Chapitre 6 : Alchimie

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 La forteresse de Devon veillait d’un œil attentif sur le détroit des Larmes. Du sommet de sa plus haute tour, la vision portait sur des kilomètres à la ronde. On apercevait de l’autre côté de la mer la cité d’Aeryn, principal port commercial de l’empire d’Exodia. La côte de Kelcia formait à cet endroit une grande falaise, parsemée d’écueils à sa base. Lors de la construction de la forteresse, lorsque la piraterie exodienne faisait encore rage, la roche avait été excavée au niveau de la mer. Une immense caverne creusée dans la falaise permettait désormais aux navires militaires d’accoster. Ainsi, le fort contrôlait les navires provenant de l’empire d’Exodia ou du royaume du Taagan et servait de base de lancement à une force d’intervention rapide.

 La forteresse se déployait sur trois niveaux. Le premier était celui du Grand Donjon, tour démesurée dont les fondations reposaient sur un éperon rocheux saillant vers le ciel. En contrebas, au deuxième niveau, d’épais remparts de basalte s’étiraient entre les quatre tours d’angle. À partir de la Tour Nord, il fallait emprunter un pont suspendu pour accéder à l’entrée du Grand Donjon. À ce niveau se trouvait le chemin de ronde principal, garni de mâchicoulis et de meurtrières, la porte par laquelle on accédait à la route vers l’intérieur des terres, les cuisines, les écuries et le réfectoire. Le niveau inférieur, accessible depuis chacune des tours d’angle par des escaliers en colimaçon, était troglodyte. Entre le quai et ces escaliers s’étendait un grand labyrinthe de couloirs creusés dans la falaise, au sein duquel se trouvaient les quartiers d’habitation de la garnison. La façade maritime était percée de nombreuses archères, et un chemin de ronde secondaire construit à l’aplomb de l’océan scrutait l’entrée de Devon.

 La tradition alchimique de l’empire kelcien remontait à des temps lointains. Quelques années après la terrible Guerre des Cols, l’empereur Arian IV chercha un moyen de donner à son armée un avantage décisif. L’ingénierie des machines se révéla trop coûteuse pour les fragiles finances kelciennes. La Guerre des Cols avait eu un coût démographique trop important pour envisager un enrôlement massif, d’autant que la famine sévissait dans les campagnes. La solution échappait à l’empereur et ses conseillers. À l’époque, les alchimistes formaient un petit groupe d’initiés, tolérés par le gouvernement kelcien mais mal vus par la population. Ils étudiaient à l’abri des regards, sans se mêler aux affaires publiques. Arian IV, en fouillant désespérément les archives de la guerre, découvrit que son père avait fait appel aux alchimistes durant la bataille des Quatre Portes. Il convoqua leur responsable, l’Archimiste Alexander, l’homme ayant la position la plus élevée dans leur hiérarchie, et lui offrit de légaliser son art s’il se mettait à son service. L’Archimiste hésita, puis céda face aux promesses de financement.

 L’alchimie devint ainsi l’une des sciences officielles de Kelcia. Ses pratiquants purent mener leurs recherches au grand jour. Ils découvrirent le cyanure et l’arsenic, dont les propriétés toxiques mirent fin aux infestations de rats et à l’épidémie de peste causées par la guerre. Le gouvernement s’en servit pour faire taire des adversaires politiques et certains cadres de l’armée d’Exodia. Les alchimistes inventèrent également un procédé d’extraction du chlorium de l’océan. Cette substance fut ensuite très utilisée pour la purification de l’eau. Pour les recherches à visées militaires, l’empereur installa des laboratoires secrets au sein des forteresses les mieux gardées de son territoire.

