Chapitre 4 : le voyage

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La ville d’Ablitea était une assez grosse ville, même selon les critères de la Diacara. Le port avait bénéficié de la conquête de la côte par le Cairn. Beaucoup de commerçants qui traversaient la contrée du temps de son indépendance avaient préféré se rabattre sur la navigation pour rejoindre la petite principauté de Calpa juste au nord où ils reprenaient un itinéraire terrestre. Il était possible que l’ouverture de la route reliant Ablitea à Calpa changeât la donne. Mais elle était encore à construire. Pas la route elle-même, bien sûr, qui existait depuis des siècles. Mais il fallait bâtir sur tout son long les auberges destinées à abriter les voyageurs en remplacement des bouges qu’avaient édifiés les Cairnseny. Par chance, cette phase ne serait pas trop dure ; avant la conquête de la côte par l’empire, il existait des établissements corrects le long de cette voie. Ils avaient cessé d’être entretenus et se retrouvaient aujourd’hui dans un état pitoyable. Pourquoi auraient-ils dépensé de l’argent pour des individus qu’ils abaissaient au rang d’esclaves ? Toutefois, avec le Cairn, un simple traité ne suffirait pas. La Diacara devrait leur rappeler continuellement leurs engagements. Il faudrait donc doubler chacune de ces auberges d’une garnison, à la fois pour les protéger, mais également pour escorter les voyageurs sur la route. La Diacara avait lancé une campagne active de recrutement. Le temps que le casernement de ces soldats fût construit, ils étaient installés en ville. Tout au moins ceux qui allaient patrouiller sur la route de la côte.

Saalyn se demanda si le village qu’elle avait traversé autrefois bénéficierait de cette nouvelle manne qui tombait du ciel, ou plus exactement de la capitale. Elle en doutait, il était petit. Mais d’un autre côté, les cités proches de la frontière avec le Cairn étaient rares. À part Ablitea, elle n’en voyait pas d’autres.

L’avantage dans une grande ville, c’est qu’il était facile de s’y approvisionner. Une quinzaine d’années plus tôt, un marchand retraité avait créé un réseau destiné à aider les guerriers libres dans leur tâche. Il était mort de vieillesse depuis, mais l’Helaria avait soigneusement entretenu son œuvre. Grâce à lui, en moins d’une journée, les voyageurs avaient trouvé les hofecy et les vivres pour leur chevauchée. Muy apportait de plus assez d’or pour dormir dans des établissements confortables chaque soir. La période pauvre où Saalyn devait vendre son corps pour gagner l’argent nécessaire à accomplir ses missions était terminée depuis longtemps. Cela faisait bien dix ans que la belle guerrière libre n’avait pas couché avec un homme en échange d’une récompense.

Le lendemain de leur arrivée, ils se mirent en route. Outre Saalyn, Previs et les deux pentarques, deux marins d’origine honëgeal les accompagnaient. La sélection à laquelle les jumelles avaient soumis tout l’équipage avait permis de dévoiler les potentialités de ces hommes au combat. Ils manquaient d’expérience, mais elles comptaient sur le trajet pour y remédier.

Autant voyager avec une des deux sœurs était une expérience agréable, autant les deux à la fois se révéla éprouvants. À moins que ce fût à cause de leur objectif : attaquer à six une forteresse du Cairn. Tous les soirs, pendant l’étape, elles entraînaient le groupe pendant un bon monsihon. Parfois, des inconnus se mêlaient à eux, ce que les sœurs appréciaient toujours. Les exercices étaient durs et les quelques soldats diacareal qui y avaient participé en ressortaient lessivés. Ils étaient néanmoins ravis de ce qu’ils avaient appris, elles étaient réellement des guerrières exceptionnelles. À plusieurs reprises, Saalyn avait ramené un de ces invités dans sa chambre. Mais ils s’étaient contentés de dormir tous les deux, l’épuisement les avait retenus de pratiquer tout autre sport.

