24 : Poussière, tu redeviendras poussière

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La brume dilue le bas du paysage en une vaste grisaille monocorde. Le cimetière, facile repère de cette ville, se situe à trois kilomètres de la ferme où j'habite. Petit rectificatif d'importance à préciser, où j'habitais, car depuis peu un bouleversement s'est produit. Il ne me deplaît pas de vous raconter cette histoire pas banale.


Autrefois, bien avant mon installation dans cette campagne, un chemin reliait les fermes jusqu'au col du Pilon. L'entretien du chemin vicinal, incombant au bourg, devint communal. Il y a soixante ans, il fut empierré sur toute sa longueur permettant ainsi aux voitures de rejoindre la grande route. Le sentier des génisses revêtit ainsi l'allure noble des rubans goudronnés. D'une politique à l'autre, le département du Rhône prit en charge l'entretien de la route, des abords et du déneigement. Elle fut rebaptisée « départementale ». Les conducteurs de la commune savourèrent le plaisir de l'utiliser comme raccourci pour rejoindre la route de Lyon, évitant ainsi les camions fumants lors de l'ascension du col. Le conseil municipal reçut des directives régionales imposant de nommer toutes les routes, chemins et impasses de la commune et d'attribuer un numéro à chaque maison. Tout fut dit, voté, réalisé en moins d'une année. À l'avenir, ma ferme devait se situer sur la route de Joasson.


Le jour de la pose des plaques et des numéros, un mardi, je me trouvais au café « Le retour aux sources », lieu de rendez-vous des conscrits. Lorsque midi sonna au clocher de l'église, j'entrepris de rentrer chez moi. La route paraissait neuve, bien décorée de ses numéros blancs sur fond bleu. Je m'arrêtai au 1024 chez « Papillon » le frère du célèbre producteur de fromages Papillon et lui demandai la signification de ce chiffre « 1024 ». C'est tout simple, la maison se trouve à mille vingt-quatre mètres du centre. Fort bien, lui répondis-je, chez moi je devrais obtenir le « 3240 ? ». Exactement, m'affirma-t-il en redémarrant sa tronçonneuse. Tout en remontant, il me semblait bien reconnaître les lieux. Pourtant tout paraissait vide, désert. Je poursuivais jusque chez le potier, fier d'astiquer la plaque portant le numéro 6815. Dis-moi Antoine, tu n'aurais pas vu ma ferme ? Oulala, l'apéritif était chargé, non ? se moqua-t-il. C'est bizarre, je ne la trouve plus. Elle y était encore pas plus tard que ce matin avant de descendre au marché et la voilà qui a disparu. Ça t'ennuierait de m'accompagner ? Bon gars, disponible serviable et tout et tout, il grimpa avec moi pour en fin de compte constater de visu que je ne racontais pas de bêtises. Pas de panneau, pas de numéro, pas de maison, pas de bergerie, rien, nada. Qu'est-ce donc là ? Regarde, c'est bien la haie que j'ai plantée, les escaliers que j'ai construits avec les pierres de l'ancienne grange écroulée, le jardin est bien là. C'est incroyable, il n'y a rien autour. Antoine m'écoutait, aussi stupéfait que moi avant de me demander si j'avais bien fait ma déclaration à la mairie. Quelle déclaration ? répondis-je. Mais si, tu sais bien, on devait remplir un formulaire pour qu'il nous attribue un numéro... Ben non, j'étais pas au courant. Son bras autour de mes épaules possédait l'étonnante vertu de me maintenir sur place. Viens manger un morceau à la maison, me proposa-t-il, après on va arranger tout ça.


