu ?

Elle releva la tête et balbutia des excuses confuses. Tous les regards braqués sur elle, dans l’attente de sa réponse, la mirent mal à l’aise.

- Au fait, vous devez absolument goûter ma liqueur de baies ! enchaîna leur hôte.

Il sortit de table et lança depuis la cuisine :

- J’en fais à chaque saison et celle-ci est fraîche de quelques jours, vous allez être les premiers à la boire !

Sa femme apporta six verres cabossés, qu’il remplit d’une main lourde du liquide clair comme de l’eau de roche. Eileen prit son récipient quand on le lui tendit et l’éleva à hauteur du nez. Une douce odeur fruitée lui picota les narines.

- Et toi, mon garçon, s’adressa-t-il à Erik. Que fais-tu à Nergecye ? À en juger ta tenue, j’imagine que tu ne fais pas partie de la garde.

- C’est juste, je ne corresponds pas aux critères, lui apprit-il. Mais j’aimerais l’intégrer un jour.

Son regard s’attarda avec insistance sur Illian.

- En attendant, j’aide Monsieur Kaï, un honnête marchand de la capitale.

- Tu connais Kumöh ? se réjouit l’hôte d’une voix joviale. Je le connais bien, nous étions amis dans le bon vieux temps. Tu lui donneras mon bonjour lorsque tu le verras.

Le garçon acquiesça, un léger sourire en coin.

- As-tu un don, peut-être ? lui demanda Odile.

- Non, répondit Erik, la mine basse. Ou alors il ne s’est toujours pas manifesté.

- Pourquoi tu ne passes pas le test ? s’intéressa Eileen.

- Le test ? ricana-t-il. Est-ce que tu sais combien il coûte ? Cent mille florïnths, rien que ça ! Même en travaillant toute sa vie, un marchand ne pourrait pas réunir cette somme. Il n’y a que les nobles qui y ont accès, qui ont assez d’argent pour se permettre de le gaspiller.

- Oh.

L’hôte se tourna vers Illian, soudain inquiet.

- Êtes-vous sûr de vouloir traverser les montagnes ? N’y a-t-il pas un autre chemin pour écourter votre voyage ?

- Le seul moyen serait de passer par les arbres, dans ce cas, s’empressa de répondre Aera.

L’ancien commandant arqua un sourcil.

- Une rumeur qui court, rien de plus. Une légende, même.

- Comment ça, les arbres ? répéta Eileen.

Elle osa enfin goûter au contenu de son verre avant de réprimer une grimace. L’alcool coula dans sa gorge en même temps qu’il la brûlât, et malgré l’arôme fruité des baies, il lui laissa un arrière-goût âpre. Elle refusa avec politesse une deuxième tournée. Illian, lui, sembla ravi et ne se fit pas prier.

- Tu n’en as jamais entendu parler ? intervint Erik.

Il ingurgita à son tour la mixture et grinça des dents avant de reprendre :

- On raconte qu’il y a des milliers de saisons, les élémentalistes ont utilisé des arbres pour créer des portes naturelles, dispersées sur tout le territoire, afin de connecter les différents royaumes entre eux. Le problème, c’est que tout a un prix et en les empruntant, la magie qui les imprègne vole quelque chose en retour. Un objet, un sentiment ou même un souvenir.

- Aucune preuve n'a jamais pu confirmer ces témoignages, insista Illian. Je n’y crois pas une seconde.

- Les élémentalistes auraient usé du don pour ouvrir ces passages, je ne vois pas pourquoi il faudrait payer quelque chose en retour, renchérit Aera. On l’utilise au quotidien et pourtant, on ne perd rien.

- Tu perds ton énergie, lui rappela le vieil homme. C’est pourquoi il ne faut pas trop en abuser, si tu ne veux pas t’épuiser...

- Je sais bien. Mais la force qu’on déploie pour utiliser le don se reconstitue lorsqu’on se repose. On n’a rien à payer contre son utilisation !

- Jeune fille, comment te régénères-tu, au juste ? Lorsque tu dors, que tu manges… le don puise dans ton énergie, que tu récupères lorsque tu regagnes des forces, quel qu’en soit le moyen. Tout a un prix.

Aera se renfrogna.

Odile enchaina par un long témoignage à propos de sa propre utilisation du don, en prenant plaisir à évoquer ses folies de jeunesse et accidents. Ce fut de cette façon qu’elle raconta comment elle avait brûlé tout un bois la première fois qu’elle s’était entraînée avec son mestre. L’alcool aidant, la timidité laissa bientôt place à une douce euphorie.

Exténuée et l’esprit embrumé – face à l’insistance de leur hôte, elle n’avait pas su dire non à d’autres verres – Eileen se coucha et tomba comme une masse.

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