Chapitre Premier : Onirium

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 Lorsqu’il vivait jadis sous les cieux plus cléments du Taagan, Aaron aimait courir sous les pluies diluviennes de la saison humide. Les gouttes chaudes martelaient son visage d’enfant tourné vers les nuages. Vêtements trempés, il dansait sous des trombes d’eau en riant, ses pieds agiles foulant la boue... À ce souvenir, il se sentit nostalgique. Tout avait changé depuis.

 Dehors, ce n’était pas de la pluie, seulement du crachin, une misérable bruine. Un rideau gris reliait le plafond de nuages obscurs au tapis mouvant des vagues de l’océan. Un clapotis métallique attira l’attention du jeune homme. Une goutte infiltrée entre les tôles du toit venait de heurter la bassine. Dehors, le vent forcit légèrement et la pluie devint plus consistante. Bientôt, le récipient recueillait un mince filet d’eau.

 Aaron se dirigea vers le coin aménagé de sa cabane où se trouvaient les seules choses qui lui permettaient de subsister : une vieille marmite, quelques morceaux de silex et d’acier, du bois sec et des lambeaux d’amadou. Il déposa un fragment d’amadou au fond du foyer. Par-dessus, il arrangea un peu de bois sec puis se mit à frapper le morceau d’acier à l’aide de son silex pour produire une étincelle. Une flammèche s’éleva et embrasa peu à peu la chair du champignon avant de se communiquer à l’amas végétal. Enfin, Aaron remplit sa marmite de l’eau issue de la bassine grâce à un petit gobelet en ferraille et la plaça sur une grille au-dessus du foyer. Le jeune homme alla jusqu’à la paillasse qui lui faisait office de lit, récupéra à l'intérieur de la paille un petit bocal, prit une pincée de son contenu, le referma, expira le plus longtemps possible, bloqua sa respiration et versa l’ingrédient dans la marmite. La poudre ocre se sublima instantanément et une odeur de soufre satura la pièce. Aaron inspira à fond, et s’évanouit.

 Lorsqu’il se releva, un bourdonnement assourdi lui chatouillait les tympans. Rien n’avait bougé dans la bicoque, mais l’air environnant était flou et l’espace envahi d’une lueur aveuglante. Le temps semblait s’écouler plus lentement. Aaron avait l’habitude désormais : chaque fois qu’il utilisait la poudre ocre, il se réveillait dans ce monde transfiguré de lumière si similaire au sien. Le jeune homme s’approcha de la marmite et plongea la main dans l’eau bouillante. Il ne ressentit aucune douleur, seulement de petits fourmillements désagréables au bout des doigts. D’épais panaches de vapeur s’élevaient au-dessus de la mixture dont le niveau baissait à vue d’œil. Bientôt, seul un petit amas de poudre grise demeura au fond. Aaron récupéra le dépôt dans un morceau de tissu et remplit à nouveau la marmite pour recommencer l’opération.

 Le jeune homme s’estima finalement satisfait par la quantité de poudre récoltée. Il éteignit le feu et se coucha sur la paillasse, sa bassine à côté de lui, pour se préparer à la suite. Après quelques minutes, la pièce se mit à tourner et il fut saisi de vertige. Il lutta par réflexe, essayant de garder les yeux ouverts sur un point fixe, mais le tournoiement le vainquit. Aaron se pencha vers la bassine et régurgita l’intégralité du contenu de son estomac avant de perdre connaissance.

 Lorsqu’il rouvrit les yeux, la journée était bien avancée. La pluie avait cessé et de frêles rayons perçaient timidement la couverture nuageuse. Aaron grignota un morceau de pain rassis, puis sortit en direction du quartier marchand de Kelcia, le tissu dans lequel se trouvait la poudre grise sous le bras. En cette fin d’après-midi, les rues étaient bondées. Des centaines de gens déambulaient, profitant de l’éclaircie pour visiter les boutiques. Les caniveaux bordant les venelles pavées ruisselaient d’eau pluviale. La réflexion astrale sur les flaques éparses donnait au paysage un air de matin de printemps, lorsque les plantes scintillent de perles de rosée. La population kelcienne était cosmopolite : marchands et forains habillés de longues tuniques bigarrées, bourgeois repérables à leurs foulards et chapeaux extravagants, artisans affairés dans leurs échoppes, agriculteurs en braies, l’air rustique, venus en ville acheter des semences pour leurs champs, et aussi beaucoup de gens pauvres, dont Aaron faisait partie, en général attifés d’habits sales et rapiécés. Le jeune homme portait un pantalon mal ajusté, récupéré deux ans auparavant dans une poubelle. Trop large pour lui, le vêtement était retenu seulement par une ceinture de fortune confectionnée avec un morceau de corde et menaçait de tomber à chacun de ses pas. Par-dessus, il avait enfilé un maillot blanc constellé de traces charbonneuses.