Lors des vrais combats, avec des enjeux élevés, les pentarques se servaient de leur magie. Pendant l’entraînement, elles n’en usèrent pas, se cantonnant des techniques académiques accessibles à tous. Il était donc théoriquement possible de les vaincre. Aussi quand Saalyn y parvint, elle ne se montrait pas peu fière. Elle avait triché, mais elle avait vaincu. Elle avait reçu l’aide de Previs qui avait placé un obstacle sur la route de Muy pendant qu’elle reculait. Le choc contre son talon là où il n’y avait rien un instant plus tôt l’avait déstabilisée. Ce fut bref, mais suffisant pour Saalyn en profite. Elle avait réussi à désarmer la guerrière et l’avait plaquée au sol. Saalyn étant plus forte et plus lourde que sa pentarque, elle l’immobilisa. Muy ne pouvait pas bouger plus que les doigts. Ses techniques de lutte à mains nues nécessitaient un minimum de mobilité pour s’en sortir ce que son adversaire ne lui offrit pas. Dans un vrai combat, elle n’aurait pas été vaincue ; elle se serait servie de sa magie pour se dégager. Mais pas ce jour-là qui était destiné à l’entraînement. Un douzain plus tard, ce fut Previs qui la mit dans une posture similaire. Et il croyait l’avoir également maîtrisé. Mais la réaction de la guerrière lui fit perdre ses moyens. Elle ne pouvait bouger qu’une seule chose : sa tête. Aussi, elle l’embrassa. Il esquissa un mouvement de surprise qu’elle mit à profit pour se dégager et l’instant d’après, c’était elle qui se tenait sur lui, sa main appuyant un couteau sur sa gorge.

— C’est déloyal, protesta-t-il.

— Qu’est-ce que tu trouves déloyal ? répliqua-t-elle en le libérant. D’utiliser toutes les armes à ma disposition ? Dans un combat réel, il n’y a pas de loyauté qui compte. Seul le résultat importe. Tu t’imagines peut-être qu’un ennemi s’avouera vaincu sans tout tenter ?

— Tu as quand même un avantage sur lui, remarqua Saalyn. En dehors de l’Helaria, peu d’armées recrutent des femmes. Il n’y a aucune chance qu’il soit confronté un jour à ce genre d’attaque.

— Je ne dispose pas de gros muscles ni une masse assez élevée à opposer à mes adversaires. Quand on possède une silhouette comme la mienne, je dois me montrer habile pour en tirer le meilleur parti possible.

Saalyn et Previs réagirent de la même façon. Ils détaillèrent la silhouette en question. Elle collait bien peu avec l’image que l’on se faisait d’une guerrière. Muy était, tout comme sa sœur jumelle, une femme menue, guère plus grande qu’une adolescente avant sa poussée de croissance, bien que ses formes fussent pleinement adultes. Et si elle était musclée, elle était loin d’arborer les biceps de ces compagnons masculins. Elle avait raison, si elle avait dû se s’appuyer sur sa force seule, elle n’aurait eu aucune chance face à ses adversaires plus conformes à la soldatesque. Même Saalyn se montrait bien plus vigoureuse. Mais Muy ne se basait pas sur sa force pour combattre. Déjà, sa petite taille lui donnait une agilité incroyable. Elle maîtrisait des techniques à l’épée, la lance, où à mains nues qui la rendaient aussi insaisissable qu’une anguille. Et quant à cela elle ajoutait sa magie, qu’elle savait utiliser d’instinct, elle devenait pratiquement invincible. Quand elle s’estimait capable, avec sa jumelle, de prendre une forteresse, elle ne se vantait pas. Ce ne serait certainement pas un assaut frontal, plutôt une invasion discrète avec une élimination progressive de l’ennemi, sans se faire repérer. Mais le soir même de l’attaque, ils contrôleraient les lieux. L’inconvénient de cette méthode, c’est qu’ils ne feraient pas de prisonniers. Cette attaque allait constituer une vraie boucherie.

Wuq qui avait fini enfin son combat les rejoignit. Son adversaire mit plus de temps à venir, il se sentait honteux de s’être fait vaincre par une personne d’apparence aussi frêle. Pourtant il la connaissait, il savait qu’il n’avait aucune chance à moins de se surpasser. Il jeta un coup d’œil envieux à Previs qui gonfla la poitrine de fierté. Lui, il avait réussi à maîtriser sa reine, même si son exploit n’avait été qu’éphémère.

En passant devant lui, Muy laissa sa main traîner un instant sur la hanche de Previs. Il la regarda, intrigué.

— Tu sais, dit-elle, j’avais un combat à gagner. Mais je n’avais pas vraiment envie de me dégager.

Puis elle s’éloigna avec sa sœur en direction de la rivière, certainement pour se laver de la sueur de l’exercice. Saalyn porta son attention sur son apprenti. Il ne bougeait pas, ne sachant pas comment interpréter les paroles de sa reine.

— Si j’étais toi, je les suivrais, lui conseilla-t-elle enfin.

— Comment …

— Maître Saalyn a raison, intervint un des deux marins. Elles veulent un autre type de corps à corps maintenant.

— Vous êtes sûr ?

— Bien sûr, imbécile, répondit Saalyn.

Previs s’élança à leur poursuite. Quand elles l’entendirent rappliquer, elles s’écartèrent pour lui laisser une place entre elles. Il les prit toutes les deux par la taille sans qu’elles s’y opposassent.

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