La damoiselle et le silencieux.

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Vous savez, je n'attendais pas grand chose de la vie. J'étais plutôt de nature discrète, je le suis toujours d'ailleurs. Je ne parle jamais. Parfois je voudrais, mais quand j'essaye aucun son ne sort, et je reste là comme un idiot la bouche béante. Maintenant ça m'est bien égal, avant je n'aimais pas trop qu'on me regarde, je ne pouvais pas aisément me cacher : c'est plutôt étroit chez moi. À bien y regarder mon monde s'est agrandi depuis que je l'ai rencontrée.

Il y a bien quelques personnes qui vivent avec moi, mais je n'y prêtais pas vraiment attention. Après tout, eux non plus ne s'intéressaient pas à moi. Vous vous dites probablement que c'est triste, et que je vous fais pitié. Faire partie du décor c'est le quotidien de ceux qui ont une personnalité insipide. Il n'y avait pas grand chose qui m'intéressait dans la vie, j'avais vite l'impression de tourner en rond. Malgré mes yeux grands ouverts je ne voyais pas grand chose, si ce n'est l'opaque ennui qui m'emprisonnait de jour comme de nuit.

Je ne sors jamais, je ne peux pas. Au début j'avais bon espoir, j'étais un peu effrayé car tout était nouveau bien sûr, mais finalement je n'ai pas eu besoin de poser la question. J'ai vite compris. Du moins je l'ai entendu par hasard, au détour d'une conversation qu'ils n'ont même pas pris la peine de chuchoter ; autant vous l'avouer, je n'en ai plus pour très longtemps.

À partir de ce constat rédhibitoire, que faire ? Je suis resté un moment dans le déni à essayer de m'agiter, de protester. J'ai fini par lâcher l'affaire, je me suis laissé porter. Je suis devenu léthargique, je voulais juste ne pas faire de vagues pour qu'on m'oublie et qu'on me laisse tranquille. Ils se sont plaint bien sûr, au début du moins. Ils sont venus me parler, il ont essayé de me secouer un peu pour que je bouge, mais je m'en fichais éperdument. Alors finalement eux aussi ont lâché l'affaire.

Et un beau jour, ils l'ont amené ici. C'est drôle, j'avais l'impression de flotter. Je n'aurais pas cru que ce petit appartement puisse accueillir une âme supplémentaire, mais quelle âme. Dès que je l'ai aperçue, j'ai eu l'impression que l'espace s'élargissait autour de moi, que tout se parait de couleurs que je ne percevais pas jusqu'alors. Elle éclairait tout rien que par sa présence. Je n'ai jamais rien vu de tel : ses yeux d'un noir profond, abyssal. Ses joues rondes et rouges, son teint solaire. Elle est si vive, si énergique. Elle a ce petit côté ébouriffé qui lui sied à merveille. Je n'aurais jamais cru qu'elle rendrait mes jours comptés si beaux. Elles s'égrènent mes secondes, mes minutes, je peux voir les grains du sable du temps qui se soulèvent autour de moi comme des nuages, mais qu'importe, tant qu'elle reste ici. Si loin et si proche à la fois.

Je n'oserais jamais le lui dire, il y a comme un mur invisible entre nous. Si j'essaye de m'approcher d'elle je m'y heurte de plein fouet. C'est qu'elle vivra probablement au moins sept fois plus longtemps que moi. Elle a l'air si douce, si chaude. J'aimerai me lover dans ses bras, seulement... je ne peux m'empêcher moi même de trouver cette image répugnante. Ma peau est luisante, on pourrait peut-être exagérément la qualifier de visqueuse. Et puis comment dire, je suis plutôt petit. Très petit même, ma croissance ne s'est pas très bien passé, j'ai quelques malformations. Ça me fait mal tout ça, de ne pas parvenir à parler, alors qu'elle éclaire ma vie juste par sa présence. J'ai bien trop pâli, c'est le temps, comme s'il avait voulu me délaver, m'ôter mes couleurs. Ça aurait peut-être pu être différent si je n'étais pas resté enfermé si longtemps, si on ne m'avait pas empêché de vivre. Si seulement j'avais eu plus d'espace, si j'avais rêvé plus... Peut-être que dans un autre lieu, un autre temps, nous aurions été libres de nous aimer, et le mur qui nous sépare m'aurait alors paru plus fin que la surface brillante d'un étang.

