Chapitre 19 : Excursion

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 Timidement, Mira se redressa et s’essuya les yeux d’un revers d’avant bras.
 — Excuse moi, déclara-t-elle d’une voix faible. Je suis vraiment exténuée.
 — Je vais te laisser te reposer, répondit Aaron en faisant mine de se lever.
 — Attends... Qu’est-ce que tu dirais de réessayer ? Pour commencer à entraîner ton subconscient.
 Mira tourna ses yeux noisette vers le jeune homme, la moue interrogative. Une larme demeurait coincée entre ses cils, et ses joues encore humides étaient presque translucides.
— Je veux bien, mais tu n’as pas l’air en forme. La jeune femme eut un pincement de lèvres qui ressemblait presque à un sourire.
— Je n’utiliserai pas d’onirium, ce serait trop éprouvant. Mais je peux t’accompagner dans une petite excursion sans avoir besoin d’en prendre.
— Qu’est-ce qui limite les mouvements d’un oniriste ? Il y a une histoire de distance, j’imagine, mais tout a l’air si facile...
— Lorsque tu rêves, ta subconscience dirige l’ensemble du songe. Elle puise dans ta mémoire pour construire son environnement et se nourrit de tes expériences passées pour déterminer les interactions et ton comportement, expliqua Mira avec un soupir en ramenant sa cascade de cheveux derrière ses oreilles. Quand tu es dans la position de l’oniriste, par contre, tu dois avoir un certain contrôle, non seulement sur ton subconscient, pour te déplacer dans le monde onirique, mais aussi sur celui de la personne que tu visites. Tu dois pouvoir modifier les règles du jeu que la subconscience de ton contact impose. Pour cela, il est nécessaire que tu aies conscience de tes mouvements, de tes actions.
 Mira s’allongea sur le lit et fit signe à Aaron de s’installer à sa droite. Celui ci obtempéra avec un haussement de sourcils dubitatif. Elle poursuivit.
— Tout cela résulte d’un équilibre assez délicat que l’oniriste doit maintenir entre conscience et subconscience. Ah, comment expliquer ça simplement ?
 La jeune femme ramena ses genoux sur sa poitrine, et passa les bras autour afin de les maintenir, le regard fixé au plafond, pensive.
— En fait, reprit-elle, tout ce que tu fais de manière consciente, que ce soit dans le monde onirique ou dans le rêve de quelqu’un, entraîne un effort de la part de ton subconscient. Par exemple, une visite onirique où tu serais seulement spectateur du rêve de ton voisin de palier ne te coûterait presque aucun effort. À l’inverse, si tu veux pratiquer une intrusion onirique sur quelqu’un d’éloigné, ce sera très difficile, parce que tu devras forcer, en quelque sorte, le passage, et contrôler directement la subconscience de ton contact, pour la stabiliser. Il y a aussi un autre élément à prendre en compte : la subconscience est une partie intime d’un individu, et elle n’apprécie pas le contact. L’intrusion est ce qui se fait de plus violent dans le genre, puisque la subconscience est manipulée contre son gré par l’oniriste. C’est pour ça que la personne soumise à cette forme d’onirie peut être amenée à s’évanouir une fois que sa conscience a repris le contrôle. C’est ce qui nous est arrivé chez Maggie. Mais sans aller aussi loin, si tu visites le songe de quelqu’un et que tu te mets à tout chambouler, son subconscient va s’apercevoir qu’il est manipulé et va essayer de t’expulser pour se réveiller.
 Mira laissa retomber ses jambes sur le matelas, et tourna la tête pour voir si son interlocuteur avait compris. Celui ci avait le regard vide, absorbé dans sa réflexion.
 — Peu importe ! Tu comprendras mieux à force de pratique.
 Aaron reprit ses esprits, et hocha la tête.
 — Donne moi ta main, je vais t’accompagner dans ta première excursion.
 — Comment fait on pour...
 — Lorsque tu t’endors, l’interrompit la jeune femme, il y a un bref instant, juste avant le sommeil, où tu commences à rêver sans être assoupi. C’est là que commence le voyage onirique. Maintenant, donne moi ta main.
 Le jeune homme s’exécuta. Le contact était doux mais la main de Mira était froide. Un frisson lui remonta le long de la colonne vertébrale et il sentit les poils de ses bras se hérisser. La jeune femme dut le percevoir, car elle lui adressa un court regard interrogatif avant de reprendre la parole.
 — Ferme les yeux, et vide ton esprit. Comme si tu voulais dormir. Essaye de rester attentif à tes sensations. Le moment venu, je stabiliserai ta subconscience, et je t’emmènerai avec moi dans le monde onirique.
 — Comment est-ce que...
 — Je t’expliquerai plus tard. Maintenant ferme les yeux, respire profondément, et laisse moi faire.

