La vérité

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Tout disparut autour de lui. Les bruits des conversations s'estompèrent, les lumières s'atténuèrent, la matière échappa à sa perception tandis que sa langue tentait, en vain, de trouver un goût au vide qui s'empara de lui. Ajay ne respirait même plus, choqué, incapable du moindre mouvement, de la moindre pensée. Coline l'avait dénoncé aux autorités. Depuis le jour de son arrestation, le criminel savait que quelqu'un les avait rencardées. Il le savait, mais il ne comprenait pas qui s’en était chargé. Il y avait réfléchi tout au long de son enfermement sans trouver. Il ne voyait personne au courant de sa position exacte ce jour-là. Il se trompait. Coline savait.


Ses sens lui revinrent l'un après l'autre. Ce fut d'abord les lumières de la salle qui l'obligèrent à baisser les yeux ; puis des picotements dans le bout de ses doigts, un bourdonnement dans ses oreilles par-dessus le brouhaha ambiant. Sur sa langue, il sentit le goût acre de son humiliation ; dans son nez, l'odeur fétide de la honte. Un mal inconnu vint pulser à l'arrière de son crâne et il se mit à trembler. De rage, de peur et de douleur. Il avait été l'un des plus grands ; il s'était cru, si ce n'était supérieur, au moins l'égal des mythes criminels du pays mais, aujourd'hui, il se rendait à l'évidence : Ali et lui étaient aussi idiots l'un que l'autre. Comme le Balafré avant lui, Ajay avait fait la plus grosse erreur de sa vie et il la regretterait jusqu'à sa mort : il avait donné sa confiance à une héroïne sortie de nulle part, à une folle qui ne l'était pas tant, au final ; à Coline.


— Pourquoi… Pourquoi t’as fait ça ? souffla-t-il.


— Je pouvais pas sauver un homme libre. Pour devenir ton héroïne masquée, il fallait que tu sois emprisonné.


— Mon héroïne masquée ? Dans quel intérêt ? J'ai l'habitude des prisons, je sais m'évader tout seul.


— Oui, je sais. (Elle marqua une pause le temps de balayer la salle de ses yeux gris.) Mais tu savais pas comment traverser le désert et je suis arrivée avec la solution. J'avais besoin que tu me fasses confiance, tu comprends ? Si je t'attendais simplement à la sortie, tu aurais été plus prudent. Tu es comme Ali, t’as foi en personne d’autre que toi… sauf que le Balafré doute aussi de lui-même… Franchement ! Si j’avais pas fait tout ça, tu serais tombé amoureux de moi ?


— Qu-quoi ?! Il ne s’agit pas d’amour, absolument pas ! insista Ajay, en élevant la voix.


L’air très sûre d’elle-même, Coline se contenta de hausser les épaules et de reprendre une gorgée d’eau. Ajay avait envie de la détester de tout son corps, son âme et son cœur. Il avait envie de la haïr avec toute la force du désespoir, mais quel désespoir ? Au fond de lui, il ne trouvait rien contre elle. Il en crevait d’envie sans en être capable. À la place, il sentait du respect naître dans son esprit. Il se revoyait, à quelques pas derrière sa sauveuse alors qu’ils longeaient le mur extérieur de la prison, préparer toutes sortes de plans pour prendre l’avantage sur elle, lui voler son arme et s’enfuir en la laissant derrière ; comme le bon criminel qu’il était.


Qu’est-ce qui avait changé depuis ? Comment s’y était-elle prise pour qu’il lui fasse confiance ? Par la panique qui l’envahissait alors ? Par la franchise dont elle faisait preuve ? Par son calme inébranlable ou parce qu’elle prévoyait tout ? Ajay n’en avait pas la moindre idée, mais elle gagnait ce coup-ci. Elle s’était insinuée dans son esprit et s’y était trouvée une bonne petite place jusqu’au moment fatidique où elle avait tout détruit de l’intérieur. Elle s’y prenait si bien qu’il ne la haïssait pas ; il l’admirait pour ça. Ce n’était pas lui, le pire criminel du pays, ni même Ali : c’était elle.