Oh si vous saviez, le plus beau c'est quand elle chante. Elle me fait frémir. La première fois que je l'ai entendue j'avais l'impression de rêver. Désormais sa voix me berce à chaque instant, comme un écho tout proche. Je me demande si ce n'est pas pour moi qu'elle chante. Je crois bien que oui. Je ne peux pas lui parler avec des mots, mais il y a bien quelque chose entre nous, une sorte de connexion qui transcende la faible distance qui nous sépare. Sa voix mélodieuse fait vibrer ce lien, cela résonne jusque sur ma peau. Elle est parfois si gaie que je m'imagine pouvoir verser des larmes, en d'autres instants son timbre est si pénétrant que ses litanies me déchirent le cœur. Elle a un caractère bien trempé. Elle parle fort et elle pinaille quand quelque chose lui déplait. Ça me fait presque rougir, moi qui suis si silencieux, de la voir s'égosiller de la sorte avec colère et panache !

Il n'y a pas que moi qu'elle a subjugué, il n'y a qu'à regarder Félix pour le comprendre. Lui je ne l'aime pas, il m'a toujours fixé avec l'œil mauvais. Ça se voit à la lueur dans son regard qu'elle lui plaît. C'est un croqueur de ces dames, c'est assuré. Heureusement pour moi elle est prudente, elle ne se laisse pas avoir par son sourire gourmand. J'enrage d'être si impuissant.

Entre nous, je la trouve absolument parfaite. Et ce même si elle n'a que quatre orteils de chaque côté, ça ne la rend que plus belle. J'aime tout chez elle : son intelligence, sa vivacité, ses excessivités, son caractère expressif, son regard quand elle est intriguée, son nez busqué, sa houppette blonde. J'ai l'impression de nager en des eaux inconnues. Quand elle penche la tête pour m'observer de là où elle est, je me sens bizarre. Elle n'a même pas de mains, mais elle danse plus habilement que le vent lui même, gracieuse et agile derrière ses barreaux brillants. Vous me direz, moi non plus je n'ai pas de mains, mais quand elle chante je danse aussi, je vrille, je tourbillonne tant que je peux même si la douleur pourrait bien me tuer, car quand je suis avec elle, je suis plus heureux que je ne l'ai jamais été. C'est un peu comme si j'avais des ailes, juste comme elle.

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Il n'y a plus de bulles, plus de petits tourbillons. Juste un poisson qui flotte sur son flanc.

- Maman, le poisson est mort, dit un enfant.

Félix fixe l'eau trouble du bocal sur le meuble, à côté de la grande cage en métal. La damoiselle à la robe de plumes est à l'intérieur, immobile comme si on lui avait arraché le cœur. Félix regarde à nouveau le bocal de ses yeux perçants. Il n'est pas vraiment triste, quoique, au final il était peut-être le seul avec la damoiselle à avoir de la considération pour le défunt. Ses poils se hérissent et ses moustaches frémissent de dégoût quand il voit les bipèdes emporter le bocal et le cadavre du poisson rouge avec soulagement. En cet instant, Félix songe qu'ils sont inhumains de lui avoir infligé ça. Il regarde la damoiselle, soudain la cage lui semble vide, elle qui lui paraissait pourtant si belle est bien silencieuse tout à coup.

« Elle ne chantera plus jamais » songe-t-il avant de regagner son échappatoire en se laissant glisser dans le sommeil.

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