Après-midi d'enfance

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  • Deux fois quatre font huit, deux fois cinq font dix...

 Il sautait d'une pierre à l'autre au rythme des multiplications.

  • Deux fois six font douze...

 Il vacilla brièvement, s'interrompit pour reprendre son équilibre. Il avait mis un pied dans l'eau. Son camarade, assis au bord de la rivière avec un livre sur les genoux, pouffa.

  • Deux fois sept ?
  • Très drôle, Gabriel ! Ma maman va gronder...
  • Donne ta chaussure, avec le soleil, elle va sécher.

 L'enfant lança la chaussure trempée et le dénommée Gabriel l'attrapa au vol pour la frapper contre l'arbre qui lui servait de dossier. Des éclaboussures mouchetèrent les galets de la rive.

  • Allez, continue ! Deux fois sept ?
  • Deux fois sept font quatorze...

 Il traversa encore deux ou trois fois le ruisseau avec un pied nu. Gabriel restait concentré sur le livre d'école. C'était une belle après-midi, lumineuse, fraîche, avec des libellules autour des abreuvoirs et des papillons dans les champs. La rivière chantait tumultueusement aux pieds de Gabriel et se perdait sous les hêtres et leur treillage d'émeraude. Il adorait cet endroit.

  • Sept fois sept ?
  • Heu...

 Son ami s'était arrêté, en équilibre sur un pied. Il réfléchissait.

  • Sept fois sept ?...
  • Attends ! Je cherche.
  • Quarante-neuf ! répondit Gabriel.
  • Je le savais, lâcha dédaigneusement son ami. Oh, regarde !

 Il se pencha jusqu'à l'eau cristalline et y plongea la main. Gabriel se leva.

  • Qu'est-ce que tu as trouvé ?

 Le petit pêcheur exhiba une bête-bois, une de ces larves cachées dans un fourreau de débris, qui servent d'appât au bout des lignes. Les deux enfants restèrent un moment émerveillés, à s'amuser de voir la larve rentrer et sortir la tête ou rétracter craintivement ses pattes lorsqu'ils l'effleuraient.

  • Tu crois qu'on peut la ramener ?
  • Elle n'aimera pas vivre hors de l'eau...
  • Tant pis.

 L'enfant brun se baissa pour rendre la bestiole à la rivière.

  • Sept fois huit ?
  • Heu... Cinquante-quatre ?

 Gabriel bondit jusqu'au livre abandonné sur la rive.

  • Non, cinquante-six !
  • Sept fois huit, cinquante-six, répéta la petit brun pour graver ce nombre dans son cerveau.
  • Et sept fois neuf ?

 A ce moment une voix grave, masculine, chargée de rage perça à travers les bois.

  • LEO !

 L'enfant brun se figea, la terreur peinte sur son visage. Gabriel aussi avait reconnu la voix. C'était celle du gros Tony, l'aîné de la ferme du bout du bout, comme on disait. Jamais Gabriel ne l'avait entendu rugir ainsi ; il était pourtant familier des démonstrations de brutalité de Tony. Le bleu marquant son tibia gauche sous le pantalon trop court le prouvait.

  • On file, souffla Léo.

 Il courut vers la rive opposée en trébuchant sur les galets glissants. Gabriel serra le livre de mathématiques contre lui.

  • LEO ! Où es-tu, petite ordure ?!

  La voix de Tony se rapprochait. Gabriel se risqua sur les cailloux. Léo revint au milieu de la rivière pour lui prendre la main et l'aider à maintenir son équilibre. Il fallait fuir. Ils ne pouvaient pas se battre ; Tony avait au moins le double de leur âge. Il apparut sur la rive, enragé.

  • J'vais te crever !
  • Cours, Gabriel ! hurla Léo.

 Mais Gabriel restait là, tétanisé par la peur, les mains crispées sur son manuel. Le jeune homme traversait la rivière à grands pas, soulevant des éclaboussures. Léo prit sa course mais se fit rattraperen quelques pas. Le coup magistral de Tony l'envoya tête la première dans le cours d'eau.