Sur le plan affiché dans le hall de la mairie, je constatai le nom des lieux-dits surmonté d'un numéro. De ma ferme, rien de tout cela. Aucun repère. Le secrétaire me conseilla de m'adresser directement à madame le maire qui passait en coup de vent entre deux réunions. Pas de déclaration, pas d'attribution de numéro, constata-t-elle. Votre ferme n'est pas sur la liste ? Elle n'existe pas, monsieur. Madame le maire ou la mairesse, je ne savais plus trop, prit congé aussi vite qu'elle m'avait consacré généreusement les trois secondes et demie. Mais que faire pour remédier à cela ? demandai-je à nouveau au secrétaire. L'informatisation des informations reçues par les habitants nous permet d'enregistrer les indications prouvant ainsi l'existence des personnes, des lieux, des monuments. Mais je ne suis pas équipé d'ordinateur, lui soufflai-je d'une voix démunie de toute colère. S'il n'y a pas d'enregistrement, il n'y a pas de traces, vous me comprenez ? Mais ne vous inquiétez pas, les anciens registres sont numérisés eux aussi. Si vous existiez avant, sur ces registres, vous devriez prouver votre existence. C'est à vous d'effectuer les démarches mais je crains fort que cela ne demande du temps, beaucoup de temps. Vous auriez dû répondre à vos courriels, monsieur. Mais je ne suis pas équipé d'ordinateur éructai-je d'une voix démunie de toute violence. Bref, c'est à vous de vous débrouiller monsieur. J'ai terminé mon service depuis deux minutes. Comme vous êtes la dernière personne qui bénéficie de ma présence, je vous souhaite bon courage. Mon poste disparaît aujourd'hui même, mais vous aurez la possibilité de nous contacter directement par internet. Je, ne, suis, pas, équipé, d'ordinateur, m'exaspérais-je d'une voix démunie de toute haine. Au revoir monsieur.


Arrivé sur le lieu où autrefois se situait ma ferme, je m'installai sur le talus contemplant l'espace peuplé de souvenirs. Au creux d'un bosquet, j’établis mon camp de base pour une nuit et plusieurs autres à la suite. Les voisins, désolés, m'apportèrent leur soutien, quelques planches et outils, que je puisse construire un abri, car les enfants rentraient ce week-end. Eux aussi furent étonnés de cette nouvelle aventure et prirent le taureau par les cornes. Ils me donnèrent un sérieux coup de main et ensemble nous réalisâmes une vraie cabane de trappeurs. Dès que la dernière tôle fut clouée, la mairie envoya un tractopelle et détruisit la cabane. Aucune construction n'est tolérée en zone protégée. Et en-dessous de vingt mètres carrés ? Ça peut passer, mais seulement après délibération du conseil municipal, de l'accord de la DDE et de l'approbation des écologistes de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Les week-ends suivants, avec les trois enfants, nous passâmes outre la réglementation et construisîmes dans le bois, en toute discrétion un abri de fortune. Cela tenait du camping, des vacances, de l'éphémère provoqué par l'improbable surréalité de la situation. On en rigola longtemps, jusqu'au moment où le cadet voulut rassembler les brebis pour les tondre. Plus de bergerie. Un moment de panique précéda celui de révolte. Fomenta dans les esprits un plan de réaction positive. Équipés de nos bâtons de coudrier, nous descendîmes quatre par la nouvelle route départementale, troupeau devant, chiens à l'arrière. Au passage, les voisins approuvèrent notre action. Arrivés sur la place de l'hôtel de ville, personne ne sembla s’intéresser au problème de la disparition de la ferme et de la bergerie. Les brebis se chargèrent de tondre la pelouse, les fleurs et les buissons. Tandis que les enfants refusaient de reprendre le chemin de l'école, nous continuâmes notre grève de la faim. Les brebis en pâtirent plus vite que nous. Les cadavres s'accumulèrent bien avant que madame la mairesse ne décide d'évacuer et d'assainir la place. Les brebis disparurent les unes après les autres. Entre-temps, notre nom d'état civil fut effacé des tablettes rattachées au recensement. Nous étions devenus transparents. Même mes parents, pourtant inscrits sur l'acte de naissance, avaient perdu leur nom gravé sur leur pierre tombale. Avec mes enfants, nous nous serrions les coudes en nous posant la question : qui sommes-nous réellement ? Du vent ? De l'air ? De la poussière ?

Mes enfants eurent des enfants, puis des petits-enfants. Aucun d'eux n'est jamais venu découvrir l'emplacement de la ferme qui, tout comme moi, n'existait plus.


Je repose cette histoire dans mon sac, mon sac sous le bras, la main sur le bâton, le bâton en terre, la terre sous l'arbre, l'arbre sous lequel un autre conteur viendra la déterrer et instruire d'autres oreilles aussi attentives que les vôtres.

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