— Qui es-tu ? D’abord, tu gagnes la confiance du Balafré, tu le mènes par le bout du nez et quand tu en as assez, tu le fais emprisonner. Puis tu rencardes le Pouvoir sur moi, tu viens me chercher à l’autre bout du désert, tu m’amènes jusque là et tu me fais cracher ma richesse sous la menace. Qui t’es, bordel ?! s’énerva-t-il, humilié, implorant silencieusement que l’on réponde à ses questions.


— Je pense pas que tu veuilles savoir. C’est pas important, après tout. Tu es frustré, insulté, mais demain, ça t’aura passé.


— Arrête tes conneries. Demain, je n’aurai pas oublié. (Il marqua une pause, baissa les yeux et se décida à avouer :) Je n’essaierai pas de me venger. Tout ce que tu as fait pour en arriver là, c’est… admirable. Mais il y a une chose qui va pas : tu me parais trop acharnée. Tout ça… si c’était qu’une question d’argent et de ciré, t’aurais pu arriver au même résultat beaucoup plus vite. Traverser le désert ? C’est risqué, mais tu l’as fait pour moi. Deux fois ! Alors dis-moi : pourquoi moi ? On se connaît ? Je t’ai fait du mal ? Me dépouiller de mon argent quoi qu’il t’en coûte ? insista Ajay, sans comprendre cette logique. Franchement, ça m’a tout l’air d’une vengeance.


— Tu veux savoir ? Je vais te le dire. Mais avant de parler de moi, parlons de toi. (Le criminel écarquilla les yeux et se tortilla sur sa chaise. Il ne s’attendait pas à cela…) Tu es très intelligent, c’est pour ça que tu fais partie des meilleurs. Pourtant, tu as un gros problème : tu te prends pour le centre du monde. Laisse-moi te le dire : il ne tourne pas avec toi, il tourne avec l’argent. T’es qu’un grain de sable qui se prend pour le roi de la plage, mais un jour, une bonne grosse vague te balayera toi et tous ceux qui sont comme toi, bourrés d’orgueil. Si tu vaux mieux qu’un autre, c’est pas grâce au butin que tu viens de me donner ; c’est grâce à la facilité avec laquelle tu t’infiltres et t’échappes de partout. C’est la seule chose qui donne de la valeur à ton corps.


— Attends un peu, à mon corps ? Ça vient pas de lui, ça vient de moi, de ma tête, éclaircit-il, piqué au vif.


— Peu importe. (Elle écarta la plainte d’un geste de la main.) Ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est qu’il n’y a aucun rapport entre toi et moi. Tu me connais pas et tu m’as fait aucun mal. Il ne s’agit pas de vengeance.


— Je comprends pas.


— Ou tu refuses de comprendre. C’était pas si mal de tomber amoureux de moi, alors c’est dur d’admettre que je t’ai roulé pour l’argent.


— Combien de fois je vais devoir te le répéter ? Je ne t’aime pas, Coline. Tu veux la vérité ? Tu me fais peur. Tu es magnifique, on peut difficilement dire le contraire, mais quelque chose ne va pas. Tu es trop…


— Parfaite ? Je sais. J’ai pas toujours été comme ça, mais je suis contente que tu t’en rendes compte. T’es pas seulement intelligent, tu as un bon instinct. (Elle hésita un instant.) Puisque tu le mérites, laisse-moi te montrer mon petit secret.


