Chapitre 31 : Holbart

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 Le commandant Reiner et le Grand Maître Vosley cherchèrent Robb aux aurores et le guidèrent jusqu’au laboratoire d’alchimie de la garnison, une grande pièce éclairée qui contrastait avec la petite alcôve sombre de Devon. Le long des murs s’étendaient des étagères chargées de pots en terre cuite étiquetés aux noms de substances usuelles. Plusieurs tables disposées dans la salle accueillaient une grande quantité de matériel : alambics, fioles, tubes, cloches en verre, platines en métal, pots de fer, chaudrons... Tout ce dont un alchimiste pouvait rêver. Au fond, une grande porte en bois fermée menait vers une pièce jumelle. Vosley l’informa qu’il s’agissait de l’atelier des machines de Fort Daeron. Ils s’arrêtèrent devant une lourde trappe en métal ouverte sur un escalier chétif qui débouchait dans une pièce obscure. Le Grand Maître, équipé d’une torche, ouvrit la voie. La pièce ne comportait qu’une petite table sur laquelle se trouvaient des amphores étiquetées « charbon », « salpêtre » et « soufre », une chaise, et deux chandeliers à quatre branches accrochés aux murs. Vosley alluma les bougies.
 — Voici votre poste de travail, Disciple.
 Le commandant Reiner, jusque-là silencieux, appuya l’alchimiste.
 — Prenez tout ce dont vous avez besoin. Trouvez un moyen d’améliorer votre mélange, quelque chose contre nos ennemis. Vous savez aussi bien que moi ce que vous pouvez gagner en réussissant. Par contre, restez le plus discret possible. Je ne veux pas que nos ennemis aient vent de ce que vous cherchez à accomplir ici. Pas un mot à quiconque. Les alchimistes de la division sont au courant, par la force des choses, mais le soir, quand vous quittez cet endroit, veillez à bien refermer derrière vous. Et rentrez directement jusqu’à vos quartiers. Pas d’incartade !
 Le ton paternaliste du militaire agaça un peu le Disciple. Il acquiesça en silence pour le satisfaire. Le Grand Maître alchimiste reprit en désignant une nouvelle trappe au sol, épaisse d’une dizaine de centimètres cette fois :
 — Là-dessous se trouve un petit réduit qui servait autrefois à conserver la viande. Vous pourrez tester votre produit là, en bas, sans craindre quoi que ce soit. Les murs sont épais. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, dites-le nous le moment venu.
 — Merci, Grand Maître. Je n’hésiterai pas.
 Les deux hommes le laissèrent seul face à son ombre vacillante. Robb n’en revenait pas : un laboratoire pour lui tout seul. Même s’il ne s’agissait que d’une cave de cuisine, il disposait de toute liberté pour mener ses propres expériences alchimiques, lui, simple Disciple. Un frisson d’excitation le parcourut. Il avait une chance de prouver sa valeur, une opportunité que ne lui avait jamais donnée feu son Maître. Il prit une grande inspiration, compta mentalement jusqu’à trois, expira, puis se rua vers l’étage supérieur pour récupérer du parchemin, des allumeurs, des mèches, des pots de terre cuite et de métal, des fioles et une cloche en verre, avant de redescendre se mettre au travail.

 Pris d’une sorte de frénésie extatique, Robb resta enfermé dans la salle souterraine toute la journée. Il se rappelait à peine que le Grand Maître Vosley l’avait interrompu vers midi pour lui présenter son équipe d’alchimistes. Le Disciple avait poliment serré les mains tendues, souri, mais tous les noms s’étaient évanouis de sa mémoire sans même qu’il essaie de les y imprimer. Sans relâche, il avait testé les proportions du mélange pour obtenir la déflagration la plus puissante possible. Il essaierait plus tard d’encore l’améliorer en y incorporant d’autres substances. Enfin, il était parvenu à l’optimum offert par ses ingrédients originels : quinze centièmes de charbon, soixante-quinze centièmes de salpêtre et dix centièmes de soufre. Il finissait d’inscrire la formule sur un morceau de parchemin lorsque les chandeliers s’éteignirent. Le jeune homme emprunta l’escalier pour chercher de nouvelles bougies, et se rendit compte que la pièce principale était plongée dans l’obscurité. Une odeur de chlorium flottait dans l’air, et un beau croissant de lune orangé se levait au travers des grandes vitres du bâtiment. Un mince rai de lumière était visible sous la porte de l’atelier des machines, et une sorte de frottement incongru provenait de l’autre côté du mur.

