Memoriae (scène 1)

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Sur les plus hautes îles des Haldryses, là où même les navires les plus évolués peinaient à se rendre, s’étendait la contrée des Veydrims.

Annonciateur du retour des saisons froides, le vent de l’Est faisait danser les herbes jaunies par l’altitude. Libre et tempétueux, il s’insinuait dans les interstices des imposants monolithes gravés qui parsemaient la plaine, laissant échapper de longs sifflements mélancoliques. Plus loin, à l’horizon, se profilaient d’épais nuages sombres qui présageaient l’arrivée imminente des premières neiges ; d’ici quelques jours, la steppe serait vêtue de ses atours hivernaux.

Sensible aux changements qui s’annonçaient, un troupeau de yacks sauvages était en marche pour rejoindre les plateaux Sud de l'île, là où les forêts éparses leur fourniraient de la nourriture jusqu’au retour de la saison des aurores. Mais alors que les animaux paissaient en toute quiétude, d’étranges silhouettes furtives se découpèrent au sommet d’une petite colline avoisinante.

— Alors, tu la vois ?

— La grande à la crinière blanche, c'est elle leur cheffe ! affirma la fillette.

— Aye. Et notre proie ?

La jeune fille recoiffa l’une de ses mèches, capturée par le vent glacial, et scruta attentivement la plaine. Les bovidés avaient entamé leur transhumance quelques jours auparavant ; ils avançaient d’un pas lent mais décidé. C’eut été une erreur de sous-estimer ces paisibles mammifères. Chacun d’entre eux possédait la force de dix hommes et était capable de ruades imprévisibles, susceptibles de blesser les chevaux.

— Là, sur la gauche ! s'exclama-t-elle soudain. Celle qui est un peu en retrait, juste derrière le gros rocher. On dirait qu'elle boite.

Son père la complimenta d'un grognement guttural.

— Oui ma fille, c'est bien elle. Es-tu prête pour ta première chasse ?

La fillette prit une profonde inspiration et hocha vivement la tête. Tous deux descendirent discrètement de leur poste d’observation et rejoignirent un homme et une femme qui les attendaient avec leur monture. Répétant des gestes qu’ils connaissaient par cœur, les chasseurs bandèrent leur arc à plusieurs reprises pour échauffer le bois puis se mirent en selle ; la fillette prit place à l’arrière du cheval de son père. Face au vent, ils contournèrent le relief pour surprendre le troupeau à revers. Parvenus suffisamment proches, les chasseurs se concertèrent brièvement du regard talonnèrent leur monture. La chasse était lancée.

La panique saisit aussitôt le troupeau et les yacks prirent la fuite dans la direction opposée, resserrant leur formation au centre pour protéger les plus jeunes. Des mugissements de terreur s’élevèrent de la plaine, tandis que les cavaliers fondaient sur leur victime.

La fillette resserra son étreinte sur l’épais manteau en fourrure de son père et s’appliqua à épouser les mouvements du cheval pour ne pas le gêner dans son allure. Elle pouvait sentir le sol trembler à mesure qu’ils se rapprochaient des animaux en déroute et que les hautes herbes défilaient sous ses yeux. Son père posa alors les rênes et, tout en maintenant l'allure, saisit son arc. À la force de ses jambes, il dirigea sa monture et la fit se rapprocher du troupeau. Lorsqu'il fut suffisamment proche du yack qu’ils avaient repéré sur la colline, il tira une première flèche qui transperça le flanc de sa proie. Lui et les autres chasseurs décochèrent de nouveaux traits, s’efforçant de viser les épaules de l’animal. Blessé, le yack se laissa distancer par le troupeau, puis s’effondra lourdement lorsque l’une des flèches lui perfora le genou.

Toujours fermement accrochée au manteau de son père, la fillette observait la scène d’un œil impressionné. Les chasseurs immobilisèrent leur monture à une distance respectable de l’animal et mirent pied à terre.

— Reste sur le cheval, commanda le père de la jeune fille. Il est toujours dangereux. Nous allons l’achever honorablement.

