28 : Le vent, c'est extra

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En mai de cette année-là, je lève le nez et, contemplatif, je songe aux disparus. Si je vous dis que cette histoire est véridique, me croirez-vous ? Toutefois, je peux vous la conter.

Il était un jardin d'enfants ordinaire, très ordinaire. D'ordinaire c'étaient des enfants qui jouaient dans le jardin. Clôt de haut grillage vert, un seul portillon permettait d'entrer pour jouer. Le bac à sable avait été retiré pour cause d'insalubrité. Au sol, une épaisse moquette synthétique remplaça le gravillon rouge autrefois épandu. L'emplacement de la petite cabane paraissait bien vide depuis qu’elle avait été démontée sous prétexte de vétusté. Le coq, la moto et la tortue avaient disparu, eux aussi, emportant leurs ressorts, fatigués par tant de rebonds. Balançoire et toboggan ne réapparaîtront plus jamais car le nombre d'accidents provoqués par ces installations augmentait sans cesse. Madame le maire avait préféré faire place nette, écourtant ainsi la longue liste de plaintes déposées par les parents soucieux de la sécurité de leurs bambins. La protection infantile sous la coupe d'un ministère de la Jeunesse et des Sports, pouvait se prévaloir de grandes avancées en matière de sécurité. Restait à vérifier si le tapis de sol ne contenait pas de perturbateurs endocriniens ou autres résidus cancérigènes. Une association parentale indépendante avait tôt fait d'alerter les autorités compétentes suite aux conclusions d'analyses alarmantes, alarmistes.

En tant qu'adulte mâle et barbu, je n'avais plus le droit de franchir l'espace jeux dédiés aux enfants. Je les aperçois entre les panneaux fluorescents précisant les interdictions relatives à la sécurité : interdiction de toucher un enfant ; interdiction de prendre des photographies, des selfies, des films ; interdiction de donner de la nourriture ; interdiction d'interrompre leurs babillages ; interdiction de passer des objets à travers le grillage ; interdiction de parler à un enfant sans autorisation de la gardienne ; interdiction de porter plainte contre la mairie qui se dégage de toute responsabilité en cas d'accident.

Du jardin d'enfant me parvenaient des larmes. Dans ce jardin d'enfants, ordinaire, des enfants jouaient à faire semblant. L'ennui total se conjuguait au fil du temps, au son du grillage que leurs mains fragiles frottaient plus ou moins vite. Qu'une feuille d'arbre vienne à s'échouer sur le terrain de jeu, elle détournait l'attention de tous les esprits inventifs, mis à contribution immédiate pour redonner vie à l'objet. Les créatifs élaboraient le scénario d'une histoire fabuleuse dans ce jardin d'enfants ultraordinaire. Les mains entraient en action. Elles singeaint l'oiseau, symbolisaient un code secret, s'emplissaient de cheveux décoiffés. Les mains pleines de doigts... mais... mais... n'y en a-t-il pas un de trop ? Attends. Recompte. Les rires fusaient. Les charmantes têtes brunes et blondes se grimaient en capitaine de bateau, cheftaine de convoi d'un train imaginaire ou décorateur d'intérieur, danseur étoile ou chanteuse célèbre ; tour à tour, maîtresse d'école et élève indiscipliné, marchand de fruits et légumes, restauratrice. Jusqu'à ce que...

« C'est con ce portillon, tu pousses dessus, il s'ouvre, tu passes, il se referme derrière toi. Quand tu veux ressortir tu as beau pousser dessus, il refuse de s'ouvrir. Prisonnier, il nous retient prisonnier. Papa ! Délivre-nous ! »

Ce jour-là, le portillon ultrasécurisé contre les pincements intempestifs refusa de s'ouvrir. À vouloir pousser, tirer, soulever, forcer, ni moi, ni personne ne réussit à sortir les petits du nid protecteur. Les cris de panique se mêlèrent aux peurs, puis aux pleurs. L'intervention des pompiers remua les méninges des ménagères. Les journalistes s'emparèrent de l'affaire, dénoncèrent la malfaçon du constructeur qui dû fermer sa petite entreprise.

Heureusement, depuis l'incident, madame le maire avait pris la sage décision de remplacer la moquette synthétique par une vraie pelouse destinée à concentrer les crottes de nos fidèles compagnons à quatre pattes. Tout autour, une piste bitumée fut dessinée puis réservée aux poussettes, uniquement à celles équipées de ceinture de sécurité et d'airbag vérifiés par la DSI, Direction de la Sécurité Infantile.

Le champ du Toine accueille, à présent, la nouvelle activité très prisée par nos gamins : le jeu consiste à s'enfermer dans une bulle protectrice en caoutchouc transparent. Mais... j'ai comme l'intuition que ça... ne... va... pas... durer. En l'espace de quatre minutes, c'est tout de même la troisième bulle qui prend son envol dans le ciel nuageux de ce mois de mai 2045.


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