19 : Buried village

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Le passé est devant nous pour nous guider

et le futur est derrière nous

(proverbe Māori)

Des profondeurs de la terre, les eaux brûlantes jaillissaient par intermittence très haut au-dessus du lac Rotomahana dans une vasque d'environ deux cents mètres de circonférence. Après avoir rempli ce cratère plat aux bordures translucides, l'eau s'écoulait en minces nappes pour former une succession de terrasses peu profondes. L'ondulation régulière des vaguelettes débordait, déposait un excès de silice semblable à l'albâtre, puis s'épanchait dans le lac. Les traînes de vapeurs dissimulaient à peine les teintes de chaque terrasse. Au sommet de l'architecture, dans le bassin de jaillissement, le saphir s'affirmait, ourlé de soufre pâle ou éclatant, suivant la position du soleil. À mi-parcours se déclinaient des reflets turquoise puis l'eau refroidie s'abandonnait dans celle du lac en un dégradé azuré. Le rose des terrasses offraient aux visiteurs le spectacle saisissant d'un escalier de cristal, une prédisposition naturelle à la beauté. The Pink and White Terraces considérées comme Merveille de la nature, invitaient les touristes à venir se baigner dans les bassins spacieux tous protégés par leurs margelles étincelantes. Les amateurs de thermalisme langoureux traversaient le lac dans l'embarcation de Sophia et Kate Henerangi, leurs guides Māori.

Clara et Mona jalousaient les riches colons ayant droit de s'apprivoiser les sources chaudes et de s'y baigner le temps d'une après-midi. Elles aussi imaginaient barboter dans les miroirs de lumière. Elles ne savaient pas encore nager. Au bord du lac, l’eau était tout à fait agréable malgré le froid hivernal de ce mois de juin. Elle était de ce bleu merveilleux et transparent, tacheté d'ombre et de lumière où le sable, au fond, brillait ; quand les filles le remuait du bout des orteils, un petit nuage de poudre d’or s’élevait jusqu'à recouvrir leurs chevilles nues.

Une cloche les avertit de l'heure. Ce mercredi était jour de prières, de grande prière. À événement exceptionnel, messe exceptionnelle. Le raz de marée de la veille avait dévasté le reste des cabanes des pêcheurs encore debout après la dernière vague surgie quinze jours auparavant. En se retirant, l'eau du lac emporta les embarcations, et déposa, au seuil des habitations, dans les jardins, sur les chemins, une cargaison de poissons idiots. Ils ne se rendirent pas compte qu'ils ne pouvaient pas marcher sur la terre ferme, et à moins d'être ramassés par les habitants – encore sous le choc –, ils sécheraient sur place ou seraient dévorés par les wekas.

Clara saisit son panier de poissons puis la main de sa sœur Mona. Elles regagnèrent Te Wairoa, leur village natal à la lisière du bush. Sur ce vaste paysage de vingt milles carrés, l’hémorragie des forces souterraines se manifestait sous toutes les formes. Des sources salines – d’une transparence étrange – bullebullaient des taillis indigènes d’arbres à thé peuplés de myriades d'insectes. Il s'en dégageait une odeur nauséabonde de poudre brûlée, d'oeuf pourri et déposaient sur le sol un résidu blanc comme neige éblouissante. Leurs eaux limpides étaient portées à ébullition, tandis que d’autres sources voisines s’épanchaient en nappes glacées, gorgées d'émanations fétides. Des fougères gigantesques croissaient sur leurs bords, dans les conditions analogues à celles de la végétation silurienne.

La première maison rencontrée n'était qu'un bungalow couvert de tôles, bâti à l’écart des autres. Contre le terrain pentu se trouvait la source chaude remplissant le réceptacle naturel creusé à même la roche. L'auge profonde servait aux blanchisseuses pour laisser tremper la corvée quotidienne. Dans le coin nord, reposait une bassine avec un panier plein d’épingles à linge posé dessus. Quelques ficelles en sisal incurvaient le haut de l'abri en de drôles de lignes fragiles retenues d'un côté par une cheville fichée dans le mur et de l'autre par des clous forts, tordus comme il se doit pour éviter que les draps humides ne les arrachent. Une table recouverte de toile cirée de belle épaisseur trônait au milieu, avec un banc de chaque côté. Restaient encore visibles, au sol et sur le bas des cloisons, les stigmates de la déferlante. La lucarne, voilée d’un réseau de toiles d’araignées, diffusait la lumière du soleil d'hiver. Sur son rebord poussiéreux, un reste de bougie symbolisait le peu de vie de l'endroit qu'une souricière vide achevait de meubler.