 Une division d’alchimistes, dirigée par le Grand Maître Parsellius, travaillait ainsi dans les entrailles de la forteresse de Devon depuis de nombreuses années. Trois Maîtres alchimistes, chacun secondés d’un Disciple, assistaient le Grand Maître, chaque binôme disposant de son propre laboratoire. Le Disciple Robb Alexander étudiait là, sous la tutelle du Maître Aurea Barton. Celle-ci avait annoncé à Parsellius que son prochain objectif serait de retrouver le procédé ayant permis aux Kelciens de gagner la bataille des Quatre Portes en déclenchant une avalanche sur les troupes exodiennes stationnées dans la vallée en contrebas. Les Barton étaient renommés dans le milieu alchimiste pour avoir percé le secret de l’extraction des essences par distillation. Sans eux, l’alchimie n’aurait probablement jamais atteint son statut actuel. Aurea était une digne descendante de la famille : elle avait atteint le rang de Maître très rapidement, après avoir découvert le procédé de production de l’acide sulfurique à partir des minerais de soufre présents en grande quantité dans les sous-sols de Devon.

 Maître Aurea s’approcha de la cloche d’expérimentation. C’était le cinquantième essai de composition. On avait retrouvé des traces de salpêtre sur le champ de bataille des Quatre Portes ; il était clair qu’on avait utilisé cet élément pour provoquer l’avalanche victorieuse. Mais il avait été mélangé à une autre substance et, pour l’instant, aucun alchimiste n’avait deviné laquelle. L’expérience du jour mettait en œuvre une dose de salpêtre, une dose de bois, et sept doses de sel. Maître Aurea disposa l’ensemble, qui formait un petit monticule, dans un creuset de fonte au centre de la paillasse. Lors des quarante-neuf essais précédents, le résultat n’avait été, au mieux, qu’une combustion du contenu du creuset.

 Maître Aurea prit un allumeur, petite tige de bois d’une trentaine de centimètres, et se dirigea de sa démarche chaloupée vers l’âtre. Elle avait une sérieuse tendance à l’embonpoint, et sa corpulence la gênait parfois lorsqu’elle se déplaçait dans les étroits couloirs souterrains menant au laboratoire. Robb trouvait cela hilarant, mais se gardait bien de le montrer. Maître Aurea était caractérielle et s’énervait pour un rien. Il existait deux choses qu’elle ne supportait pas : qu’on se moque de son physique et que ses expériences n’aboutissent pas. Qu’une de ces deux choses se produise, et elle entrait dans une furie intenable. Elle débitait des insultes à la pelle, en général dirigées vers ses spectateurs, ou à défaut vers les objets environnants. Les quarante-neuf derniers jours avaient été épuisants, d’autant plus que Robb était tenu d’assister aux expériences, et ne pouvait rien prétexter pour éviter d’être témoin de leurs échecs répétés et des inévitables crises de colère qui s’ensuivaient.

 Aurea Barton enflamma l’allumeur, puis se dandina vers la paillasse et mit l’extrémité incandescente au contact du contenu du creuset. Celui-ci prit feu, comme les fois précédentes, se consuma, comme d'habitude, puis s’éteignit, comme toujours. Au fond du creuset ne demeurèrent que les cristaux de sel et des cendres. La réaction ne tarda pas.
 — Saloperie ! Cette fois j’y croyais vraiment !
 — Maître, nous réessaierons demain, répondit Robb, sans mentionner qu'elle y « croyait vraiment » depuis bien trop longtemps. Nous aurons peut-être plus de chance.
 — Disciple ! Tu me sers encore des platitudes ! Va plutôt aux cuisines, et rapporte-nous de quoi manger, ordonna Aurea, en abattant un poing rageur sur la paillasse.
 — Très bien, Maître, s’inclina Robb. Il quitta le laboratoire.

 Comme à chaque fin d’expérience, Maître Aurea l’avait envoyé faire une corvée quelconque. Elle semblait le considérer comme son homme de main, et accessoirement le futur témoin de son grand succès, si celui-ci survenait un jour. Robb acceptait cet état de fait assez bien. Il n’avait jamais été de nature rebelle. Il savait bien que les choses changeaient lentement, qu’il ne servirait à rien de demander une considération qu’il n’obtiendrait jamais. Il savait aussi qu’Aurea Barton était Maître pour une bonne raison : son savoir était plus grand que le sien. Robb n’avait jamais eu l’occasion de mettre en œuvre sa propre expérience. La pédagogie de son Maître semblait se limiter à : « Tais-toi, regarde, et apprends ». Il avait entendu certaines histoires, racontées par ses condisciples, sur le lien profond qui les rattachait à leurs maîtres, et la relation profitable qui en résultait. Parfois, Maître et Disciple étaient amis, et plus rarement amants. Il y avait même eu quelques cas de mariages, mais ils restaient anecdotiques. Robb, même dans ses pires cauchemars, n’aurait jamais envisagé de finir un jour marié avec Aurea Barton. Les choses étant ce qu’elles étaient, il savait qu’il ne pourrait gagner en connaissance qu’en travaillant de lui-même. Ainsi, comme à chaque fin d’expérience, il réfléchissait, repassait les images dans sa tête, cherchant une explication.

