Chapitre 18 : Monmiäta

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Le navire helarieal descendait le fleuve. Pour ce voyage, Vespef avait préféré utiliser un bateau structuré selon les principes traditionnels, avec une seule coque. Il était moins confortable et moins rapide que ceux qu’ils fabriquaient d’habitude, mais elle ne voulait pas trop en dévoiler sur l’étendue de leur technologie. Après tout, ces bateaux à double coque étaient difficiles à construire, bien plus évolués que ceux des pays alentour, ce qui risquait de les désigner comme cible prioritaire en cas de conflit.

Vespef et Saalyn étaient installées sur la dunette. Accoudées au garde-corps, elles avaient le regard fixé au loin vers l’avant, sans porter leur attention sur rien de particulier. Le contraste entre la pentarque à peine couverte de voilages vaporeux qui laissaient deviner sa silhouette élancée et la guerrière libre, plus athlétique, habillée d’une simple tunique écrue et d’un pantalon de cuir noir était saisissant. Les deux étaient belles, et pourtant si différentes.

— Que penses-tu des feythas ? demanda Saalyn.

— Je ne sais pas trop. Ils ne semblent pas hostiles, mais se défendent avec une extrême violence.

— C’est un peu notre cas, remarqua Saalyn, nous ne nous montrons pas tendres avec ceux qui nous attaquent.

— C’est vrai. Mais notre violence n’est rien par rapport à celle qu’ils peuvent déployer. Et nous ignorons ce qu’ils ressentent comme une agression. Ils ont détruit une forteresse gems alors qu’elle n’avait fait qu’envoyer des observateurs. Personne en Ectrasyc, pas même l’empire le plus puissant, n’est capable de s’opposer aux gems. Et là, ces feythas les ont balayés d’un revers de main.

— Et qu’en déduis-tu.

— Ils peuvent être aussi bien la meilleure chose qui nous soit arrivée ou représenter notre fin. En tout cas, le monde tel que nous l’avons connu jusqu’à présent est terminé.

— Comment ça ?

— Avec tous les trésors, toutes les connaissances qu’ils amènent avec eux, comment pourrions-nous nous contenter de ce que nous avons ? Regarde nos bateaux par exemple. Ils nous semblent si beaux et si perfectionnés. Mais face aux leurs, ils ne valent guère mieux que des barques.

— Les leurs sont petits. Et bruyant.

— Qui te dit qu’ils n’en possèdent pas de plus gros. Ils n’ont juste pas encore éprouvé le besoin de les mettre en service.

— Ce n’est pas faux.

La porte des quartiers arrière claqua. Saalyn se pencha pour voir qui venait de sortir sur le pont. C’était 868 qui se réveillait à l’instant. D’un geste de la main, elle l’invita à les retrouver. Malgré le handicap que constituait sa corpulence, elle ne tarda pas à rejoindre les deux femmes.

— Bonjour Saalyn.

— Bonjour Monmiäta.

— Monmiäta ?

— Tu m’as demandé de te donner un nom. C’est celui que j’ai choisi pour toi.

— Un très bon choix, remarqua Vespef, plein d’avenir.

— Il signifie quelque chose dans votre langue ?

— On peut le traduire par première promesse, répondit Saalyn.

— Monmiäta. Première promesse. C’est très beau.

Elle s’installa entre les deux stoltzint. Elle ne paraissait pas gênée par le rang de Vespef et la traitait comme son égale, ce qui venant de la part d’un Helariasen n’aurait rien représenté de surprenant, mais les étrangers ne montrait pas ce genre de familiarité avec leurs dirigeants. Mais il était vrai que quand tu avais fréquenté des feythas, le souverain d’un État minuscule perdu dans l’océan ne devait pas te sembler bien impressionnant.

— Quand mon enfant naîtra, sa mère sera une femme libre et elle portera un nom.

Les deux stoltzint pouvaient sentir le ravissement dans la voix.

— Ton enfant. Tu en parles comme s’il était sur le point d’arriver, remarqua Saalyn. Mais tu ne transportes aucun œuf et il va s’écouler du temps avant que tu aies l’occasion de croiser un homme.

Monmiäta caressa son ventre avec des gestes tendres, le regard brillant, un sourire éclatant sur le visage.

— Mais il est tout près de de naître.

Saalyn était perplexe, elle ne comprenait pas ces paroles. Vespef se montra plus réactive.

— Voulez-vous dire qu’à l’instar de certains serpents, vous portez vos œufs à l’intérieur de votre corps ?

