Chapitre 25 : Pluie

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 Phan avait décidé de parcourir les derniers hectomètres jusqu’au village de pêcheurs à pied, afin de cacher son approche. L’étalon, sa liberté retrouvée, errait déjà loin dans la plaine à la recherche de quelque brin à mâchouiller. L’air environnant s’était chargé d’humidité et des cumulus anthracite s’élevaient au dessus des flots du Grand Océan. Les eaux célestes se déversèrent finalement en pluie abondante sur la terre desséchée. Celle-ci se mit à exhaler la senteur caractéristique du sol abreuvé après une longue période de déshydratation.

 Les gouttes chaudes ruisselaient sur la peau de Phan, dégoulinaient le long de son corps, drainant sueur et toxines accumulées par la longue poursuite. Elle adorait la pluie. Sous les latitudes d’Exodia et du Taagan, elle donnait souvent lieu à des scènes de liesse où les enfants de tous âges couraient dans les rues en riant et se lançaient dans des batailles de boues. L’ondée tiède apportait la vie aux plantes et aux animaux assoiffés, aux cœurs alanguis des hommes ; c’était un miracle. Seuls les gens qui avaient séjourné au sud du Grand Océan pouvaient comprendre le bonheur du flot torrentiel descendu d’en haut. Phan retira ses chaussures et marcha pieds nus, se délecta de la sensation de l’eau boueuse filant entre ses orteils. La dernière pluie remontait à si longtemps, bien avant l’incendie d’Olma, bien avant la disparition de son petit frère et de sa mère. Elle eut un sourire triste et sentit des larmes perler au coin de ses yeux. Elle décida de les laisser couler, de les remettre aux mains bienveillantes de l’averse purificatrice.

 L’épisode pluvieux durait encore lorsque la jeune fille atteignit les abords du village. Des clameurs juvéniles montaient du hameau malgré le fracas tambourinant des gouttes. Ici aussi, ils fêtaient la pluie, le renouveau. Phan fit de son mieux pour rester camouflée derrière les abris de bois ou de torchis que formaient les murs des habitations. Un petit cri strident traversa l’air, et Phan tendit le bras gauche. Elle commençait à être habituée aux allées et venues de Gyrfal. Il se posa délicatement sur la sur épaisseur de tunique prévue à cet effet et prit la parole de sa voix calme.
 — Me voilà de retour, et j’apporte quelques informations que je crois dignes d’intérêt, voyageuse Phan. Près de la taverne sont attelées les montures utilisées par les voyageurs terrestres que tu poursuis. Les habitations sont assez calmes tout autour, mais ce que je pense être des marques d’amusement émanent de l’endroit que tu cherches à atteindre. Quelques petits voyageurs terrestres courent dans les rues en chahutant. Quelle sera ta démarche dans cette situation, jeune voyageuse ?
 — Je vais attendre la tombée de la nuit à côté de la taverne, puis j’aviserai.

 Le déluge se poursuivait, emplissant l’air de clapotis furieux. Phan avait trouvé refuge sous une planche abandonnée entre deux masures, presque en face de la taverne. De là, elle avait une vue dégagée sur la porte de l’édifice et les déambulations de ses occupants. La nuit avait avancé son voile noir sur le village, et seules les lueurs des habitations permettaient de voir encore. Les enfants rentrés chez eux devaient être attablés devant un bon repas à l’heure actuelle, et les rues du hameau étaient vides. Ou presque. Cinq villageois étaient entrés dans la taverne, trois retournés à leur domicile ; trois soldats éméchés, bras-dessus, bras-dessous venaient de quitter le bâtiment, riant à gorge déployée. Ils s’étaient éloignés en titubant, puis l’un d’entre eux avait vomi, immédiatement imité par ses compères. Ils gisaient à présent dans la boue à une vingtaine de mètres de la taverne. Phan se livra à un rapide calcul. Trois de moins, et dix chevaux. Il restait donc sept Manciens. La porte de l’établissement claqua. Deux soldats sortirent, visiblement agités, se hurlant des insultes au visage. Un poing fusa et l’un des hommes s’étala de tout son long au sol. L’autre éclata d’un rire gras, puis deux nouveaux hommes apparurent à l’extérieur de l’auberge, vociférant eux aussi. La scène dégénéra rapidement en bagarre générale. Sept moins quatre. C’était le moment. La jeune fille se glissa furtivement hors de sa cachette et se dirigea vers l’édifice que venaient de quitter les soudards. Ils ne lui prêtèrent aucune attention, trop occupés à beugler des obscénités à propos de leurs génitrices respectives.