Avec toute la lenteur du monde, Coline retira ses gants en cuir l’un après l’autre, puis fit de même avec sa veste. Les manches de la chemise étaient déchirées aux épaules, dévoilant ses bras minces et musclés, sa peau lisse, ses articulations… Elle tourna les mains et présenta son avant-bras gauche sur la table. Ajay plissa les yeux et approcha. La peau beige s’arrêtait au poignet, séparée en deux par une longe estafilade qui remontait jusqu’au coude. Là où il aurait dû voir sang, chair et os, il vit une matière visqueuse et translucide, des tendons et muscles métalliques, et des os tout aussi peu naturels. Le criminel s’écarta précipitamment. Si le bras n’était pas blessé, les améliorations de la cow-boy passeraient inaperçues… D’ailleurs, il ne voyait rien d’anormal sur le bras droit. Était-ce vraiment des améliorations ? Il ne s’agissait pas de plaques métalliques greffées sur ses os, mais les os eux-mêmes paraissaient faits de métal… Il n’avait jamais rien vu de pareil.


— Tu m’as menti. T’es pas humaine : t’es une Machin ! s’indigna Ajay, écœuré.


— Je ne t’ai jamais menti. (Elle sourit, fière d’elle.) Mais j’avoue que je m’attendais pas à ce que tu me crois sur parole pour cette question-là. Tu sais, tous les Machins te diront qu’ils sont humains. Puis, je suis pas comme eux. Je suis bien mieux. Regarde-moi ! Je suis comme toi.


— Le reste de toi, peut-être, mais ça ? Ces bras, c’est pas humain. T’as payé des fous pour te polluer le sang ? Tu vas mourir à cause d’eux, Coline. J’avais du respect pour toi, mais là… tu me déçois.


— Pauvre bébé, se moqua-t-elle en mimant la compassion. Tu me crois assez bête pour améliorer la partie la plus inutile de mon corps ? Ces bras… c’est une erreur de calcul. Ali était plus fort que prévu et j’ai pas eu le temps de réparer ça ; je devais être à l’heure devant ta cellule. T’inquiète pas, je rattraperai ça plus tard. Tu as dit toi-même que quelque chose ne va pas chez moi. Si je te disais que tu prends pas le problème dans le bon sens ? Tout chez moi va trop bien. J’ai été créée de toute pièce. Des fous, comme tu dis, ont pensé qu’il était plus sain d’améliorer un robot en humain plutôt que l’inverse. À cause des criminels comme toi, le Pouvoir voulait créer une sorte de justicier prêt à tous vous mettre en prison. Me demande pas comment ils ont fait pour mettre un cerveau humain dans mon crâne, ni même un cœur qui batte et des organes opérationnels. J’en sais rien et je m’en fiche. En tout cas, ils ont fait une erreur : ils ont cru que je serais leur joujou et leur petit chien. Je me suis enfuie.


— T’es une putain de machine !


— Mon squelette, mes muscles, oui, mais je suis humaine. Réfléchis-y. Qu’est-ce qui fait de toi un humain ? (Il baissa la tête, incapable de répondre.) Ma chair vieillit comme la tienne, je saigne, je pleure, je ris. J’ai autant de besoins que toi, je réfléchis par moi-même, je décide toute seule. J’ai même quelques souvenirs d’une vie avant. Ils voulaient que je devienne une justicière, que j’arrête leurs ennemis pour gonfler leur pouvoir. J’ai choisis de mettre ma force au profit de l’argent. Franchement, il n’y a qu’un humain pour adorer l’argent… Je suis prête à tout pour lui. Et nous voici aujourd’hui. Tu en sais long sur moi, maintenant, pas vrai ? Quel dommage que tu puisses pas en profiter.


— Quoi ? cria-t-il sous la surprise.


Avant qu’il ne puisse réagir, Coline fondit sur lui et referma sa main droite sur le cou du criminel. Pétrifié, il déglutit péniblement sous la force que dégageait ses yeux avides. Avides de quoi ? Clic. Le sourire de la jeune femme s’étira sur ses lèvres rouges tandis qu’elle scellait une paire de menottes autour de leurs poignets droits.

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