Armés de leurs lances, les trois hommes s’approchèrent prudemment de leur proie. Mais alors qu’ils se tenaient à quelques mètres de lui, le yack poussa un mugissement qui résonna dans toute la plaine. Puisant dans ses dernières forces, il se releva et, comme un ultime affront à la mort certaine qui l'attendait, se rua sur les chasseurs. Les hommes esquivèrent de justesse le bovidé qui poursuivit sa charge en direction de leur mouture. Paniqué, le cheval sur lequel se trouvait la fillette fit un écart brutal, désarçonnant sa jeune cavalière qui tomba parmi les herbes hautes. Sonnée, elle eut tout juste le temps de se redresser pour voir surgir devant elle une masse de muscles déchaînée qui s'apprêtait à l'écraser.

— Nemu ! hurla son père.

Dans une gerbe de poussière et d'herbes fauchées, le yack s’effondra sur la fillette. Les trois chasseurs se précipitèrent vers l’animal projetant leurs lances pour l’achever. Mais alors qu’ils s’apprêtaient à soulever l’animal pour secourir la fillette, leurs traits se figèrent. Nemu se tenait à côté de l’animal, indemne. Ses cheveux étaient animés par une étrange aura qui les faisait ondoyer indépendamment du vent, tandis que ses yeux étincelaient d’une lueur bleue irréelle. Elle avait esquivé sans la moindre difficulté la ruade de l’animal et se tenait à côté lui, convulsée par des frissons qu’elle ne parvenait pas à maîtriser.

— Père... gémit-elle d'une voix qu'elle ne reconnaissait pas. Que… que m'arrive-t-il ?

Son père demeura bouche bée.

— Par la sagesse des anciens, murmura l’un des chasseurs.

Pendant l'espace d'un court instant, Nemu sentit couler dans ses veines une puissance qui lui semblait démesurée. Par à-coups, elle voyait des images et des souvenirs qui n'avaient jamais été les siens. Elle connaissait le sens des choses, percevait le déplacement des yacks qui s’enfuyaient au loin et pouvait prédire les mouvements désordonnés du vent. Tout semblait être ralenti et ordonné autour d'elle. Même les gestes vifs et aguerris de son père, le fier et puissant maître chasseur de son clan, lui paraissaient incertains. Brusquement, cette sensation de puissance lui échappa et s'enfuit de son corps, aussi soudainement qu'elle s'était manifestée. La fillette ressentit un vide incommensurable en elle, comme si elle venait d’être subitement privée de l’un de ses sens. Une nausée insoutenable l’assaillit alors. Elle voulut crier tant la douleur était intense, mais une fatigue fulgurante s’empara de son corps et sa vision se troubla brusquement. Sans un bruit, elle s’effondra dans les herbes jaunes et sombra dans un sommeil sans rêve.

Lorsque Nemu se réveilla, l’Étoile-Mère brillait déjà dans le ciel ; la fillette se tendit aussitôt, découvrant les rayons de lumière qui filtraient à travers les épais volets en bois. L'esprit engourdi par la fatigue, elle sauta de son lit et se précipita sur ses vêtements. Elle devait aider son père à regrouper les moutons pour les déplacer dans l’enclos des vieux chênes, après quoi il lui faudrait aider sa mère à changer la litière des chevaux. Comment se faisait-il qu’elle ait dormi si longtemps ? Pourquoi ne l’avait-on pas réveillée ?

Tandis qu’elle enfilait sa chemise de laine, les souvenirs de la veille lui apparurent par bribes éparses. Son père ne devait-il pas l’emmener pour sa première chasse ? Pourquoi avait-elle oublié un événement aussi important ? Les restes d’une affreuse migraine lui arrachèrent une grimace. C’est alors qu’elle perçut une animation inhabituelle dans le village. Des voix étouffées et de nombreux bruits de pas semblaient approcher. Étaient-ils attaqués par un autre clan ?

Nemu s’empressa de chausser ses bottes et attrapa la petite dague que lui avait offerte son père pour ses cinq ans. Sans se préoccuper de ses cheveux qui boudaient leur forme habituelle, elle traversa la pièce commune et sortit de la maison familiale. Mais à peine avait-elle ouvert la porte qu’un personnage à l’allure inquiétante se dressa devant elle. Couvert d’un manteau en plumes immaculées, l’homme tenait dans sa main droite un bâton noueux, orné d’une patte d’oiseau dont les griffes protubérantes faisaient la taille des bras de la fillette. D’étranges tatouages linéaires courraient le long de ses bras et remontaient jusqu’à son crâne chauve, se dessinant même sur sa longue barbe argentée qui semblait avoir traversé les âges.

