Chapitre 10 : Larmes

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 Mira but une gorgée d’eau avant de reprendre.
 — Comment expliquer ça ? Vois-tu, la plupart du temps, les gens pensent. Ils réfléchissent, leur esprit fonctionne. Leurs pensées peuvent être de toutes natures, mais ils sont conscients de ce qui leur traverse la tête. Parfois, ce contrôle se relâche...
 — Quand ils sont endormis ? l’interrompit Aaron.
 — Exactement. Lorsque les gens dorment, leur conscience disparaît et leur inconscient prend le dessus. Enfin... Pas exactement leur inconscient, puisque c’est un état différent, intermédiaire. On appelle ça le subconscient. Lorsque les gens sont dans cet état de subconscience, il est possible, par onirie, d’avoir accès à leur esprit, de voir ce qu’ils voient...
 Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent. Mira continua sans y prêter attention.
 — … et d’influencer leurs visions. L’onirie, c’est l’art des rêves.
 — Ça ne fonctionne que quand les gens dorment ?
 — C’est ce qu’on croyait au début, d’où le nom. Mais on a découvert plus tard d’autres possibilités.
 — Si on s’évanouit, par exemple ? demanda Aaron, intrigué.
 — Non, lorsque quelqu’un s’évanouit, il est inconscient, pas subconscient. Son esprit « s’éteint » et il est impossible d’y accéder. Mais il arrive qu’une personne se retrouve dans un état subconscient, par exemple si elle est soumise à un choc psychologique violent, ou lorsqu’elle ne pense à rien. Si l’oniriste est suffisamment talentueux et attentif, il peut entrer à cet instant précis. Il faut être rapide, parce que la conscience reprend très vite le contrôle, les pensées reviennent et la fenêtre se referme.
 — Que se passe-t-il si l’oniriste parvient à entrer dans la tête de cette personne ?
 — Il peut bloquer le flot de pensées quelques instants et transmettre un message, par exemple, ou communiquer une vision...
 — C’est ce qui s’est passé dans la boutique ?
 Le front de Mira se plissa.
 — À vrai dire, je ne suis pas certaine de ce qui s’est passé. Ça ressemblait à de l’onirie, mais je n’avais jamais vu ça auparavant. Il existe un moyen de s'en protéger qui consiste à toujours focaliser son esprit sur une pensée quelconque. Les pratiquants utilisent ce moyen pour fermer leur esprit à une intrusion. C’est l’une des premières choses que l’on apprend. Certains non-pratiquants ont aussi adopté ce mode de défense. Les généraux de l’armée de Kelcia, par exemple, sont entraînés à se défendre contre les oniristes depuis l’affaire de l’impératrice Cassandra. Dans la boutique, j’aurais dû être imperméable à toute intrusion...
 Aaron allait poser une question mais se ravisa en voyant que Mira n’avait pas terminé.
 — Je suppose que, lorsque je t’ai serré les mains, tu as eu un court instant de subconscience. Notre contact physique a étendu ma « présence » onirique, et j’ai reçu le message par ton intermédiaire. Le hasard a fait que tu sois à proximité à ce moment-là. La voix de la jeune femme s’éteignit. Elle pencha la tête, ses cheveux lui cachant les yeux, puis porta la main à son visage. Elle se mit à sangloter silencieusement, les épaules agitées de soubresauts. Désemparé, Aaron resta coi.
 — Je suis désolée... Ne fais pas attention... s’excusa Mira.
 Elle détourna le regard et sécha ses larmes d’un revers de manche, puis s’adressa à nouveau à son interlocuteur, les yeux rougis.
 — Qu’as-tu vu dans la boutique ?
 — C’était bizarre... hésita Aaron. Tu avais disparu. À ta place, il y avait une sorte de boule blanche.
 — C’était moi. C’est ainsi qu’apparaissent les subconsciences des personnes auxquelles les oniristes n’ont jamais parlé dans le monde réel, ou auxquelles ils n’ont jamais rendu de visite onirique. Sinon, elles apparaissent sous les traits de leur « propriétaire ». Ensuite...
 — Je me suis senti attiré par quelque chose. Une force très puissante. Et puis après, simplement un tourbillon blanc jusqu’à ce que la vision se stabilise. Il y avait une autre sphère, face à nous, bien plus grande et plus lumineuse. Une voix a dit « Adieu » avant que la sphère n’explose. Ensuite, j’étais de retour dans la boutique, comme si rien ne s’était produit. Et nous nous sommes évanouis.
 Mira, les joues humides, hochait lentement la tête.
 — Donc, cette énorme sphère lumineuse était la subconscience de quelqu’un d’autre, sûrement la personne qui voulait transmettre le message, non ? demanda Aaron. Pourquoi était-elle aussi grosse ?
 — La taille et l’éclat d’une subconscience représentent la puissance d’un oniriste, sauf quand il est suffisamment habile pour la camoufler. Cette personne... C’était quelqu’un d’incroyablement puissant. L’oniriste la plus forte que j’aie jamais connue.
 La voix de la jeune femme se brisa.
 — Et elle a disparu... Elle a quitté ce monde... Jade Valerian, la reine du Taagan, ma mère... Mira poussa un gémissement, une rivière de larmes dans les yeux.

