Vingt ans plus tard

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 Gabriel Dellorme travaille à présent dans un bureau situé trois étages au-dessus de la rue, petite personne invisible perdu dans une ville immense.

 A force de temps, il s'est apaisé. Ou du moins, de l'extérieur, il semble apaisé. Tony a été condamné pour le meurtre de Léo depuis des années et Gabriel n'y pense plus. En tout cas, pas souvent. On voit cependant des ombres étranges dans son regard égaré. Il fait partie de ces gens qui paraissent presque trop gentils pour survivre. Nul ne sait ce qui attend son heure en son âme dormante.

 Gabriel a pour voisin de bureau Alexandre Vidier, un jeune homme qui parle trop bien. Gabriel aime entendre son vocabulaire inattendu et ses formules savoureuses. Il aime aussi la prévenance de quelques collègues, ceux qui lui sourient, ceux qui posent un café sur sa table, ceux qui ramassent le stylo qu'il fait systématiquement tomber par maladresse.

 Et puis il y a cette fille. Elle est brune, grande, toujours souriante. En ce moment, le patron hurle encore contre elle dans son bureau. Elle baisse la tête avec humilité, comme une trop bonne élève. Il repère son amie, assise à côté de la porte du bureau fermée, qui attend.

  • Vous êtes une incapable, Carolyn ! Je ne peux rien vous confier sans devoir vous surveiller ! Vous avez intérêt à vous améliorer ! Qu'avez-vous fait de ce dossier ? Combien cela fait-il de temps ? Vous n'avez rien à faire ici ! Encore une plaisanterie comme celle-là et vous êtes virée, ma pauvre Carolyn. Vous me décevez. Allez, filez !

 Gabriel déteste le patron lorsqu'il l'humilie comme cela. Elle hoche la tête avec calme, mais à l'instant où elle sort, elle relève le menton, se redresse et retrouve la fierté d'une combattante. Son amie Natalia assiste à cette transformation avec un émerveillement adouci par l'habitude et l'accompagne. Elles saluent Gabriel et Alexandre. Le jeune homme la regarde traverser d'un pas altier tout l'espace, comme si l'atmosphère elle-même devait s'écarter pour la laisser passer. Il l'observe se pencher vers le bureau de Natalia et commenter son travail en souriant. Dans le bureau, tous l'apprécient. Le patron croit l'humilier en hurlant régulièrement sur elle de manière à ce que tout le monde l'entende, mais il ignore qu'il produit la réaction exactement inverse. Un élan de solidarité se forme autour de Carolyn, cible régulière de critiques et des calomnies de M. Montpensier. Jamais il ne le dit clairement, mais tout le monde sait qu'il trouve qu'elle a un poste "trop haut pour une femme".

  • Gabriel... Sans avoir le moins du monde envie d'interrompre ta rêverie, je te signale que ton travail ralentit dangereusement.

 L'employé susnommé sursaute et acquiesce à contre-coeur à la diatribe d'Alexandre. Il se replonge dans un dossier financier insipide.

 Vient l'heure où Carolyn s'en va. Gabriel guette avec une fébrilité toute particulière. Il a choisi cette place près de la fenêtre tout spécialement pour la voir dénouer ses cheveux, ce qu'elle ne manque jamais de faire en sortant du bâtiment. Elle quitte le chignon qui lui donne un air d'enfant sage et devient aussitôt plus libre, plus sauvage. Cela le fait frémir d'une exaltation toute particulière. Pour rien au monde Gabriel ne manquerait cette petite fête pour son regard.

  • Gabriel Dellorme !

 La voix grondante de son supérieur hiérarchique détourne le jeune homme de son spectacle quotidien.

  • Oui, monsieur ?

 Comme toujours, la politesse naïve de Gabriel parut déstabiliser et agacer M. Montpensier.

  • Vous êtes en retard sur votre travail et je vous surprends à bayer aux corneilles ! Je suis entouré d'incapables. Que cela ne se reproduise plus !
  • Oui, monsieur.

 Il s'est forcé à sourire aimablement. Le patron grommelle et cherche quelqu'un d'autre à houspiller.

Gabriel le cache bien, mais depuis toutes ces années, la colère gronde en lui.

Elle n'a jamais cessé de monter dans son âme.

Un jour, il ne pourra plus la cacher.

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