Chapitre 28 : Questions

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 Les cris proviennent du haut de l’escalier. Intriguée, elle décide de monter à l’étage révéler ce qui s’y trame. Les échos de voix déformées et pourtant familières résonnent sur les cloisons avec une violence rare. Elle s’approche de la première marche, les yeux levés, pousse des bras sur l’appui de marbre, lève la jambe droite pour poser le pied sur la marche avant de hisser son corps de toutes ses forces. Une... Il en reste encore seize. Rassemblant son courage, elle entame la longue ascension. Une marche. Une autre. Les voix ressemblent à celles de ses parents, et elle distingue désormais quelques mots. Une nouvelle marche. Encore une. À mi-chemin, elle fait une pause, regarde en haut, frappée d’entendre ces accents dans les voix de ses parents.
 — Je n’en peux plus de tous ces reproches, Markus ! Tu sais que je suis malade ! Chaque mouvement est une douleur !
 — C’est à cause de tout cet onirium que tu prends ! Je te l’ai déjà dit, Jade. Ce n’est pas interdit pour rien !
 — Et je te répète que ça n’a rien à voir !
 Une marche.
 — Ce que tu peux être bornée ! Je te préviens, ça ne peut plus continuer comme ça ! Tu penses à cette pauvre gamine ? Pendant que tu passes tes journées dans tes rêves, elle se débrouille toute seule pour tout. Elle saute des repas... Elle n’a plus que la peau sur les os ! Tu es en train de tuer ta propre fille !
 Un claquement retentit dans l’air. Une autre marche, et une autre, et encore.
 — Comment oses-tu ? C’est ma fille, je donnerais tout pour elle ! Mais j’ai aussi besoin de l’onirie ! Je ne peux pas bouger de cette maison, c’est la seule chose qui me permet de voir le monde ! J’en ai besoin. Sans ça, j’étouffe.
 — Combien de fois ai-je entendu ça ? Et tu crois que ça excuse le fait que tu passes ta journée dans ton lit, droguée, pendant que ta fille affamée se promène sans surveillance dans la maison ? Tu crois que c’est normal ? Normal d’oublier parfois son nom ?
 — Ce n’est pas vrai... Je...
 — Ose nier ! Hier, en rentrant, la gamine pleurait en bas de l’escalier. Tu n’as même pas bougé le petit doigt et, quand je suis monté, tu ne savais même plus qui tu étais. Alors ?
 Enfin en haut. Elle se dirige vers la source du bruit. Une porte, une deuxième. La troisième est entrebâillée, et c’est à l’intérieur que ses parents se disputent. Elle tend le cou dans l’embrasure.
 — Ça n’est arrivé qu’une fois... se défend plaintivement sa mère.
 — Oh ! Beaucoup plus ! J’essayais de ne pas t’en parler pour ne pas t’accabler. Mais au bout d’un moment, ça finit par déborder. Hier, c’était la fois de trop. Alors, Jade, je vais te le dire une bonne fois pour toutes. Soit tu arrêtes l’onirie, soit je t’éloigne de notre fille !
 Jade Valerian est frappée de plein fouet par les paroles de son mari. Elle reste silencieuse, figée, quelques secondes, puis se prend le visage à deux mains.
 — Je... hésite-t-elle, la voix entrecoupée de sanglots. Je... Je ne peux pas choisir.
 L’énoncer semble lui causer une douleur presque physique. Elle crispe les doigts sur son front, serrant ses cheveux, le visage suppliant.
 — Tu ne peux pas me demander ça, Markus. J’adore Mira, je ne pourrais pas supporter d’en être éloignée. Elle est ma raison de vivre. Et je sais que je suis négligente. Mais tu … Tu ne peux pas me priver de mes rêves... C’est tout ce qui me reste pour compenser les choses que je ne peux pas faire... C’est un choix impossible...
 — Ah oui ? Eh bien moi je pense que ça ne devrait pas l’être ! Je ne vois même pas ça comme un choix en fait.
 — Je ferai... plus d’efforts... Je te promets...
 La voix de sa mère n’est plus qu’un geignement.
 — Merde, Jade ! Tu m’as promis ça des milliers de fois ! Ça ne passe plus. Fais ton choix maintenant ! Soit ta fille, soit l’onirie !
 Son père se dirige vers la porte d’un pas furieux. Il ouvre et aperçoit sa petite fille d’à peine deux ans à quatre pattes devant la porte, les yeux grands ouverts. Il lui passe les mains sous ses aisselles et la soulève pour la porter contre lui.
 — Qu’est-ce que tu fais là, Mira ? Tu ne dois pas monter l’escalier toute seule. Maman a encore oublié de mettre la barrière ? C’est bon, tout va bien, papa est là. Papa sera toujours là.
 Alors que son père s’éloigne de la porte, Mira croise le regard de sa mère à genoux dans la pièce, le teint livide, les cheveux défaits, les épaules basses, le visage inondé de larmes. Elle n’y lit que détresse.