— Des œufs ? Non.

— Votre enfant grandit directement, sans œuf, sans coquille, comme… comme…

La référence lui manquait. Elle savait qu’un tel animal existait dans leur monde. Mais il était tout petit et ne vivait pas du tout en Helaria. De plus, il était nocturne. Mais dans certains royaumes, il était élevé comme animal de compagnie.

— Et vous, vous pondez des œufs, déduisit 868 de leur surprise, comme les oiseaux.

— Comme tous les peuples sapiens de ce monde, ajouta Vespef.

— En fait, pour les bawcks on l’ignore, remarqua Saalyn. Personne ne sait comment ils se reproduisent.

— Parce qu’il existe plusieurs espèces intelligentes ? s’étonna 868.

— Trois, répondit Saalyn, mais chez vous aussi il y en a plusieurs.

— Nous sommes des êtres fabriqués par les feythas en fonction de leurs besoins. Mais ils sont partis d’un seul type de base dont ils ont dérivé toutes les autres.

— J’ai peur de ne pas très bien comprendre de quoi vous parlez, remarqua Vespef, mais c’est sans importance. Dans l’immédiat toutefois. Nous devons discuter de sujets plus graves.

— Comme ?

— Pourquoi fuyez-vous vos maîtres ?

Monmiäta s’humecta les lèvres de nervosité.

— J’ai expliqué à Saalyn que je ne voulais pas que mon fils naisse parmi les feythas.

— Et Saalyn me l’a répété. Mais pourquoi ? Les feythas n’ont pas l’air de maltraiter ceux qui travaillent pour eux.

— Si nous étions des esclaves standards, peut-être, mais nous sommes des outils, qu’ils perfectionnent constamment.

— Tu n’arrêtes pas de le répéter. Mais ce n’est qu’une question de vocabulaire, fit remarquer Saalyn.

— Pas vraiment, contesta Vespef.

Elle changea légèrement de posture avant de répondre. Saalyn, qui commençait à connaître sa pentarque et savait interpréter ses réactions corporelles, se sentit inquiète.

— Un outil, on le fabrique au besoin, on s’en sert puis une fois hors d’usage on s’en débarrasse. Si c’est un prototype, on peut le démonter pour l’étudier. Saalyn m’a dit que vous étiez venue au monde il y a un an dans une machine feytha. Mais votre enfant va naître d’une manière inédite, ils vont certainement vérifier si tout est normal. Vous ne le voulez pas.

— C’est exactement ce que je crains, s’étonna Monmiäta. Comment avez-vous deviné ?

— Ce n’est pas pour rien que nous avons placé Vespef et sa fratrie à la tête du pays, remarqua Saalyn, ni que l’empereur de l’Ocarian lui fait plus confiance qu’à son propre ambassadeur.

— Et c’est pour ça que je vous fais confiance, ajouta Monmiäta. Ça, et autre chose.

Vespef ne dit rien, laissant la jeune femme se dévoiler à son rythme.

— Je pense que vous pouvez me protéger contre les feythas. Jamais ils n’oseraient venir me chercher.

— Je ne vois pas ce qui les en empêcherait, remarqua Vespef, ils sont tellement plus évolués que nous.

— Vous constituez une menace qu’ils ne comprennent pas. Vos communications par exemple. Vous semblez disposer de moyens incroyables. Quand vous avez rencontré Nertali, vous étiez au courant de tout ce que Saalyn avait appris dans notre ville alors que vous ne vous étiez pas concerté. Et pourtant, votre technologie paraît arriérée. Le fait qu’ils n’arrivent pas à l’identifier les inquiète.

— Et c’est tout ? Nos communications ?

— Votre combat aussi, vous les avez impressionnés.

Saalyn s’écarta du garde-corps pour se tourner vers la jeune femme.

— Je ne vois pas pourquoi, répliqua Saalyn. Wuq gravement blessée, moi-même suffisamment amochée pour nécessiter des soins de longue durée. Je ne vois rien de remarquable en dehors de l’étendue de notre déroute.

— Ce n’était pas une défaite, la contredit Monmiäta, vous avez gagné la bataille.

— Vous appelez ça une victoire ! Votre sens du combat me rend perplexe.

— Saalyn, laisse là s’expliquer, la rabroua Vespef.

La guerrière libre se tut.