 Le jeune homme arriva devant Chez Maggie. La petite épicerie du centre-ville ne payait pas de mine, mais la propriétaire, par sa bonne humeur, faisait survivre l’établissement. Aaron appréciait particulièrement la boutique, avec ses étals de fruits et de légumes exotiques, son rayon épices où des dizaines de senteurs se mêlaient harmonieusement, ses bijoux modestes faits main, et surtout son chocolat. C’était son péché mignon. Il adorait ça. Repartir sans chocolat de Chez Maggie était une torture. Il devait à chaque fois lutter de toutes ses forces pour s’empêcher d’en acheter, ses modestes revenus étant généralement affectés à des articles de première nécessité. Il cédait environ deux fois par an, lorsque sa situation le lui permettait. Ces occasions rares provoquaient toujours chez lui une sensation de bonheur intense, et le chocolat lui-même avait alors le goût de la joie. Aujourd’hui, néanmoins, il devrait refréner ses envies.

 Maggie avait dû le voir approcher depuis l’intérieur, car, à l’instant où Aaron poussa la porte de l’épicerie, sans attendre le carillon, elle s'exclama :
 — Aaron ! Mon préféré ! Comment vas-tu, mon petit ?
 Le jeune homme grimaça. Maggie l’appelait toujours « mon petit » alors qu'il avait tout de même vingt cinq ans. La quadragénaire remarqua la moue du jeune homme et son visage légèrement ridé se fendit d’un grand sourire.
 — Mais non, mais non ! Tu n’es pas si petit, ne t’inquiète pas ! Qu’est-ce qui t’amène, Aaron ? Ça fait longtemps que je n’avais pas eu de tes nouvelles !
 — Salut Maggie, répondit-il avec un sourire bref. Ça fait plaisir de te revoir. Je sais bien que ça fait longtemps, mais j’étais occupé... La vie, tout ça, tu sais...
 Il connaissait bien la boutiquière. Pas besoin de lui raconter ses mésaventures. Un hameçon en l’air suffisait à ferrer son attention.
 — Ah, ne m’en parle pas ! J’ai perdu deux fournisseurs. L’un a quitté les affaires, l’autre a augmenté ses prix. Je ne peux plus acheter ses marchandises, à moins de vider ma tirelire, qui ne contient déjà pas grand-chose. J’ai de moins en moins de clients, et de plus en plus de mal à finir le mois. C’est fou, la concurrence que me fait Barclays pour les denrées est trop forte ! L’autre fois, il avait des oranges ! J’ai demandé d’où elles venaient… du Taagan, qu’il m’a répondu. Je n’ai pas les moyens pour ce type d’approvisionnement, mon étal est moins complet, les clients préfèrent aller ailleurs, et ça me rend folle…
 — Maggie ! l’interrompit Aaron. Tout va bien, tu sais ?
 La marchande se passa la main sur le front, essoufflée.
 — Désolée mon petit, je m’emporte facilement quand je parle affaires. Alors, pourquoi viens-tu me voir ?
 — J’aimerais te vendre et t’acheter quelques petites choses, bien sûr. Tu vois, je viens toujours chez toi faire mes courses.
 La déclaration d’Aaron enchanta Maggie. Elle fit le tour du comptoir et serra le jeune homme dans ses bras.
 — Dommage qu’il n’y ait pas plus de bons gars comme toi, fit elle après l’avoir lâché. Qu’as-tu à me vendre ? La même chose que la dernière fois ?
 — Oui, répondit simplement Aaron.
 — Tu sais que… Tu te souviens de cette cliente dont je t’avais parlé ? La seule qui achète cette poudre ? Eh bien, l’autre fois, elle en voulait à tout prix. Elle a été déçue… Et moi aussi ! Tu sais qu’à chaque fois qu’elle vient, je monte le prix, et elle achète toujours sans négocier, comptant ? Bon sang, j’espère que tu m’en as amené, de cet… Comment a-t-elle appelé ça l’autre fois ? Oni... Oui, onirium, c’est ça !
 — J’en ai, effectivement, fit Aaron en lui tendant la marchandise. Alors ça s’appelle de l’onirium ? Drôle de nom… Elle t’a dit à quoi ça servait ?
 — Ah ça non, elle n’a rien dit d’autre, et tu me connais, je suis pas du genre à bavarder avec les clients. Aaron retint un éclat de rire. Maggie était la commerçante la plus loquace qu’il connaissait, et elle adorait parler de tout et de rien avec tout le monde.
 — En tout cas, continua-t-elle, feignant de ne pas remarquer l’hilarité contenue du jeune homme, ça me fait plaisir de voir que tu vas bien.
 — Oui, enfin… bien… maugréa le jeune homme en jetant un coup d’œil vers le bas et en écartant les bras, comme pour s’examiner.
 — Bon, d’accord, tu mériterais de manger un bon morceau, et de changer de vêtements… Peut-être même de prendre un bon bain ! Mais t’es en vie mon p'tit, il n’y a que ça qui compte au final.
 Aaron n’eut pas le temps de répondre. Le carillon de l’entrée tinta.

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