18 : Prends ma main

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Équipée d'un croissant lunaire bien visible, la nuit absorbait les ombres à la manière d'un trou noir qu'aurait grand soif. Ainsi traquées, mes heures d'insomnies s'éternisaient jusqu'à l'aube d'un jour terriblement long à paraître, se lever, s'étirer, se prolonger jusqu'à la veille d'une autre nuit suivante toute pareille à la précédente. Seuls quelques bruits qualifiés d'anodins parvenaient à ponctuer le silence d'anecdotiques dimensions. C'était le froissement du tissu que le chat activait parfois en se pelotonnant un peu plus profondément. Ou bien le craquement bref, sec et imprévisible de la bibliothèque qu'avait tendance à vouloir garder droits les montants des rayonnages sollicités par le poids des livres au repos et par l'humidité ambiante de la pièce endormie.

Mais alors, d'où s'échappait cette plainte constante, à peine plus audible qu'un souffle de vent forçant le passage étroit d'un carreau à la fenêtre ayant perdu un peu de mastic ? Qui donc émettait cet appel teinté d'effroi ? J'avais beau retenir mon souffle en vue de localiser l'origine, d'en déterminer sa consistance jusqu'à en palper l'image, que mon esprit avait tendance à confectionner des apparitions sous des formes aussi ahurissantes qu'inconcevables. N'était-ce pas la manifestation matérielle de ma peur du vide, cette angoisse, gonflée de craintes, sourde et permanente ?

L'imposture éveillait à présent un souvenir d'enfance suffisamment précis pour attirer à lui mon intérêt grandissant. L'accord de la lune et de la saison devait être identique. Sans doute retrouvais-je également l'ambiance calfeutrée que diffuse cette heure avancée de la nuit. Paré d'idéales conditions, je retombais dans une insouciance que seuls les enfants de moins de dix ans peuvent connaître. C'était l'époque où j'imaginais parcourir le monde, du moins celui dont j'avais connaissance, à savoir le quartier de la Ferrandière où j'habitais Villeurbanne. Je me souviens des pavés chaotiques qui me faisaient un mal de chien lorsque mon père me conduisait chez le dentiste derrière sa mobylette bleue.
Fini le temps du square où, avec mes frères et sœurs, nous engagions quelques parties de cache-cache dans le but de nous déloger du bac à sable. Ce n'était pourtant pas qu'un simple bac à sable. Il avait été à lui seul source de bien des constructions éphémères, de projets d'aménagement suffisamment sophistiqués pour que le temps s'écoule sans que l'on ne s'en rende compte. Au centre du bac, la réserve de sable. Elle était contenue par un cube de béton creux, installé sur une plate-forme à environ vingt centimètres du sol. Ce cube recouvert d'un couvercle métallique protégeait de la pluie mais surtout des déjections d'animaux. À la base de ce cube, les quatre faces étaient percées de trous. Ils constituaient les portes d'accès au sable que seules les mains avides des enfants pouvaient attraper.

Si la chaleur de l'endroit devenait insupportable ou si la pluie tentait de nous surprendre dans l'après-midi, nous avions la possibilité de nous réfugier sous le préau. Mais pas n'importe lequel des préaux. L’intérieur de l'abri et du pavillon de la surveillante s'ornaient de scènes colorées dans un style enfantin assorties de textes. Sur les murs, peints après la Grande Guerre, s'affichaient les bienfaits de la mère nourricière – était-ce la mère patrie ? Les fresques étaient accompagnées de phrases hygiénistes telles que : « Nous voulons ne pas être saucissonnés » ; « Les mamans veulent des enfants propres, robustes, sages, obéissants, charitables, sincères, affectueux. » Autant de messages qui illustraient les principes d’une éducation familiale saine dans les années 1930. « Pas de fumée » ; « Nous voulons être protégés des mouches, de l’air et du soleil, être nourris régulièrement, avec des aliments naturels. » La dernière partie de la fresque laisse la part belle aux animaux et fleurs capables eux aussi de s’exprimer : « Les animaux veulent vivre en liberté et ne pas être épinglés », disent les papillons, « ne pas être arrachées car nous vivons aussi » s’exclament les fleurs, « vivre dans notre nid avec papa et maman et être nourris en hiver » réclament les oiseaux.

Je pensais tout cela fini, mort et enterré.


Pourtant, lorsque j'y suis retourné dans les années deux mille, le jardin d'enfants n'avait pas changé. La barrière surplombant la montagne aussi haute que l’Everest n'était en réalité qu'une modique petite butte de terre érigée au-dessus du fameux bac à sable. Le monstre labyrinthe où je m'étais écorché un genou et contre qui j'avais élaboré maintes fois une technique imparable pour en sortir sans me tromper de porte, n'était en vérité qu'un modeste jeu de parois en béton vaguement assemblées en un piètre dédale trop facile à deviner, lorsque soi-même on mesure et on dépasse la taille de un mètre tren...

… Encore cette plainte.


La chatte, cette éternelle endormie, ne ronronnait pas. Le réfrigérateur restait froid. Mon regard glissa sur l'évier encore garni d'une vaisselle en attente. Sur la table, encombrée des reliefs du repas de la veille, aucune perturbation. Suite à cet inventaire plus que méthodique et à un effort de concentration les yeux fermés, j'entendais à nouveau la même plainte percuter murs et plafond, ramper au sol avant d'aboutir, feutrée au creux de mes oreilles attentives.

N'était-ce pas tout simplement Pirouette qui voulait jouer ?

Mais oui bien sûr ! Ce ne pouvait être que lui ! Effectivement, il couinait sur le perron, la tête posée entre les deux pattes avant que je veuille bien lui jeter son jouet.

Il attendait que je lui prenne la main, celle qui reposait inerte entre un filet de bave et de sang.

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