Chapitre 22 : Voiles

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 Le son brisa le silence comme une goutte la surface d’un lac. Un innocent tintement au cœur de la nuit, presque une berceuse. Robb avait toujours eu le sommeil très léger et la chance de pouvoir se rendormir assez facilement, en général. Ce son de cloche le glaça de la tête aux pieds. Il fut saisi d’une étrange angoisse, une terreur froide qui le prit aux tripes. Il bondit de son lit, enfila un pantalon, une chemise de toile, et se rua hors de l’alcôve, sa course rythmée par les battements réguliers de la cloche. Il déboula dans le Couloir Principal de Devon et remonta le grand boyau de pierre, étonné d’y être seul. De gauche et de droite, des murmures d’agitation commençaient à résonner. Il courut jusqu’à l’Escalier Supérieur et le gravit au son du tintement infernal avant de grimper sur le chemin de ronde. C’était l’aube, et le ciel turquoise annonçait une très belle journée. La cloche... Elle n’avait jamais sonné avant... Jamais. Elle ne pouvait signifier qu’une seule chose...

 Robb, essoufflé, regard vers l’horizon, resta bouche bée. À l’ouest, des dizaines, des centaines de navires, plusieurs milliers de voiles blanches ouvertes au vent couvraient l’océan à perte de vue. Les embarcations arboraient toutes le même pavillon : un grand nuage noir aux contours mordorés surmonté de deux lances croisées. Exodia. Il sentit son sang refluer de sa tête vers ses pieds, un tremblement gagner ses mains, et ses jambes faiblir. Il réussit à se maintenir debout, luttant contre la gravité, paralysé par la vision. Autour de lui, des gardes couraient, beuglant. Le ricanement des goélands se mêlait au tintamarre cadencé par les échos lugubres de la cloche. Une main se posa sur l’épaule du Disciple.
 — Mon gars, je sais pas qui t’es, mais bouge de là. Descend prévenir au niveau inférieur.
 Choqué, Robb ne parvint à articuler aucun mot.
 — J’ai dit bouge ! répéta le soldat.
 Le message atteignit finalement son cerveau et ses jambes se remirent à fonctionner. Il s’élança à toute allure dans la descente.

 La forteresse était maintenant entièrement réveillée, bruissante fourmilière. Des ordres fusaient de toutes parts, des bruits de course, des raclements de métal sur la pierre. Les troupes gagnaient leur poste en urgence, qui au sommet des remparts, qui au niveau des quais, qui dans les boyaux souterrains. La garnison, si calme quelques heures auparavant, était une trombe de panique. Évitant de son mieux les groupes de soldats qui couraient en sens inverse, Robb rejoignit l’embranchement du Couloir Principal menant au laboratoire. Il y trouva le Grand Maître Parcellius accompagné d’Aurea Barton.
 — Robb ! Nous te cherchions partout, déclara celle ci d’un air endormi. Qu’est-ce que c’est que ce tapage ?
 — Attaqués... tenta d’expliquer le Disciple à bout de souffle. Exodia...
 — Attaqués ? Par Exodia ? Mais voyons, Disciple, marmonna le Grand Maître d’une voix lente, avez-vous perdu l’esprit ?
 — Non, il faut nous préparer.
 Un soldat qui passait remarqua le trio.
 — Vous, là, à vos postes ! Ce n’est pas un exercice ! aboya-t-il avant de continuer sa course.
 Barton et Parcellius échangèrent un regard interloqué puis se tournèrent vers Robb. Qui avait disparu.