Le cœur de Nemu s’emballa, tandis que l’inconnu la transperçait de ses yeux jaunes. Mais alors qu’elle s’apprêtait à refermer violemment la porte, ses parents apparurent aux côtés de l’étrange personnage. Ils n’étaient pas seuls. Lorsqu’elle parvint à se détacher de l’homme au regard de faucon, la fillette reconnut une bonne partie du village. Il y avait également l’halmir et sa famille, ainsi que les guerriers les plus valeureux du clan. Tous la dévisageaient avec stupéfaction et incrédulité.

— Tout va bien, rassura sa mère en prenant position à ses côtés. Nemu voici Celui-qui-capture-les-âmes-aériennes.

La fillette imita sa mère et s’inclina respectueusement devant l’homme au manteau de plume. C’était la première fois qu’elle voyait un druide. Intimidée par son regard perçant et sa présence oppressante, elle glissa discrètement la dague derrière son dos et baissa la tête.

— Regarde-moi, ordonna le druide d’une voix étrangement douce.

Ses yeux jaunes plongèrent de ceux de Nemu. Aussitôt, la jeune fille sentit une chaleur bienfaisante l’envahir et les souvenirs de la veille déferlèrent en elle. Elle se souvenait de la chasse et du yack acculé qui l’avait chargée. Elle se rappela alors avec quelle facilité elle était parvenue à éviter l’animal. Elle l’avait voulu et elle l’avait fait, tout simplement. Aussi naturellement qu’il était pour elle de respirer.

Après un long moment d’observation, Celui-qui-capture-les-âmes-aériennes reprit la parole :

— Elle est, déclara solennellement.

Des murmures et des approbations jaillirent de la foule. Nemu sortit de sa transe lorsque son père la prit dans ses bras.

— Quelle chasse ! s’exclama-t-il. Ce yack animal était sans aucun doute un esprit destiné à t’éveiller ma fille. Tu es une katuwiro !

L’halmir se fraya un chemin à travers la foule en liesse et s’inclina à son tour devant le druide.

— Vous apportez sagesse et bonne fortune à mon clan. Je vous en prie, acceptez d’être notre hôte en ce jour. Ce soir nous festoierons pour fêter l’éveil de notre prodige !

Son acclamation fut reprise en chœur par les villageois lorsque le druide acquiesça et des chants diphoniques s’élevèrent dans la foule.

Submergée par l’incompréhension, Nemu essayait désespérément de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Était-elle réellement une katuwiro ? L’une de ces combattants renommés dont parlaient toutes les plus grandes épopées haldryséennes ?

Captant sa détresse, son père échangea un regard avec l’halmir et entraîna sa fille à l’écart du rassemblement.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— Ma fille, l’esprit du yack a éveillé chez toi un don qui dormait depuis ta naissance. Il t’a choisi pour être katuwiro

— Mais pourquoi moi ?

— Les dieux ont leurs raisons Nemu, nous devons leur faire confiance. Tu es la première de notre clan, depuis plusieurs générations, à posséder de telles facultés, c’est un immense honneur !

— Oui, tu vas couvrir notre clan de gloire, approuva l’halmir qui s’était approché.

Il était accompagné d’un homme au visage dur et à la carrure impressionnante. Nemu reconnut Terfel, le garde du corps de l’halmir et, qui plus est, le plus fort des guerriers du clan. L’homme qui, a lui seul, avait vaincu un félarian l’hiver dernier et qui avait repoussé l’assaut des Tongres à la bataille des neiges pourpres. Le plus grand héros du village dont tous les chants et les récits faisaient écho lors des banquets.

— Tout cela doit te paraître bien confus, reprit l’halmir, mais je tenais à te présenter ton nouveau maître d’armes. Ce sera lui désormais qui sera en charge de ta formation.

Confuse et incapable de prononcer le moindre mot, la fillette inclina la tête, consciente de l’immense honneur qui lui était accordé.

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