 Mira se réveilla en sursaut de sa sieste, glacée de la tête aux pieds, convaincue que ce qu’elle venait de voir n’était pas un rêve. Tout était trop clair, trop détaillé, beaucoup trop réel. Elle frissonna. S’agissait-il d’un souvenir enfoui dans les tréfonds de sa mémoire ? Elle ne se rappelait pas le départ de sa mère, seulement qu’à l’époque elle était encore une toute petite fille. Et qu’elle adorait sa maman. Se pouvait-il que tout ça soit vrai ? Que sa mère ait préféré l’onirie à sa fille ? Que son père l’ait chassée de la maison pour l’empêcher de mettre en danger son enfant ? Cette histoire semblait trop cruelle pour être vraie. Pourtant, quelque chose en elle lui hurlait que c’était la vérité. Elle ferma les yeux pour se calmer, remarquant que son cœur battait la chamade. Ses parents étaient toujours restés très évasifs sur les raisons de leur séparation. Son père s’enfermait dans le mutisme chaque fois qu’elle lui en parlait. Un jour, devant son insistance, il avait avoué à demi-mot que sa mère voulait refaire sa vie loin de lui, qu’elle n’était plus amoureuse. Il avait prononcé ces mots avec peu de conviction, mais la douleur dans son regard avait dissuadé Mira d’insister. Par la suite, elle avait soigneusement évité d’aborder le sujet avec lui, pour l’épargner. Sa mère quant à elle, pendant leurs discussions oniriques, trouvait toujours un moyen d’éluder la question, ou répétait inlassablement que c’était une histoire sans importance, qu’elle l’aimait toujours, qu’elle souffrait d’être éloignée d’elle, qu’elle reviendrait peut-être un jour... À force, Mira s’était faite à l’idée que sa mère ne reviendrait pas. Elle lui avait même caché l’existence de sa demi-sœur. La jeune femme sentit une colère sourde monter en elle. Combien de mensonges sa mère lui avait-elle débité ? Combien de choses avait-elle tues ? Pourquoi était-elle vraiment partie de l’autre côté de la mer ? Il fallait qu’elle sache la vérité. Et pour cela, elle devait parler à son père. Elle bondit hors de son lit, vêtue de sa robe de chambre et passa la tête par la porte entrebâillée.
 — Norton ! Hé, Norton ! héla-t-elle.
 La voix du majordome lui répondit, d’en bas des escaliers.
 — Oui, mademoiselle ?
 — Où est mon père en ce moment ?
 — Il est en mission pour un mois à Fort Daeron, mademoiselle.
 Un mois... Elle ne pouvait pas attendre. Pas avec toutes ces questions qu’elle devait lui poser.
 — Norton, préparez mes affaires !
 — Mademoiselle ?
 — Je pars pour Daeron ! Ce soir ! Trouvez moi un cheval. Je ne prendrai que le strict nécessaire, des vêtements, un peu d’or. Je veux que tout soit prêt à mon retour.
 — Puis-je vous demander…
 — Je vais faire une balade, j’ai besoin de me changer les idées, le coupa-t-elle.
 Puis la jeune femme se rua sur sa garde robe pour trouver une tenue convenable.

 Quelques minutes plus tard, elle prenait la direction du palais. Les questions s’entrechoquaient avec fureur dans sa tête comme deux navires pris dans une tempête, emportés par les flots déchaînés. Toutes gravitaient autour de sa mère, et aussi de sa demi-sœur dont elle avait appris l’existence deux jours auparavant. Quelle raison aurait pu avoir Jade Valerian, nouvelle reine du Taagan, de la dissimuler au monde entier ? Voulait-elle la protéger, elle, Mira ? Désirait-elle véritablement refaire sa vie au Taagan, se couper entièrement de ses souvenirs de Kelcia ? Si oui, pourquoi garder un contact onirique avec sa fille première née ? Mira avait beau retourner la situation dans tous les sens, rien ne semblait logique dans cette histoire. Et la seule personne susceptible de lui répondre avait disparu. Seul restait son père... Mais pourrait-il vraiment l’aider ? Phan Moon avait paru n’avoir aucune idée de son identité lorsque Mira l’avait croisée en songe. C’était vraisemblable, si Jade ne lui avait pas parlé de son ancienne vie. À Kelcia, les noms de famille féminins avaient la prépondérance, contrairement à la coutume en vigueur au royaume du Taagan. Ainsi, son père s’appelait Markus Valerian, Maynard depuis son divorce. Sa mère, Jade, par contre, avait pris le patronyme de son nouvel époux, Lysandor Moon. Elle avait très bien pu cacher son passé à de son mari, puis à sa fille. Mais comment diable la naissance de la princesse héritière du Taagan avait-elle pu passer inaperçue dans le monde ? La nouvelle aurait dû parvenir de l’autre côté de la mer, par une missive quelconque. Son père, intendant de l’empire, aurait dû en avoir eu vent. Aurait-il passé cette information sous silence ? Quand bien même, elle l’aurait appris, par les gazettes, les rumeurs, par un moyen quelconque...