 Aaron hésita quelques secondes, se demandant comment réagir, puis fit la première chose qui lui passa par la tête et s’accroupit face à son hôtesse. Il voulut prononcer quelques paroles pour essayer d’endiguer le flot de larmes. Mais il n’avait aucune idée de ce que la jeune femme pourrait trouver réconfortant ; ses mots lui restèrent au fond de la gorge. Après tout, il n’avait jamais connu ses parents, n’en avait aucun souvenir. Il ne savait pas ce qu’on ressentait dans pareille situation. Il devait néanmoins faire quelque chose, n’importe quoi. Il ne supportait pas de rester ainsi immobile face à tant de chagrin. Il tendit un bras et le posa sur l’épaule de Mira. Celle-ci leva vers lui un regard étonné empli de pleurs. Aaron se leva, et tendit la main pour aider la jeune femme à se mettre debout. Elle saisit la main tendue, et le jeune homme la tira vers lui. Au moment de reprendre son aplomb, elle trébucha et bascula vers l’avant. Aaron parvint de justesse à passer ses bras sous ceux de Mira pour la retenir. Celle-ci sembla soudain perdre toute énergie, et ses jambes fléchirent ; elle entraîna le jeune homme dans sa chute, tombant à genoux. Par réflexe, elle avait étreint Aaron, et comme si elle cherchait quelque chose à quoi se raccrocher, elle le garda serré dans ses bras, lui coupant presque la respiration, la tête posée contre sa poitrine et ses larmes inondant la chemise noire.

 Mira resta un long moment prostrée, comme incapable du moindre mouvement, enlaçant toujours Aaron. Celui-ci restait muet, ne sachant que dire. Il se contentait de temps à autre de tapoter l’épaule de la jeune femme, comme pour s’assurer qu’elle était toujours en vie. Finalement, celle-ci eut un brusque sursaut. Elle relâcha doucement son étreinte. Nouveau sursaut. Aaron, éberlué, sentit un léger tremblement remonter de son ventre. Il reconnut la sensation qui se propageait. Il voulut se retenir, l’instant n’était pas bon, la situation impropre. Mira eut un nouveau soubresaut. La jeune femme hoquetait, léthargique, roulant des yeux pour trouver la source de l’étrange phénomène. La scène était si absurde que le jeune homme n’y tint plus. Il éclata de rire. Son hôte eut une autre contraction du diaphragme, et écarquilla les yeux devant la réaction d’Aaron. Celui-ci était pris d’un fou rire irrépressible. Doucement, timidement, les commissures des lèvres de la jeune femme se plissèrent. Puis, emportée par le rire de son vis-à-vis, elle se mit elle aussi à pouffer et ses éclats de rire vinrent rejoindre ceux du jeune homme.

 Le calme finit par revenir dans le salon de la résidence Valerian. Aaron, les abdominaux endoloris, se leva et tendit une seconde fois la main à la jeune femme. Cette fois, celle-ci parvint à se hisser sur ses jambes et à s’y maintenir. Elle eut un dernier sourire triste, et son visage se ferma. Elle prit la parole d’une voix tout à fait sérieuse.
 — Je te prie de m’excuser pour tout ça. Si tu le veux bien, je vais te raccompagner.
 — Mais j’ai encore tant de questions ! Pourquoi me suis-je évanoui après la vision ? À quoi sert l’onirium ? Et puis...
 — Je sais, l’interrompit la jeune femme en se dirigeant vers l’escalier, suivie par Aaron. Seulement, j’ai besoin d’un peu de temps pour remettre mes idées en ordre, dit-elle avec un soupir. Ton histoire est très étrange, et j’aimerais tirer tout ça au clair, si tu veux bien m’aider. Pourrais-tu revenir demain ?
 — Bien sûr, pas de problème, répondit le jeune homme.
 Le reste de leur marche vers le portail du domaine se déroula en silence. Une fois qu’Aaron eut passé la porte, Mira reprit la parole :
 — Au fait, l’onirium est interdit de vente dans l’Empire. Tu devrais prévenir ton amie Maggie.
 — Ah, merci de l’information, fit le jeune homme un peu étonné. À bientôt !
 Mira s’approcha, et murmura un énigmatique « Merci ». Aaron n’eut pas le temps de répondre que la jeune femme avait déjà refermé le portail. Il resta un instant étourdi au milieu de la rue, puis eut un sourire, avant de se mettre en marche vers la boutique de Maggie.

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