 Le jeune homme n’avait qu’une chose à l’esprit : récupérer la recette du mélange explosif. Une attaque maritime n’avait qu’une faible chance de succès contre Devon. La prise des quais par les Exodiens s’apparentait plus à un cauchemar qu’à une possibilité réelle. Une gigantesque herse rabattue sur l’entrée de la caverne des quais empêcherait tout navire de passer. Le seul accès était à ce niveau. Si par miracle l’ennemi parvenait à forcer la herse et à accoster, ils pourraient débarquer deux équipages simultanément et devraient alors s’engager dans le dédale de couloirs souterrains. Le plan d’urgence prévoyait que la garnison se répartisse à différents points stratégiques dans Devon. Les escaliers étaient bien entendu la clef de voûte de la défense kelcienne, le passage obligé pour atteindre la surface et la route vers le reste de l’empire. Dans l’hypothèse extrême où les ennemis réussiraient à prendre les escaliers, ils déboucheraient dans la cour du deuxième niveau, et seraient pris en tenaille par les troupes postées là, sur les remparts qui liaient les quatre tours du fort. Il n’y avait raisonnablement aucune chance qu’une attaque comme celle là aboutisse.

 Il enfila un gilet de laine, fourra ses parchemins dans une besace en cuir qui traînait dans la pièce principale du laboratoire. Les restes du gobelet de fer utilisé pour son expérience attirèrent son regard. Il récupéra dans la réserve un morceau de charbon qu’il réduisit frénétiquement en poudre et plaça dans un petit pot en terre cuite. Il retourna ensuite dans sa chambre et prit les pots de salpêtre et de soufre dans les provisions qu’il s’était constituées depuis deux jours, avant d’enfourner le tout dans son sac, à côté du pot de charbon. Au moment de quitter la pièce, il contempla l’endroit où il avait passé les cinq dernières années de sa vie. Il eut le pressentiment insensé qu’il n’y reviendrait jamais.

 Les alchimistes étaient postés au sommet du chemin de ronde principal. La forteresse tenait sur ses fondations depuis quatre cent cinquante ans. Depuis, deux attaques exodiennes de faible envergure avaient eu lieu, et aucune n’avait ne serait ce que touché la herse du quai. Malgré leur inactivité, les soldats en garnison procédaient une fois par an à des exercices de défense pour garder les procédures vivaces dans leur mémoire. Après la panique première qui avait saisi la forteresse, le calme était revenu. Sur son trajet jusqu’au chemin de ronde, Robb avait croisé de nombreux groupes de soldats en position, vigilants, tendus, prêts à combattre. Lorsqu’il déboucha dans la cour du fort, au deuxième niveau, un silence pesant s’abattit sur lui. Un silence assourdissant, anxieux, troublé uniquement par le cri de quelques goélands. Les remparts étaient hérissés de soldats munis pour la plupart d’armes de jet. D’autres s’affairaient autour de grosses marmites remplies de poix. L’air était lourd, malgré la brise fraîche qui courait sur la falaise. Il y avait dans l’atmosphère comme un parfum d’orage sur le point de déchaîner sa furie. Parmi les alchimistes, le Grand Maître Parcellius restait un peu en retrait. Maître Barton se tenait avec les autres, silencieuse comme rarement. Il y avait là aussi Maître Armin avec son visage sévère, et la Disciple Rhoda, sa nièce, et puis Maître Madian, ses magnifiques cheveux blancs flottant au vent, avec son Disciple Ern, taciturne et renfermé. L’unité d’alchimie de Devon au complet. Robb ne les rencontrait qu’à l’occasion des comptes rendus de recherche trimestriels, au cours desquels ils s’assemblaient sous l’égide du Grand Maître. Sinon, ils vivaient dans des alcôves séparées, à différents niveaux de la forteresse, se saluant discrètement lorsqu’ils se croisaient par hasard dans les couloirs. Le seul moment où il n’y avait plus lieu de cacher la nature de leurs travaux, c’était le cas d’urgence. C’était maintenant.