 Le lieu semble désert. Pourtant, une voix masculine l’appelle par son prénom. Une lueur brille devant lui, et se transforme pour adopter une forme humaine. Ce rêve est atrocement familier. Mais cette fois, c’est différent. Oui, cette fois, il peut décider d’ignorer la voix. Il n’est pas seulement spectateur de son rêve. Il s’en sent acteur. Si Mira a dit vrai, son subconscient est désormais éveillé et il peut faire ce qui lui plaît. Alors il claque des doigts, et la forme lumineuse disparaît. Le silence retentit, assourdissant. Il veut aller au port de Kelcia. Le décor change. Il est sur les quais. À sa gauche, la ville, et la criée, où les poissonniers rivalisent de boniments pour vendre leur cargaison. À droite, de nombreux chalutiers sont amarrés et les pêcheurs transportent des caisses de poisson vers le marché. Plus loin, trois grands voiliers de la marine arborent fièrement l’étendard kelcien, tandis qu’attirées par toute cette agitation, des mouettes tournoient dans le ciel à l’affût d’une pitance aisée. Il cligne des yeux, et voilà qu’il neige. La foule a les yeux rivés aux cieux, cherchant à comprendre le phénomène. Le vent se lève, les bourrasques dispersent la neige, et le ciel noir laisse place à un soleil radieux. Quelqu’un lui tape sur l’épaule.
 — Tu t’amuses bien ?
 Il se retourne et se retrouve face à Mira. Son visage a repris des couleurs, et les paillettes vertes de ses yeux brillent. Elle sourit.
 — Je vois que tu apprécies les possibilités.
 Il ne répond pas. Les voilà au sommet d’une falaise surplombant l’océan, très similaire à celle du Taagan. Elle s’affaisse sur elle même, dans un vacarme épouvantable, projetant des tonnes de poussière alentour, laquelle se transforme aussitôt en cristaux de verre coloré. La lumière du soleil s’y reflète en mille éclats, kaléidoscope infini de couleurs. Il regarde sa compagne. Elle semble émerveillée.
 — Tu n’as jamais fait ça ? demande-t-il un peu étonné.
 — Non... C’est beau.
 — Quel est l’intérêt de pouvoir contrôler ton rêve, si tu ne t’en sers pas pour le rendre meilleur ?
 La jeune femme reste silencieuse. La texture du paysage se trouble et change. La lumière laisse place à l’obscurité. L’éclairage devient blafard, lunaire. Aaron regarde autour de lui. Il se trouve à côté de Mira, dans la chambre de la résidence Valerian où il s’est endormi.
 — Oh, je m’amusais bien, fait-il d’un ton déçu.
 — J’ai vu, mais l’objectif de cette sortie est d’acclimater ton subconscient au contact avec ceux des autres, le rabroue l’image lumineuse de la jeune femme.
 — C’est vrai, admet-il d’un ton penaud feint. Où va t on, alors ?
 — Tu ne sens rien ? Pas la moindre gêne ? Pas de perte de contrôle ?
 Mira le regarde d’un air surpris, mais impressionné.
 — Non, rien, répond-il.
 — Tu as déjà imposé beaucoup de choses à ta subconscience dans ton rêve. C’est étrange que tu ne ressentes rien de particulier. Ou alors effrayant.
 — Il y a quelque chose que tu me caches.
 Un sourire mystérieux fait une apparition fugace sur le visage de Mira, qui hoche la tête.
 — Oui, mais je veux que tu le découvres par toi-même.
 — Je parie que ça a un rapport avec mes limites.
 — Qui sait ?
 — Alors j’y vais, tu viens ? l’invite-t-il en tendant la main.
 — Où vas tu ? demande la jeune femme. Si tu vas trop loin, je ne pourrais pas te suivre. Tu ne devrais pas forcer, pour une première fois, ajoute-t-elle, une lueur inquiète dans le regard. Pourquoi ne pas rester ici, à Kelcia ?
 Aaron secoue la tête.
 — Je vais revoir cette fameuse Phan Moon. Tester mes limites, c’est bien le but, non ? Alors c’est parti !
 — Non, attends ! Ne...
 Mais Aaron a déjà disparu.

 Il réapparaît au sommet de la falaise de la veille. Il est brusquement parcouru d’un tremblement étrange, et sa vision devient floue. Il se rend compte que c’est probablement ce que voulait lui faire comprendre Mira, mais là, devant lui, à quelques mètres, se trouve encore la boule de lumière. Elle pulse doucement, à un rythme paisible, bien différent de la dernière fois, signe que son propriétaire est en train de dormir. Aaron fait quelques pas, sentant le tremblement s’intensifier, et sa vision devenir de plus en plus floue. En arrivant à côté de la lueur, il sent une douleur rampante l’envahir, un engourdissement progressif, parti de ses pieds. Il pose prudemment ses mains sur la sphère lumineuse, puis entre.

  La douleur est soudain telle qu’il chancelle et tombe à genoux, pantelant. Il parvient à peine à distinguer ce qui l’entoure. Il est face à la poterne d’un mur d’enceinte. Derrière lui, le grand flou se teinte de nuances diverses de vert, et il pense à une forêt. Une petite porte en bois est entrebâillée, qui lui permet d’apercevoir une grande bâtisse dans un jardin bien entretenu. Un bruit de cavalcade. Quelqu’un court vers la poterne, traversant le jardin, suivi de près par un groupe d’hommes au pas lourd. Un cri retentit.
 — Aidez moi ! Sauvez mon frère !
 Il lui semble reconnaître la voix de Phan Moon. Il pousse avec toute sa volonté, et du sol jaillit un énorme rempart de terre entre le fugitif et ses poursuivants. Le contrecoup est terrible. La douleur le plaque au sol, tétanisé. Des taches noires valsent devant ses yeux et sa vision commence à perdre consistance.
 — Merci, merci, merci !
 Une jeune fille s’agenouille en pleurs à côté de lui.
 — Qui êtes vous ? demande-t-elle.
 La souffrance l’empêche de répondre de manière intelligible.
 — A... messa... ge... Mi... ra, ânonne-t-il tant bien que mal.
 — Mira Valerian ? Oui ! J’ai un message. Il faut absolument le lui transmettre ! C’est de la plus haute importance. Dites lui que...
 Il fait de son mieux pour entendre, mais un bruit parasite l’en empêche. Une voix plus forte se surimpose à ce qu’on essaie de lui dire. Une voix dont le volume augmente sans arrêt. Il voudrait lui hurler de se taire, de lui laisser le temps de comprendre... Mais il n’arrive plus même à remuer les lèvres. Un grand cri retentit. L’onde sonore venue de nulle part déchire la texture du rêve. Tout disparaît, sauf la douleur.

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