À la porte du jardin une vieille, très vieille femme, montait la garde canne à la main. Assise sur une chaise, ses pieds reposaient sur un journal. Ainsi armée, elle se trouvait bien protégée de l'hiver. Pourtant, dans ses yeux fixés sur la montagne Tarawera, on pouvait lire l'inquiétude grandissante. L'ensemble des signes annonciateurs d'un drame convergeaient vers une étonnante tranquillité. Le vent retenait sa bise hivernale. Qui du tui ou du kéa gagnerait le concours du roi silence ? Le fer à cheval tout rouillé et planté au sol servait-il lui aussi à prédire grand malheur ? La terre ne bougeait pas, elle ondulait à la manière d'une mère qui s'apprêterait à évacuer le trop plein de vie mue par la nécessité impérative de se libérer. Parfois un pet bruyant suivit d'un autre malodorant transformaient l’endroit frigorifiant en milieu sordide.

Clara et Mona, de retour de leur escapade, passèrent sans s'y arrêter. Elles s'en éloignaient avec un frisson lorsqu'elles entendirent l'ancêtre leur ordonner : Courez vous réfugier à l’église !

Une belle occasion pour Clara de revoir son amoureux, John, celui qui conduisait le chœur. Il chantait avec une intensité dramatique si terrible que le cantique le plus modeste revêtait une splendeur divine. Elle espérait tant de leur future relation, car c'est bien lui qui l'avait invité au prochain bal.

L'enfer n'est pas loin ! sermonna le curé français. Courez vous abriter chez vous ! Protégez-vous ! Accueillez ceux qui sont dans le besoin et priez ! Priez ensemble jusqu'à ce que Dieu vous entende et apaise la colère sur Terre ! Des femmes enveloppées de châles sortirent en se hâtant. Des hommes murmuraient par-dessus les chapeaux des autres taiseux que juin sera glacial ou ne sera pas. Le manuka, courbé par le vent violent ressemblait à un pukeko perché sur une patte et qui s'étire d'une aile avant de becqueter sa proie. Sous forme de rumeur, un bourdonnement étouffé venait des mesquins petits cottages. Quelques-uns laissaient entrapercevoir une lumière vacillante. Clara baissa la tête et pressa le pas. Elle regrettait à présent de n’avoir pas mis de manteau plus chaud. Mona ne cessait de vouloir se délivrer de l'emprise de sa sœur trop inquiéte pour la laisser s'échapper.

La soupe de poissons ressembla à ce genre de souvenir fade qu'un simple courant d'air se prête à effacer de la manière la plus insipide qui soit. Ça gronde, leur dit leur père, l'instituteur craint de tous les enfants. Prenez votre brique et restez au chaud sous votre couette. La nuit sera longue.

À 1 h 30 du matin, toute la famille sortit pour regarder la montagne Tarawera en éruption. De puissantes fontaines de lave projetant dans la nuit noire des projectiles incandescents de toutes tailles, à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Un véritable feu d'artifice s'achevant par une pluie minérale de scories, lapilli et cendres. Protégez-vous leur cria l'oncle, on va brûler vif ! Rentrez à l'abri. Allez vous réfugier à l’Hôtel de Mac Crae. Ici, c'est trop dangereux. Pour leur malheur, la majorité des villageois avaient investi ce bâtiment censé être solide, obligeant le reste de la population à se diriger vers la maison de réunion Hinemihi.

Où est passée Mona ? Je veux être avec Mona. Elle avait suivi son père pour se blottir chez Sophia Hinerangi. Dans l'heure qui suivit, la fracture éruptive s'élargit, déversant la lave dans le lac Rotomahana. La rencontre de l'eau et de la roche en fusion provoqua l'ébullition des boues qui furent projetées tout alentour.

Clara ne vit plus rien. Les maisons furent ensevelies sous la vase, la cendre, le silence, la solitude. La jeune fille de dix-sept ans se réfugia in extremis avec deux autres personnes dans le saloir. Elle pensa à sa mère, puis à John, très fort, jusqu'à ce que la pluie de boue redouble de viol...

Le village Māori de Te Wairoa, son Pa et ses whares, furent complètement ensevelis par les retombées de boue, de cendres et de pierres. Aujourd'hui, Te Wairoa porte le nom du "Village enseveli". 153 Māoris et Européens périrent lors de l'éruption du Mont Tarawera, en cette nuit tragique du 10 juin1886.

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