— Vous n’aviez besoin d’aucun soin, reprit Monmiäta, juste un peu de repos et quelques bandages, rien de grave. Quant à votre combat sur le plateau, non seulement vous vous en êtes tirées honorablement, mais en plus vous avez mis en œuvres des moyens qui utilisent des techniques de pointe qui ont obligé les feythas à se surpasser.

— Ils contrôlaient ce fauve ? s’étonna Saalyn.

— Non. Cet animal était un feytha. Et le gardien de la rivière aussi.

— Des feythas…

Saalyn bafouilla avant de retrouver le fil de ses idées.

— Mais à quoi ressemblent-ils donc ? Qu’est-ce qui permet de les différencier des êtres tels que vous ?

— Leurs yeux. Mais 517 soupçonne que c’est un choix de leur part, que s’ils le désiraient, ils pourraient se mélanger à nous sans que nous le soupçonnions.

Vespef leva la main.

— Insinuez-vous que les feythas peuvent changer d’aspect ?

— Je ne sais pas. Je sais juste que les feythas présentent des formes variées, mais la centaine que nous connaissons conservent toujours une forme unique. Gavold et Nertali ont le même aspect que nous, ce qui est le cas de la moitié d’entre eux. Vous avez aussi rencontré le serpent et le tigre, inspirés d’animaux que l’on trouve sur notre monde d’origine. Mais il existe beaucoup de formes différentes et chaque feytha n’en possède qu’une seule. En fait, les feythas ont peur de vous parce que vous êtes la première espèce intelligente capable de leur tenir tête.

— Donc selon vous, reprit Vespef, les feythas, s’ils en avaient la possibilité, tenteraient de nous conquérir.

— Je ne connais pas leurs intentions. J’ignore ce qui les motive. En fait, je ne sais pas grand-chose d’eux. Et je doute que 517 en sache beaucoup plus. Vous conquérir, peut-être. Mais pourquoi ne sont-ils pas restés sur mon monde d’origine ? On ne trouvait rien là-bas qui pouvait les inquiéter. Ici, ils ont déjà fait l’objet de plusieurs attaques qui les ont obligés à se défendre.

— Des attaques ? s’étonna Vespef.

— Certaines, en provenance du nord, menées par des êtres semblables à vous pour nous chasser du plateau où nous gardons nos machines. Et plusieurs raids depuis le sud par des êtres ailés.

Saalyn tapa du plat de la main sur le garde-corps.

— Ce n’était pas un raid, protesta-t-elle, c’était une mission de reconnaissance.

— Vous êtes sûr ? Vous en connaissez l’origine ?

D’un geste ample, Saalyn désigna les pics qui se dressaient loin à l’ouest.

— Ces montagnes sont habitées par les gems. Ce sont des êtres puissants, qui se préoccupent peu de ce qui se passe en dehors de leur terre. Mais vous, vous constituez une nouveauté, je trouve normal qu’ils s’intéressent à vous, ne serait-ce que pour savoir si vous représentez une menace. Si vous avez éliminé leurs envoyés, je suppose qu’ils vous considèrent maintenant comme telle.

Vespef posa la main sur le bras de la guerrière libre pour l’apaiser.

— Au lieu de t’énerver, si tu disais ce que tu as sur le cœur.

Saalyn prit plusieurs grandes respirations jusqu’à ce qu’elle se sentît plus calme.

— J’ai servi de cobaye à Nertali pendant plus d’un douzain. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas. C’est bien pour cela qu’ils m’ont maintenue alitée aussi longtemps alors que vous avez expliqué que je ne nécessitais que peu de soin.

Monmiäta garda le silence, mais la façon dont elle détourna le regard équivalait à une réponse.

— Pas Nertali. Gavold.

— Pardon ?

— Nertali guérit les gens. C’est Gavold qui les étudie.

— Cela ne change rien au propos. Pourquoi m’ont-ils infligé ça ?

— Je ne connais pas les motivations des feythas, mais j’ai une petite idée de ce que j’aurais fait si je m’étais trouvé à leur place. Pendant votre combat, vous avez fait preuve de compétences extraordinaires. Si la technologie ne se trouvait pas dehors, c’était qu’elle était dedans. Je suppose qu’ils ont cherché des implants, voire vérifié si vous n’étiez pas un cyborg.

Saalyn ouvrit de grands yeux.

— Tu te rends compte que je n’ai rien compris à ce que tu as dit ?

— Rassure-toi, intervint Vespef. Moi non plus.

Monmiäta esquissa un sourire.

— En fait, les feythas ne pouvaient rien trouver, reprit-elle, n’est-ce pas ?

