Chapitre 13 : Gyrfal

7 minutes de lecture

 Un léger baluchon de fournitures sur l’épaule, une épée courte au côté, Phan s’était mise en route. La piste était plutôt facile à suivre, après tout. L’herbe piétinée, les traces de bottes dans la terre, tout indiquait l'orient, l’empire d’Exodia. Phan aurait fort à faire pour rattraper le contingent. Elle ressentait encore les courbatures des efforts de la veille, l’empêchant d’utiliser ses capacités physiques au maximum. La piste descendait la route royale jusqu’aux cendres d’Olma, puis obliquait vers le levant. La troupe mancienne se permettait d’emprunter la route principale sans vergogne. Cela ne présageait rien de bon. Que des ennemis puissent parcourir le royaume en pleine journée, à visage découvert, cela signifiait que le Taagan était perdu. Si plus aucune milice ne pouvait s’opposer à une telle outrecuidance, tout était fini. Peut être y avait il une chance, si son père parvenait à remporter la guerre au sud, et qu’elle réussissait à récupérer Mao pour éviter un chantage intenable. Alors, oui, il y aurait un espoir. Car même si l’empire exodien était allié de Mancia, il n’avait jamais interféré dans les querelles des deux petits royaumes, concentré sur son ennemi d’outre mer : Kelcia.

 Exodia représentait une telle puissance militaire qu’il pouvait se permettre d’annexer Mancia et le Taagan en quelques jours, si ceux ci venaient à lui poser problème. L’alliance entre Exodiens et Manciens était surtout commerciale, similaire à celle existant entre le Taagan et l’empire. Les impériaux n’étaient pas stupides et savaient profiter du commerce avec le Taagan. Ce double jeu agaçait les Manciens, et ceux ci envoyaient régulièrement des doléances à leur allié, qui se contentait de les ignorer. L’alliance entre Exodia et le royaume de Mancia se renforçait uniquement en cas de guerre. Le grand empire en tirait toujours avantage : il réclamait des soldats contre Kelcia, tandis que dans ses luttes contre le Taagan, son allié ne recevait que quelques fournitures militaires, pour faire bonne figure. La raison de l’alliance entre ces deux forces si dissemblables était principalement familiale. Le trône mancien était depuis longtemps occupé par une branche éloignée de la famille impériale exodienne. En gage de fraternité, et non sans condescendance, l’empire maintenait cette alliance vivante, principalement pour ne pas avoir une petite aiguille désagréable dans le pied si Mancia devenait une nation ennemie. Il voulait garder ses forces au nord est, tournées vers Kelcia, plutôt qu’au sud ouest en train de rabrouer un royaume insignifiant. Pour la même raison, Exodia n’avait jamais daigné déclarer la guerre au Taagan, même pour apaiser son allié.

 L’adversité entre les minuscules Mancia et Taagan, quant à elle, remontait presque aussi loin que celle entre les empires, mais n’avait pas la même source. La frontière entre les deux territoires courait non loin d’une zone souterraine riche en fer, que Mancia souhaitait à tout prix contrôler. Cependant, elle appartenait au Taagan, et constituait sa principale source de revenus commerciaux avec Exodia. La zone frontière était régulièrement le siège de raids manciens sur les convois de minerai en partance pour le nord est. Le conflit actuel avait été déclenché par une avancée militaire sur le territoire du Taagan, à proximité immédiate des mines. Devant cette menace, l’armée taaganienne avait fait mouvement, mais était tombée dans une embuscade au nord du site d’excavation principal. Son avant garde avait été réduite en pièces, et le père de Phan avait dû battre en retraite pour rassembler ses troupes. Les dernières missives parvenues à Olma faisaient état d’ennemis tenant les mines, et d’une armée royale démoralisée et difficile à manœuvrer.

 En passant devant les ruines de sa ville natale, Phan sentit son cœur se serrer. La majorité des habitations de bois n'était plus que cendres fumantes. Quelques murs se dressaient ça et là, vestiges de bâtiments publics. On devinait par exemple le siège de la milice, du moins son premier étage, ou, en direction de la mer, trois étages de la capitainerie dont les pierres descellées branlaient sous les coups de boutoir du vent marin. Au milieu des ruines erraient des formes humaines indistinctes, signe que certains habitants avaient pu échapper à la fournaise. Parfois, un cri ou une lamentation s’élevait dans le lointain. Elle aurait voulu s’arrêter pour venir en aide à ces gens. Ils étaient sous la protection de son père, sous la sienne. Elle avait échoué, et devait maintenant les abandonner à leur sort... La jeune fille chassa le chagrin et le doute d’un revers de main mental. Elle s’était promis de ne plus s’arrêter avant d’avoir retrouvé son petit frère. Une fois cette mission achevée, ils pourraient ensemble aider à reconstruire leur cité. Sa détermination se raffermit, son pas se fit moins raide, sa démarche plus sûre. Elle s’engagea sur la route du littoral.