 Le processus d’analyse d’une expérimentation alchimique reposait toujours sur les mêmes principes. Au préalable, une hypothèse était posée sur son déroulement. Cette hypothèse pouvait être confirmée, si les observations étaient conformes au résultat attendu, ou bien infirmée, auquel cas il convenait de la revoir à la lumière des nouvelles informations découvertes. L’hypothèse, dans l’expérience de Maître Barton, faisait intervenir trois substances secondaires dans des quantités données : le sel, le salpêtre et le bois, ainsi que la Source primordiale de puissance : le feu. Le salpêtre entrait de manière certaine dans la composition de l’arme utilisée à la bataille des Quatre Portes, et les premières tentatives d’Aurea avaient montré qu’il se comportait de la même manière que le bois, se consumant en même temps, prouvant qu’il s’agissait d’une substance nourrissante pour le feu. Le sel, quant à lui, était entré dans la composition après des tentatives infructueuses menées sur d’autres éléments : vif-argent, chlorium, arsenic, cyanure, et même quelques grammes d’onirium de contrebande issus d’une saisie impériale. Mais jusqu’ici, la solution ne semblait pas à portée de main. Les parchemins historiques n’existaient plus, mais Robb savait qu’il fallait déployer une grande puissance pour provoquer une avalanche. Le feu étant la Source primordiale de la puissance, il faisait logiquement partie de la solution. Mais quoi d’autre ? C’était ce que son Maître s’acharnait à découvrir en ajoutant un nouvel ingrédient à chaque essai : quelque chose qui renforcerait la puissance du feu. Depuis quelques jours, Robb commençait à penser que quelque chose clochait dans cette approche laborieuse consistant à tester à l’aveugle, l’une après l’autre, les possibilités. Plus il y pensait, moins la démarche de son maître lui semblait conforme à la méthodologie alchimiste. Cependant, il n’arrivait pas jusqu’ici à envisager une autre solution.

 Robb s’approchait de l’extrémité du tunnel souterrain qui reliait le laboratoire au Couloir Principal, artère vitale de la forteresse de Devon. Le Principal faisait la liaison entre l’escalier du Quai, qui descendait jusqu’au point d’amarrage des navires, et l’escalier Supérieur, qui montait au deuxième niveau de la place forte. Ses affluents étaient nombreux : les couloirs venant des dortoirs de la garnison, des chemins de ronde, les tunnels des cuisines, de l’infirmerie, sans oublier le minuscule souterrain du laboratoire d’alchimie. Les services secrets de Kelcia avaient camouflé l’accès au couloir à l’aide d’une porte en bois peinte en trompe-l’œil. De l’extérieur, le passage ressemblait à un cul-de-sac. La porte s’ouvrait à l’aide d’une clef à insérer dans une anfractuosité du mur jouxtant la porte. Les alchimistes n’existaient pas aux yeux des hommes de Devon. Seul le commandant de la place forte était au courant de leur présence. Robb jouait auprès du chef cuisinier de la garnison le rôle d’un garçon d’écurie du niveau supérieur, qui descendait chercher son repas aux cuisines le soir, n’étant pas autorisé à déjeuner avec les écuyers titulaires. La portion de Maître Aurea Barton était pour Kain, son ami imaginaire toujours affamé.