 Mira se retrouva sur le parvis du palais impérial. Elle ne se souvenait pas du trajet, à peine se rappelait-elle avoir cogné dans un ou deux passants, et bredouillé des excuses lapidaires avant de se remettre en marche, prise par ses pensées. Elle marqua un temps d’arrêt, ses yeux survolant l’agitation habituelle de la place. Un cri féminin fendit la foule. N’y prêtant pas attention, la jeune femme tournait les talons pour rentrer chez elle quand une main se posa sur son épaule. Elle fit face à la personne qui l’appréhendait, et reconnut Maggie l’épicière.
 — Oh, fit Mira surprise.
 — Bonjour, chère cliente. Vous étiez là pour une course ? Peut être puis je vous aider !
 L’épicière se pencha vers elle pour chuchoter d’un ton conspirateur.
 — Je ne vends malheureusement plus d’onirium.
 La commerçante se redressa et reprit d’une voix forte, en regardant alentour, comme jaugeant l’attention qu’elle parvenait à éveiller chez les badauds, qu’elle considérait évidemment comme autant de clients potentiels.
 — J’ai de nouveaux articles très intéressants à vous proposer. De la laine de chèvre, en provenance directe des Cols, et du piment importé du Taagan, arrivé ce matin, vous m’en direz des nouvelles.
 — Je vous remercie, mais je n’étais pas sortie pour flâner. Plutôt pour me changer les idées, à vrai dire. J’allais rentrer chez moi, je pars ce soir.
 L’expression d’abord déçue de Maggie se changea soudain en inquiétude.
 — Pour aller où ?
 — Je vais à Fort Daeron.
 — Oh, bon sang !
 Elle prit la jeune femme par l’épaule et l’entraîna sur le boulevard Arian, dans une petite rue transversale un peu à l’écart. Elle se remit à chuchoter.
 — Bon, ce n’est probablement pas grand-chose, hein ? Mais s’il arrive quelque chose, je m’en voudrais de ne pas vous avoir mise au courant. J’étais au palais, tout à l’heure, pour répondre à un appel d’offre. Pour le remplacement de tous les rideaux ! Vous imaginez l’affaire ? Enfin, bon, donc, je suis au palais, en train de présenter mes étoffes à l’empereur, et voilà qu’un messager déboule dans la salle. Il était complètement essoufflé et en sueur, le pauvre homme ! Il n’arrivait pas à articuler, c’était presque drôle. Enfin, bon, il bafouillait, il bafouillait. On le regardait tous, l’empereur, ses conseillers, les gardes, mes concurrents et moi, en attendant de savoir ce qu’il avait de si important à dire. Les Exodiens ont attaqué Devon. Bon, il y a peu de chances qu’ils arrivent à faire tomber la forteresse, si elle est encore comme elle l’était il y a quelques années, quand j’y étais pour prospecter. C’est un sacré morceau de rocher, ça oui ! Donc voilà, je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte tout ça, mais Fort Daeron est assez proche de Devon, donc on ne sait jamais.
 — Oh, fit Mira, mimant de son mieux la surprise, merci de l’information.
 Ainsi, les Exodiens avaient vraiment attaqué. Et à Devon par-dessus le marché, l’endroit le mieux défendu de tout l’empire. C’était étrange de leur part. Mais Maggie avait raison, Devon constituait un sacré morceau à avaler. Si les Exodiens voulaient une indigestion, cela ne l’intéressait pas. Elle devait aller à Daeron découvrir au moins une partie de la vérité sur sa mère. La jeune femme se rappela alors qu’elle avait promis à Aaron qu’il pourrait la retrouver dans l’après-midi. Un regard au soleil lui apprit que midi était déjà là. Norton, avec son efficacité habituelle, devait déjà avoir rassemblé ses affaires, peut-être même loué sa monture. Il fallait qu’elle prévienne le jeune homme de son départ.
 — Excusez-moi, sauriez-vous où habite Aaron, que j’ai rencontré chez vous la dernière fois ?
 Maggie eut l’air enchanté qu’on lui pose la question.
 — Le petit Aaron, bien sûr ! Il habite au port. Ce n’est pas très compliqué à trouver. Enfin, bon. Vous descendez la Grande Avenue jusqu’au port. Puis tournez à droite. Vous remontez ensuite les quais jusqu’à la troisième jetée, et puis c’est à droite, puis la deuxième ruelle à gauche. La cinquième cabane à votre gauche, c’est là.
 Mira la pria de répéter, afin de mémoriser l’itinéraire. Maggie offrit de faire une partie du trajet avec elle. Ne voyant pas comment décliner l’invitation, la jeune femme accepta.

 L’épicière l’abreuva de discours jusqu’au moment où elle fut forcée de bifurquer pour rejoindre sa boutique. Après avoir remercié la commerçante pour son aide, Mira continua sa descente vers le port de Kelcia, seule avec ses questions.

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