 À la mi journée, soleil au zénith, Phan fit une pause sous un acacia en bordure de route. Olma avait enfin disparu derrière l’horizon, et elle en était soulagée. Sur les derniers mètres, elle avait senti comme un poids quitter ses épaules. Le vent s’était calmé, et une brise fraîche soufflait, lui épargnant la chaleur oppressante. Assise au pied de l’arbre, se servant une tranche de pain noir accompagnée d’un morceau de porc salé, Phan entendit une voix.
 — Où vas tu donc, voyageuse terrestre ?
 Elle bondit sur ses pieds, tira son épée. Discernant un petit crissement répété, elle tourna la tête de tous côtés pour localiser sa source. La voix reprit.
 — Pourquoi tant de frayeur, jeune créature ?
 — Qui est là ? cria la jeune fille apeurée.
 Elle se rendit compte que la voix ne lui parvenait pas par ses oreilles, mais qu’elle résonnait étrangement entre les parois de son crâne.
 — Qui êtes vous ? fit elle, paniquée. Montrez vous !
 Elle tournait sur elle même, son épée brandie, regardant à gauche, à droite, dans un mouvement frénétique. Le crissement retentit à nouveau, plus fort et plus strident, provenant d’en haut. Phan leva les yeux.

 Sur une branche de l’acacia, deux yeux d’ébène la fixaient. Autour de ces yeux, de petites plumes blanches disposées en ovale, plus épaisses sur la partie supérieure de l’œil, formant presque un sourcil. Un bec jaune complétait une petite tête penchée vers l’avant sur le corps d’un oiseau de taille moyenne, tapissé de blanc sur le ventre. Le volatile déploya ses ailes blanches mouchetées de noir, et descendit se poser sur l’épaule de la jeune fille, lui enfonçant les serres dans la chair. Phan lâcha un cri de douleur et tomba à genoux, laissant choir son arme. Le rapace reprit son envol à grands coups d’ailes pour atterrir en face d’elle, et la fixer à nouveau de ses grands yeux sans fond. Le crissement retentit, s’échappant de son bec. Phan fit un mouvement brusque pour faire fuir le volatile, qui d’un battement d’aile esquiva le coup.
 — Va t’en ! cria la jeune fille en colère. Qu’est ce que tu me veux ? Allez ! Va t’en !
 — Tu es une créature amusante, voyageuse terrestre, fit de nouveau la voix.
 Au fur et à mesure qu’elle comprenait la situation, Phan écarquillait les yeux.
 — C’est toi qui parles dans ma tête ? demanda t elle à haute voix en se rendant compte du ridicule de son propos.
 C’était impossible, et pourtant... Le crissement, à nouveau.
 — Et tu te moques de moi ? fit la jeune fille effarée, comprenant que l’oiseau riait.
 — Je m’en excuse, voyageuse, mais la situation est hilarante, de mon point de vue.
 — Qu’est ce que tu es ?
 — Les voyageurs terrestres nous désignent par l'appellation de faucons évêques.
 — Les faucons ne parlent pas par esprit. Rien ne parle par esprit.
 — Peu de créatures peuvent utiliser la logospiritie, le verbe de l’esprit. Aucun voyageur maritime ne le peut. Parmi les voyageurs aériens, nous sommes presque les seuls. Et parmi les voyageurs terrestres, peu d’élus peuvent nous entendre, mais jamais ne répondent. Mais me voilà devant toi, voyageuse, et tu m’entends. Prends garde aux jugements hâtifs et définitifs. Dans ce monde, peu de choses sont impossibles.
 — Je commence à le croire, marmonna Phan en revoyant les soldats manciens déambuler librement aux portes d’Olma.
 Cette pensée en amenant une autre, elle se rappela la raison de sa présence sous l’acacia. Elle se releva précipitamment, ramassa son épée et remit son baluchon sur son épaule. À l’instant de reprendre la route, elle s’aperçut que le rapace dardait toujours son regard acéré sur elle. Malgré ses yeux inexpressifs, il semblait étudier ses moindres gestes d’un air aussi perplexe que critique. Dans ses iris, d’une manière assez inexplicable, se reflétaient également une lueur de sagesse, de profonde intelligence, et une autre, plus instinctive, sauvage.
 — Je dois poursuivre ma route. Ravie d’avoir fait ta connaissance...
 — Les autres voyageurs célestes m’appellent Gyrfal. Puis je être ton compagnon, voyageuse terrestre ? demanda la voix du faucon.
 Phan hésita, réfléchit quelques instants.
 — Après tout, pourquoi pas, répondit elle en haussant les épaules. Tant que tu arrives à me suivre.
 Gyrfal émit une série de crissements stridents à ces mots. Puis il déploya ses ailes et prit son envol.
 — Oui, tu es vraiment une créature très amusante, voyageuse...

Si vous souhaitez vous procurer la version reliée des parchemins éphémères, elle est disponible ici :

Tome 1

https://www.lulu.com/fr/shop/nicolas-leighton/les-parchemins-%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A8res-tome-1/paperback/product-1ngdnev2.html?q=parchemins+%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A8res&page=1&pageSize=4

Tome2

https://www.lulu.com/fr/shop/nicolas-leighton/les-parchemins-%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A8res-tome-2/paperback/product-1yjr2gje.html?q=parchemins+%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A8res&page=1&pageSize=4

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Leighton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0