5 : Le manoir

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Pique et pique et macadam, voici contée à vos oreilles attentives, reliées par votre sourire banane, l'une des étapes de mes pérégrinations vélocipédiques.


Souvent, il m'est arrivé de vivre des expériences parfois drôles, parfois inquiétantes. En voici une, peu banale, que je vais tenter de vous narrer, même si je ressens un peu de honte à présenter ma faiblesse.


En général, j’enfourche mon vélo début septembre. Les vacances scolaires achevées, je peux enfin profiter de cette fin d'été. Profiter de la tranquillité des sentiers balisés, profiter de la fraîcheur matinale, profiter de la douceur, profiter, profiter... tout en parcourant une centaine de kilomètres par jour, histoire de ne pas laisser mon corps trop en profiter. Deux ou trois fois dans la journée, je n'hésite pas à toquer aux portes des maisons et demander de l'eau. Que tu sois barbu, en sueur, et mal fringué, aucune personne ne refuse de remplir ta bouteille. Sourire, petites politesses, la banalité des phrases échangées jongle entre la météo et la destination suivante. Il suffit de presque rien et te voilà transformé en confident face à une personne qui te raconte ses déboires, élève devant une autre te prodiguant un cours d'histoire, sans oublier le rôle du bon papier buvard face à celle qui refait le monde. Le contact, c'est la richesse première provoquée par le vide d'une toute petite gourde.
Or ce jour-là, au nord de la Champagne-Ardenne, les bonnes grimpettes éprouvaient souffle et mollets à tour de rôle ou tout à la fois. Mes pédales moulinaient moins vite que les éoliennes en attente de vent. Accablé de chaleur, je posai pied à terre à plusieurs reprises. La soif se conjugua au présent avec mon besoin d'ombre. Près d'une morne bâtisse avide d'animation, j'improvisai une halte. L'ampélopsis couvrait la totalité de la façade de cette espèce de manoir et grignotait une bonne partie du toit. Je m'inquiétai du dessèchement avancé des feuilles. Il devait y avoir belle lurette que les habitants avaient dû déserter l'endroit. La cognée du marteau butoir, en forme de poing serré, actionné comme « l'inutile » d'une formalité, résonna à l'intérieur. D'appeler ou de crier ne produisit guère plus de réaction. Tant pis. Heureusement, l'eau fraîche du puits peu profond m'offrit grande satisfaction. Comme le site engageait au repos, j'appréciai les bienfaits du lieu et m'attablai autour d'une boîte de sardines et d'une tranche de pain.

Allongé sur le dos, je considérai enfin l'immobilité des marronniers. Paisible, le vent balançait les feuilles. Lenteur et langueur se conjuguèrent au présent. J'imaginai les pales des éoliennes reprendre leur activité. Elles brassaient l'air à l'image des anciens moulins qu'un chevalier en armure aurait du mal à renverser... Don Quichotte... de la Mancha...


… J'entendis soudain une plainte, puis une autre, dis-tinc-te-ment. Le gémissement provenait du haut du bâtiment. J'en fis le tour et découvris un soupirail entaché de pourriture. J'entrai dans la demeure sans trop de difficulté...

La terre battue étouffait ma progression dans cette cave sombre. Seul le faisceau de ma lampe frontale troublait le lieu. Contre le mur opposé à mon effraction, une porte semblait s'ennuyer. La fente de la menuiserie de guingois prouvait non seulement l'existence d'un courant d'air et la certitude qu'elle ne soit pas fermée à clef. Une invite ? Pourquoi pas. J'acceptai l'offre d'autant que ma position de cambrioleur me donnait des sueurs froides. L'escalier en colimaçon attisa ma curiosité. Une autre porte barrait le palier. La poignée froide de la béquille emplit ma main gauche tandis que l'autre tâtait le chambranle. Cette première barrière franchie s'ouvrait le couloir du rez-de-chaussée. Tout aussi pétrifié que la cave. La demeure avait dû être somptueuse. Grandissait en moi une certaine inquiétude. Et si elle n'était pas tout à fait abandonnée ? Et si quelqu'un me surprenait dans ce costume de violeur de lieu ?