 L’intérieur de la taverne était bien éclairé. Derrière le bar, le gérant s’affairait autour d’un tonneau. Il ne remarqua pas Phan et finit par emporter le récipient probablement vide vers l’arrière-boutique. Trois tables étaient piteusement renversées sur le flanc, une quatrième fendue en deux d’un coup d’épée. L’arme du crime trônait toujours là, oubliée par son propriétaire. Dans un coin de la pièce, un soldat gisait lamentablement, allongé à côté d’une flaque de vomi. Un autre était affalé sur la dernière table intacte, assoupi. Où était donc le dernier ? Un bruit caractéristique attira l’attention de Phan. Elle se dirigea vers le fond de la taverne et avisa un petit vantail dans le coin le plus sombre. Doucement, elle l’entrouvrit et se glissa à l’intérieur des latrines. Le soldat agenouillé rendait son estomac en émettant des râles ignobles entrecoupés d’un incompréhensible salmigondis d’imprécations. La sensation d’une lame froide sur son cou le ramena à des considérations plus immédiates et il fit silence.
 — Si tu tiens à ta vie, écoute moi attentivement et ne bouge surtout pas, menaça Phan d’une voix glaciale. Où est le petit garçon qui était avec vous ? Et je veux la vérité !
 L’homme répondit d’une voix rauque et hésitante.
 — Le capitaine Rey l’a emmené avec lui sans s’arrêter. On est restés avec les camarades pour savourer un bon tonneau de bière.
 — Où sont ils partis ?
 — Vers la capitale.
 — Mancia ?
 — Non, Exodia.
 La jeune fille eut le souffle coupé. Pourquoi emmener Mao à Exodia ? C’était bien Mancia qui avait commandité l’enlèvement pour forcer son père à la reddition et annexer les mines. Elle appuya un peu plus fort sa lame contre la gorge de l’homme.
 — Quel était votre ordre de mission exact ? Et n’oublie aucun détail.
 — La mission, c’était de capturer la reine du Taagan ou au moins un de ses gosses et l’emmener à Exodia. En faisant croire qu’on était Manciens. On a foutu le feu à la ville pour pouvoir aller jusqu’au palais dans la panique.
 Phan sentit une bouffée de colère noire l’envahir. Elle leva son épée, prête à abattre le soldat.
 — Ne fais pas ça, voyageuse Phan, tu le regretterais.
 La jeune fille interrompit son mouvement sous l’effet de la voix apaisante de Gyrfal. Le faucon était venu discrètement se jucher sur l’une des poutres de la charpente, juste au-dessus d’elle.
 — Bon sang, jura-t-elle entre ses dents.
 Elle frappa l’homme à la nuque avec le pommeau de son épée. Celui-ci s’évanouit et sa tête bascula vers l’avant pour se loger dans l’orifice des latrines inondées de bile. Phan détourna la tête avec une moue de dégoût en pensant au réveil qu’aurait l’ivrogne le lendemain, puis se précipita hors de la taverne, le poing serré. Son camarade interrompit son pas furieux.
 — Que vas tu faire, voyageuse Phan ?
 — Je continue. Leur capitaine est parti vers Exodia.
 — Ils disposent d’une avance conséquente, objecta le faucon entre deux battements d’aile.
 — Je sais, rétorqua la jeune fille d’un ton sec. Mais c’est la seule chose à faire, je suis allée trop loin pour reculer. Tu veux m’accompagner ?
 — Oui, je continuerai la route à tes côtés pour l’instant, voyageuse.
 — Dans ce cas, pourrais-tu m’aider à disperser les chevaux ? La route va devenir de plus en plus dangereuse, et je n’ai pas envie d’être poursuivie.

 Quelques minutes plus tard, Phan était à nouveau juchée sur le dos d’un cheval volé, lancé au galop dans la grande plaine.

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