 Perdu dans ses pensées, le Disciple Alexander ne prêtait aucune attention à son environnement. Il connaissait le boyau souterrain de fond en comble. Mais ce jour-là, il oublia la petite marche en roche située devant la porte. Il trébucha, perdit l’équilibre, vit avec horreur la planche de bois se rapprocher inexorablement de son visage alors qu’il tombait. Au dernier instant, il tendit les bras en avant. Ses mains glissèrent d’une bonne dizaine de centimètres sur la porte, mais il parvint à se stabiliser. Robb poussa un juron en apercevant une petite écharde de bois sous la peau de sa paume gauche. Se maudissant de son étourderie, il tira de la poche de sa tunique une petite clef, et passa la main dans la cavité du mur destinée à cet effet. La serrure cliqueta. Robb franchit le seuil. Il referma soigneusement derrière lui et verrouilla le passage.

 Robb parcourut le Couloir Principal en quelques minutes, grimaçant de temps à autre quand son écharde lui rappelait sa présence, et parvint enfin aux cuisines. Le chef, un colosse d’approximativement deux mètres sur deux mètres, l’aperçut à l’entrée et lui sourit de toutes ses dents.
 — Ah, petit Robb, toujours à l’heure ! On vous a gardé quelque chose à grailler, pour toi et ton pote !
 Le chef lui désigna une marmite posée sur le plan de travail le plus proche, à proximité du four. Robb s’approcha, et retira le couvercle. Le chef dut se rendre compte de son léger froncement de sourcils, puisqu’il l’apostropha :
 — Eh alors, qu’est-ce que c’est que cette tête ? Ça te plaît pas ?
 — Si, si. C’est juste que c’est encore du poisson, répondit le Disciple, penaud.
 — Ah ben oui, mon p’tit gars ! On est au bord de la mer, je te rappelle. Tu t’attendais quand même pas à du bœuf en sauce et du lard grillé tous les jours, non ? Des algues et du poisson, ça oui, y en a à foison ! Mais t’inquiète pas, le poisson, c’est ce qu’y a de mieux. Dedans, t’as les deux nourritures dont tous les hommes, les vrais, ont besoin.
 — Ah oui ?
 — Ouais ouais, p’tit gars : la nourriture du corps, et puis celle de l’esprit !
 — Si vous le dites, admit le jeune homme, perplexe.
 — Eh oui, garanti par la maison, crois-moi ! Maintenant, tu devrais y aller, j’ai un tas de vaisselle à faire avant de finir pour ce soir. Et puis ton pote Kain va crever la dalle. D’ailleurs, c’est quand qu’il vient me rendre une petite visite ?
 — Peut-être un de ces jours, mais il est toujours trop lent à finir ses corvées, du coup, je m’occupe du souper pour lui.
 — Ça m’a tout l’air d’être un sacré lambin, ton copain, fit le chef avec un petit rire. C’est pas grave, je commence à avoir l’habitude. Allez, file !
 Robb salua le cuisinier, prit la marmite par les poignées, et quitta la cuisine. Il remonta le Couloir Principal jusqu’à l’entrée du souterrain des alchimistes, s’assura que personne ne le verrait disparaître, fit jouer le mécanisme de la porte et entama son retour vers le laboratoire sous la chiche lueur des torches enflammées éparpillées le long du boyau de roche.

 Soudain, l’écharde dans sa paume lui envoya un signal douloureux plus intense, et Robb manqua de lâcher la marmite. Le déséquilibre en fit chuter le couvercle, mais le Disciple parvint à se rattraper et à la poser au sol avant d’examiner sa main gauche, où un si petit morceau de bois lui procurait une si insupportable souffrance. Un morceau de bois, si petit… Robb récupéra ensuite le couvercle, et après que la douleur se fut calmée, au moment de refermer le récipient contenant son repas du soir, repensa aux deux nourritures dont parlait le chef. La nourriture du corps, et celle de l’esprit. Deux nourritures… Du salpêtre… Du feu… Deux nourritures… Esprit et corps… Alors, il y eut comme une éruption volcanique dans sa tête. Ses neurones étaient en fusion, ses synapses remplies de lave brûlante. Il ressentit, un infinitésimal instant, le potentiel insondable de son cerveau. Ses mains tremblaient d’exaltation. Il venait d’être frappé d’une idée nouvelle. Une idée dont il ne savait pas encore si elle pourrait être la pièce manquante de la mosaïque insensée des cinquante derniers jours, mais qui, si elle s’avérait exacte, pourrait éventuellement lui permettre à lui, Robb Alexander, simple Disciple, de surpasser Maître Aurea Barton.

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