 Intrigué, Robb approcha de la porte et toqua. Le bruit s’interrompit quelques secondes, puis reprit. Le jeune homme frappa une nouvelle fois. Le phénomène se répéta. Le Disciple poussa sur la poignée et ouvrit doucement la porte avant de passer la tête dans l’entrebâillement. Une personne était accroupie au milieu de la pièce, penchée sur un morceau de bois, ses épaules frêles animées d’un mouvement de va-et-vient. L’homme, absorbé par sa tâche, ne l’avait pas remarqué. Le Disciple s’introduisit discrètement dans la pièce et avança doucement jusqu’à se retrouver à deux mètres de l’occupant. Celui-ci était en fait en train de raboter un morceau de bois d’une vingtaine de centimètres d’épaisseur.
 — Bonsoir, murmura Robb pour s’annoncer.
 L’homme poussa un cri de surprise et lâcha son outil en tombant à la renverse. Il prit alors conscience de son environnement et son masque de panique le quitta.
 — Oh, tu m’as fait peur ! Ça va pas de faire des trucs comme ça ! lança-t-il à l’intention du Disciple. T’aurais au moins pu frapper avant d’entrer.
 — J’ai frappé.
 — Ah ! C’était donc ça, ce bruit.
 — Oui. Robb Alexander, se présenta le jeune homme en tendant la main, désolé de vous avoir fait peur.
 — Bah, c’est un peu de ma faute, fit son interlocuteur en riant. Dès que je fais quelque chose, je ne fais plus du tout gaffe à ce qui m’entoure. Je m’appelle Holbart. Holbart Jinn, ajouta-t-il en empoignant avec vivacité la main tendue.
 Robb l’observa un peu plus précisément. C’était une caricature de l’alchimiste fou des contes pour enfants. Ses cheveux blancs étaient longs et ébouriffés, encadrant un visage juvénile au sein duquel scintillaient deux yeux francs et rieurs. De taille moyenne, il avait des bras interminables qui pendaient d’une manière un peu balourde de chaque côté de son corps. Il était très mince, ce qui donnait à sa physionomie un aspect filiforme déroutant. Le plus dérangeant restait l’impossibilité d’estimer son âge à première vue. Quelque chose dans le regard du Disciple dut lui mettre la puce à l’oreille, car Holbart déclara tout de go :
  — J’ai trente-deux ans, vu que tu as l’air de te poser la question. Tout le monde se la pose. Normal, j’ai les cheveux blancs. Un lointain truc de famille. On est tous comme ça, mes frères, mes cousins, mes parents, tous !
 Un peu gêné, le jeune alchimiste préféra changer de sujet.
 — Et que faites-vous ici ?
 Holbart fronça les sourcils.
 — Alors premièrement, tu vas me tutoyer. Parce que je tutoie tout le monde, et tout le monde me tutoie. Et ensuite...
 Il s’interrompit pour montrer la pièce autour de lui avec ses bras démesurés avant de continuer.
 — Comme tu peux le voir, je construis des machines ! Oui, des machines.