 Robb se plaça un peu à l’écart des autres, sous le regard fielleux de son Maître. Elle avait essayé la veille de lui faire avouer le secret de son mélange ; il n’avait rien dévoilé, et ça l’avait rendue folle. Elle finit par détourner les yeux, non sans un petit mouvement méprisant du menton. Soudain, tous les soldats de la garnison se mirent au garde à vous. Le commandant Mathers traversait le pont de singe. Il avait quitté le Grand Donjon pour venir diriger ses hommes. Le commandant, un mètre quatre-vingt-dix pour cent kilos, encore affûté à soixante ans, était l’homme le plus respecté de Devon. Il avait toujours une attitude humble, aimait passer du bon temps avec ses hommes et n’hésitait pas à se rendre en première ligne lors des exercices. Équipé d’un plastron de mailles sur une tunique aux couleurs vert et or de Kelcia, d’un pantalon de toile muni de jambières en acier, une longue épée à deux mains ceinte à son côté, sa calvitie reflétant étrangement le soleil matinal, Mathers avait fière allure. Ses lourdes bottes de cuir se posèrent sur le basalte de la muraille, puis il avança d’un pas pesant vers un homme présentant les armes en guise de salut.
 — Repos, capitaine Brook. Gardez vos forces pour le combat. Quelle est la situation ? Les messages sont ils partis ? demanda Mathers d’une voix calme.
 — Ils sont en route, monsieur. Environ deux cents grands bâtiments exodiens, une centaine de goélettes, et une centaine de barges, probablement des transports de troupes. Ils sont apparus à l’horizon il y a une heure, et devraient arriver d’ici une trentaine de minutes. Au dernier comptage, mais c’est difficile d’être certain avec toutes ces voiles, ajouta le soldat embarrassé.
 — Tout ça ? Ils y ont mis les moyens ! déclara le commandant, se mettant à rire. L’éclat rauque brisa l’enchantement qui régnait sur la garnison de Devon. Le silence rompit comme une digue soumise à une trop forte pression, et le flot des conversations se remit à couler, timidement d’abord, puis de plus en plus fort.

 Mathers, remarquant la présence des alchimistes sur le rempart, laissa le capitaine s’occuper des préparatifs et se dirigea vers Parcellius.
 — Grand Maître ! Vous ici ! Quelle bonne surprise ! Où vous cachiez-vous ?
 — Commandant, répondit poliment l’intéressé.
 Le commandant s’esclaffa.
 — Il faut vous dérider, mon vieux. Bon, je vois que vous n’êtes pas d’humeur. C’est le bon moment pour nous faire profiter des résultats de vos recherches, non ? Avez-vous quelque chose pour nous aider ?
 L’alchimiste fit signe à ses collègues de venir le rejoindre.
 — Avec le concours de presque toute l’unité, nous avons réussi à extraire l’essence de l’amanite phalloïde. Nous avons fait pousser une grande quantité de ces champignons dans l’une des cavernes, et préparé une poudre extrêmement volatile placée dans de petites fioles. Celles-ci peuvent être lancées depuis les remparts sur nos ennemis. Nous n’avons pas encore eu l’occasion de l’essayer sur des humains, mais les tests animaliers ont été convaincants.
 — Bon travail, j’ai hâte de voir ces petites merveilles à l’œuvre. Mais vous avez dit « presque toute l’unité ». Avez-vous d’autres surprises en réserve ? demanda le commandant en promenant un œil curieux sur les alchimistes assemblés.
 — Maître Barton voulait absolument continuer les recherches sur la bataille des Quatre Portes, persuadée d’arriver rapidement à un résultat. Je vais donc la laisser s’exprimer.
 Une expression stupéfaite passa sur le visage d’Aurea Barton. Elle fit un ou deux pas de sa démarche chaloupée, et s’apprêta à prendre la parole. Son Disciple jubila intérieurement. Soit elle dévoilait que lui, Robb Alexander, avait découvert le secret, soit elle avouait un échec. Dans les deux cas, son orgueil en serait mortifié.
 — Malheureusement, nous ne sommes parvenus à aucun résultat probant, déclara-t-elle, contrariée. Nous avons fait certains progrès, ajouta-t-elle, ne supportant pas d’assumer son échec, mais pas encore suffisants.
 — Je vois, répondit Mathers déçu tandis qu’Aurea Barton toisait Robb d’un air assassin. Tant pis. Grand Maître, prenez autant d’hommes qu’il vous faudra et envoyez les chercher vos fioles. Le commandant embrassa la forteresse du regard et hocha la tête.
 — Tout me semble en bon ordre à ce niveau. Je me rends aux étages inférieurs vérifier que tout est prêt. Il ne restera plus qu’à accueillir nos invités comme ils le méritent.


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