— Montrez vous plus claire, l’incita Vespef.

— Ils n’ont pas décelé de technologie cybernétique parce qu’elle n’existe pas. Ce bateau par exemple, il est beau, mais il est de conception simple. Ces cordes semblent constituées de fibres végétales entremêlées. Vos vêtements sont tissés et cousus, même si je les trouve magnifiques.

Elle désigna Vespef de la main. Et il était vrai que sa robe, taillée dans une étoffe légèrement bleutée assez fine pour laisser deviner sa silhouette en dessous et qui devenait presque transparente au niveau du corsage, était extraordinaire.

— Vos armes auraient dû les mettre sur la voie. Vous n’utilisez que des morceaux de métal affûtés, mais cela a suffi pour leur résister. On ne trouve aucune technologie là-dedans.

— Un peu quand même, protesta Vespef, tout le monde ne sait pas préparer le bronze.

— Vous avez fait cette découverte de façon empirique. Mais vous ne connaissez pas les bases scientifiques qui se cachent derrière. C’est tout le contraire des feythas. Ils sont des êtres cartésiens, logiques. Ils ne croient qu’en la science et la technique. Ils considèrent que l’univers est régi par un petit nombre de règles et ne laissent aucune place pour la fantaisie. Ils savent tant de choses que nous avons fini par leur faire confiance. Mais dans notre monde, nous connaissions l’existence de forces qui nous dépassent, de phénomènes que rien ne peut expliquer.

— Et qu’en concluez-vous ?

— La magie existe. Vous êtes des magiciens.

Elle se tourna vers Saalyn.

— Toi, je pense que non. Tu es une bonne combattante et j’imagine l’entraînement que cela a nécessité pour atteindre ton niveau. Mais tu n’as fait preuve d’aucune capacité hors du commun. En revanche, la reine qui t’accompagnait l’était. Et je crois que vous l’êtes aussi, Vespef. Et je suppose que si le maître de ces terres vous a fait confiance, c’est également à cause de cela.

Monmiäta avait fini son discours. Elle s’appuya le dos contre le plat-bord, face à ses deux interlocutrices.

— Qu’en penses-tu ? demanda Saalyn.

— Nous allons vivre des moments intéressants, répondit-elle. Si les feythas s’avèrent hostiles, il faudra espérer que la magie se montrera supérieure à la science.

— Mais pourquoi le seraient-ils ? Il y a beaucoup de place libre.

— Dans ce cas, j’ai hâte de voir ce que pourraient donner la magie et la science travaillant ensemble.

— Pas moi.

Juste après avoir prononcé ces paroles, Vespef s’appuya contre le garde-corps. Les deux femmes attendirent qu’elle continue.

— Je suis terrifiée par ce qui s’annonce. Si les feythas s’avèrent hostiles, ils nous balayeront comme un fétu de paille. La magie n’y changera rien. À cinq, autrefois, on n’a pas réussi à empêcher des pirates de nous asservir. Comment pourrions-nous nous défendre contre ces êtres ? Et s’ils sont pacifiques, ce sera quand même la fin de notre culture. Toutes nos techniques, nos modes de vie, seront remplacés par les leurs. Nous nous fondrons au sein de leur civilisation.

— Pourquoi ? demanda Saalyn.

— Toléreras-tu de mettre un mois à traverser le continent quand tu sais qu’il existe un moyen de le réaliser en moins d’un monsihon ? Accepteras-tu la mort d’un proche alors qu’il aurait pu être sauvé grâce à eux ? Tôt ou tard, nous finirons par réclamer les bienfaits de leur civilisation. Et nous nous perdrons. Notre science ce n’est pas trop grave encore. Nous mettons du cœur à la faire évoluer. Maintenant, cela ira juste plus vite. Mais nos valeurs s’envoleront aussi et tout ce qui nous tient à cœur disparaîtra.

Saalyn enlaça sa pentarque qui s’abandonna contre la poitrine de son amie.

— Tu te montres peu trop pessimiste, dit-elle.

— Je l’espère, répondit Vespef, je l’espère.

Elle tenta de tourner la tête vers le nord en direction de l’établissement feytha. Saalyn la tenait trop étroitement, elle n’y arriva pas. Elle soupira avant de fermer les yeux et de se laisser bercer par la stoltzin.

Des temps difficiles s’annonçaient pour les habitants d’Uv Polin. Elle espérait qu’ils y survivraient.






FIN

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