 Le sol de l’atelier était parsemé de centaines de morceaux de métal et de bois desquels montait une agréable senteur de sciure. La lueur orangée des bougies d’éclairage et le fatras indescriptible de copeaux, de tiges de fer, de planches, formaient une atmosphère confinée et chaleureuse. Dans l’obscurité ambiante, le capharnaüm dessinait des ombres étranges aux arêtes vives, pourtant animées par les chandelles d’un doux flottement. Dans un coin, dix cordes en métal reflétaient plus vivement la lumière. Tendues entre deux armatures de bois, elles étaient maintenues en place par un système d’enroulement à engrenage permettant de régler leur tension. Les deux armatures étaient reliées par une caisse de bois en forme de poire, évasée vers le bas. L’ensemble ressemblait à une création hybride entre une harpe et un luth. Vers l’arrière de l’atelier, une grande forme s’élevait dans l’ombre jusqu’au plafond. En s’approchant, Robb remarqua qu’il s’agissait d’une sorte de chariot à trois roues. L’axe du train postérieur était muni d’un taraudage dans lequel s’enclenchait une roue dentée. Au-dessus de celle-ci, des dizaines d’engrenages s’enchaînaient, jusqu’à un dernier moyeu cranté muni d’une manivelle. Le Disciple jeta un regard interrogatif à son hôte. Celui-ci hocha la tête avec un sourire éclatant. Lorsque Robb tourna la manivelle, rien ne se produisit. Il dut faire une vingtaine de tours pour voir l’étrange attelage bouger. Il tourna vers Holbart un regard dubitatif.
 — Quel est l’intérêt ? J’aurais pu pousser pour plus d’effet !
 L’homme aux cheveux blancs eut l’air offensé, puis il s’avança pour une explication, les yeux scintillants.
 — Forcément, ce n’est pas au point. Et ça n’a pas d’intérêt si c’est un humain qui tourne la manivelle. Mais imagine qu’un jour, on puisse trouver quelque chose qui l’actionne à notre place. Je ne sais pas, un moyen de créer du mouvement. Imagine ! Imagine ! Un chariot actionné par un dispositif autonome, qui avance tout seul ! Ce serait une révolution !
 Le Disciple hocha la tête, son esprit traversé d’une vision de chariots conduits par des êtres humains se croisant dans les rues d’une ville.
 — Ça reste une utopie, il n’y a rien qui puisse faire ça, à mon avis, déclara l’ingénieur avec un peu de déception dans la voix. J’ai essayé avec un système de poids et de poulies. Ça a fonctionné quelques minutes mais bon, évidemment, il faut remonter ce genre de trucs de temps en temps, donc ça n’amène aucune espèce d’avantage sur l’homme ou le cheval.
 Robb acquiesça avant de poursuivre son inspection de l’atelier. Il remarqua un autre appareil, plus petit, posé sur une chaise tout à côté. Il s’agissait d’un tube en bois, avec une excroissance étrange placée perpendiculairement, qui, lorsqu’il saisit l’objet, s’adapta parfaitement à sa main. À l’arrière du tube, un petit levier permettait de mettre en mouvement une série d’engrenages. Il actionna le dispositif. Rien ne se produisit. Lorsqu’il voulut utiliser à nouveau le levier, un bruit sec retentit dans l’air et un petit morceau de bois jaillit mollement du tube pour tomber sur le sol à quelques centimètres.
 — Ça, c’est le futur de l’arbalète ! s’exclama l’ingénieur. Le levier actionne les roues qui permettent de tendre un petit ressort à l’intérieur. Et quand tu pousses le levier une deuxième fois, il déclenche le tir ! C’était un de mes projets les plus aboutis. J’ai demandé un peu plus de moyens pour essayer de construire un prototype plus robuste, avec des projectiles en métal, oui, en métal. Mais ils n’ont pas les fonds, apparemment. Bon, c’est sûr que, vu comme ça, c’est un peu ridicule, mais je suis sûr qu’il ne manque pas grand-chose. Il suffirait de faire un ressort un peu plus rigide, plus difficile à tendre. Bon, ça poserait des problèmes au niveau du nombre de roues. Peut-être que ce ne serait pas si facile à utiliser, plus gros, oui, c’est sûr, mais bon... Enfin bref, je parle, je parle, et je ne t’ai même pas demandé ce que tu faisais là. Qu’est-ce qui t’amène dans mon antre ?
 — Je travaille à côté. Je n’ai pas vu le temps passer, et sur le chemin pour rentrer, j’ai vu de la lumière.
 — Oh, fit Holbart avec un sourire. Alchimiste, alors ?
 — Simple Disciple.
 — En tout cas, c’est bien gentil d’être venu voir. Les autres ne passent jamais, ne serait-ce que dire bonjour. Ils doivent ignorer ma présence. Volontairement ou non ! ajouta l’ingénieur avant d’éclater de rire. Enfin, je ne peux pas les blâmer. Ils me prendraient pour un fou, oui, un fou. Je crois que parmi tous les gens qui savent ce que je fais ici, il n’y a que moi qui crois à mes inventions, et je ne peux pas entièrement leur donner tort.
 Il partit d’un grand rire.
 — Mais dis-moi, qu’est-ce que tu étudies ?
 — Je n’ai pas vraiment le droit d’en parler. Disons que c’est de l’ordre du secret militaire.
 — Ho ! Ho ! fit Holbart en roulant exagérément des yeux. Voyez-vous ça ! Les grands mots !
 — Je peux te montrer, si tu veux. Enfin, en partie. Mais il me faut une bougie, tout est noir dans l’autre pièce.
 Les yeux gris de l’ingénieur scintillèrent de curiosité. Il empoigna un chandelier mobile et suivit le Disciple jusque dans la cave. Silencieusement, il regarda Robb descendre dans le garde-manger, préparer sa démonstration, puis remonter et fermer la trappe derrière lui. Le sol trembla, et la plaque de métal se souleva légèrement lorsque l’explosion se produisit à l’étage inférieur.
 — Qu’est-ce qui s’est passé là-dessous ? demanda Holbart, un peu dubitatif.
 Robb ne répondit pas. Il descendit chercher ce qui restait du pot de métal. Lorsqu’il l’amena à la lumière du chandelier, il vit le regard de l’homme aux cheveux blancs tressaillir. Il semblait comprendre.
 — Ce truc... C’est assez puissant pour faire fondre le métal ? C’est ça qui a fait trembler les murs ?
 Robb hocha la tête en silence, assez fier de son effet. Holbart sembla soudain pris d’un tremblement nerveux. Ses mains jusqu’ici posées sur la table se crispèrent tandis que ses épaules vibraient d’une énergie contenue.
 — C’est... c’est... balbutiait-il, les yeux hallucinés.
 Le Disciple lui posa une main sur l’épaule, inquiet.
 — Que se passe-t-il ? Ça va ?
 Holbart se tourna pour lui faire face, agrippa ses épaules avec vigueur et le regarda d’un air fou.
 — C’est ça ! Ton mélange !
 Il esquissa un pas de danse autour du Disciple, riant aux éclats. Robb le regardait, perdu.
 — Ne t’en fais pas, tout va bien, déclara l’ingénieur. Je viens d’avoir une idée...
 — Et ?
 — Je dois encore réfléchir. Travailler. Reviens me voir demain ! J’y vais, il faut que je m’y mette tout de suite ! À demain ! Bonne nuit !
 Et l’homme sortit en trombe de la pièce, laissant Robb seul dans la pénombre.

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