  • Petit salaud ! Enfoiré de balance !

 Le gamin brun se releva péniblement. Gabriel vit qu'il saignait ; il avait dû heurter une pierre.

  • Arrêt...

 Un coup de pied violent le rejeta en arrière. Cette fois, Tony ne le laissa pas se relever. Il se dressa au-dessus de l'enfant terrifié et lui redonna un coup de pied au buste. Léo toussa et cracha l'eau de la rivière.

  • Léo ! cria Gabriel.

 Il ne savait pas quoi faire. Le gros Tony s'agenouilla au-dessus de son camarade et s'acharna à coups de poings sur l'enfant qui hurlait de sa voix de fausset. Gabriel s'aperçut qu'il pleurait à chaudes larmes.

  • Léooooo ! geignit-il.

 Il vit du sang teinter la rivière et s'enrouler en volutes autour de la pierre où il se tenait. Il aurait voulu s'en éloigner, mais la vision de Léo sous les poings de cette brute le retenait sur place. Tony souleva brusquement son camarade par le col jusqu'à ce que ses pieds quittent le sol. Gabriel fut effaré par l'état de son ami. Il avait un oeil tuméfié, il saignait de la bouche et du nez à gros bouillons et son souffle étranglé s'entendait à peine. Gabriel vit qu'il le regardait, mais ne pouvait sans doute pas parler.

  • C'est toi qui a dit à tes parents qu'Alice avait crié, hein ?! hurla encore Tony.

 Son visage était rouge brique, fulminant.

  • Tu vas le regretter, sale petite fouine !

 Il frappa dans le ventre de Léo avec une force effrayante. Le gamin cracha un caillot de sang et épuisa son dernier souffle pour essayer de crier :

  • Va t'en, Gabriel !

 Le gros Tony se tourna vers lui et hurla avec beaucoup plus de force et de hargne :

  • Dégage, toi !

 Gabriel déglutit ; il devait faire quelque chose, mais quoi ?... Brusquement, il sentit le livre de mathématiques lui glisser des mains et atterrir dans le ruisseau. Il courut vers Tony et le martela de ses poings enfantins.

  • Arrête !

 D'un simple revers de la main, Tony se débarrassa de l'enfant rebelle qui tomba lui aussi à genoux dans l'eau froide. Il donna encore un coup dans la mâchoire de Léo. Le hurlement qu'il émit fit sursauter Gabriel tant il contenait de douleur. Il se releva, ses petits poings serrés. Tony ne lui prêtait aucune attention. Il jeta Léo au sol et appuya de toutes ses forces ses deux mains sur sa tête, lui écrasant le visage contre le fond. Gabriel hoqueta.

  • Léo ! NON !
  • Crève, crève, répétait Tony entre ses dents, comme pour lui seul.

 Il lui fallait de l'aide ! Il hésitait encore à partir, il ne savait pas comment sauver son ami. Quand Tony relâcha légèrement sa prise, un réflexe fit ressortir la tête de Léo du courant. Le bruit de l'inspiration qu'il prit convainquit Gabriel. C'était l'appel à l'aide désespéré de celui qui tient à la vie et n'a plus beaucoup de temps. Cela, le gamin le savait d'instinct. Il tourna les talons et s'élança vers le chemin de toute la vitesse de ses petites jambes. il ne prenait pas garde aux branches et aux ronces qui le griffaient, l'entravaient, le fouettaient. Les larmes traçaient des lignes sur ses joues. il fermait les yeux pour ne plus imaginer, pour ne plus entendre dans sa tête en boucle les cris de Léo. Il essaya d'accélérer.

  • Ca ne sert à rien de fuir, Gaby ! Tu ne pourras pas m'échapper, je te retrouverai ! fit la voix de Tony derrière.

 Un sursaut de terreur poussa Gabriel en avant. Il commençait à s'essouffler. Enfin il émergea des bois et retrouva le chemin de terre qui menait vers le village. Il pleurait tant qu'il avait du mal à respirer.

 Le livre de mathématiques ondoyait dans le courant.

Dis-moi, Léo, combien font sept fois neuf ?

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