Une première pièce, étroite, rivalisait de silence avec la suivante beaucoup plus large, dont seule la majesté des trois hautes baies vitrées accordait la torpeur du silence à la densité des ombres. Les volets ajourés filtraient les rayons du soleil. Ma lampe agitait contre le mur les silhouettes de deux candélabres délaissés sur le manteau d'une cheminée forcément monumentale. Ils montaient la garde. Leurs doigts lançaient quelques signes de détresse, d'abandon ou d'appel au secours. Était-ce donc le seul reliquat d'une ancienne occupation ? Le propriétaire avait tout emporté. Contre les murs, plaqués de boiseries moulurées, d'autres indices révélaient soit la position d'un meuble, soit celle de tableaux carrés ou rectangulaires. Qui pourrait jamais me décrire les œuvres autrefois délaissées ou admirées ?

Aucune fenêtre ne pouvait prétendre être à l'origine du courant d'air ressenti auparavant dans la cave. Pas de carreaux brisés. Curiosité aidant, je parvins à l'étage. J'arrêtai mon inspection à partir de la troisième chambre visitée. Contrairement aux autres, celle-ci, aussi vide que vaste, me paraissait lugubre voire mortelle. Au-dessus de la cheminée, un haut miroir reflétait mon corps en entier lorsqu'il pénétra dans la pièce. Était-ce bien moi dans ce reflet ? Au fur et à mesure de ma progression, j'en distinguai le buste, puis plus précisément les traits de son visage, d'une pâleur à effrayer plus d'un fantôme. J'aurai dû rester plus longtemps au soleil.

Seule satisfaction du moment, être capable d'effrayer un fantôme. À croire ce que me renvoyait le miroir, je n'étais pas seul dans cette pièce. Une tête chevelue posée sur le bureau observait la fenêtre entrouverte. Tout près et détachée du corps, une silhouette. Femme ? Homme ? De forme allongée. Impossible de repérer d'autres détails. Tournée vers l'extérieur, elle semblait attendre l'arrivée d'un visiteur. Aucun indice de vie, rien qu'une présence à la limite de la transparence. Elle dut remarquer ma présence. Sa tête déposée sur le sous-main se tourna de trois-quarts dans ma direction. Elle ouvrit grand la bouche. Une brume épaisse s'en échappa, diffusée par un souffle continu. Voilà donc mis à jour, l'origine du courant d'air, l'odeur fétide en prime. Il me suffisait de... le miroir se brisa !

À mes pieds gisait une effraie. Entre elle et moi, le plancher se fissura, s'ouvrit en une large crevasse. Une kyrielle de chauves-souris libérées envahirent la pièce. La fenêtre à demi-cassée se révéla trop étroite pour endiguer les bestioles et leur stupidité. Elle céda sous le poids des trop pressées. Une immense trouée dans le mur offrit la possibilité au futur propriétaire d'élargir la baie en vue d'apprécier la beauté du paysage ainsi exposé.

Dépassant la cime des arbustes du premier plan, le regard grimpa librement entre les collines éclairées de lune. Au loin, une forêt, une forêt d'éoliennes. L'air brassé dynamisa l'horizon, à croire que les nuages suivirent le mouvement. Je vis la silhouette se glisser entre les pales géantes puis s'évanouir comme avalée par le vortex.

Sur le bureau, la tête chevelue ferma les paupières. La bouche à présent close émit un murmure, lent et troublant, fascinant, qui me fit perdre l'équilibre. Je m'effondrai sur le sol, et disparus dans la crevasse devenue trou noir. Des milliers de monstres minuscules m'attaquèrent, me grignotèrent la peau, la graisse et tout ce qu'il y a autour des os...

Gratte, gratte, gratte... Je me réveillai secoué par des démangeaisons continues. Je m'étais assoupi sur une fourmilière. Finalement, je tournai le dos à ce manoir, repris mon vélo et poursuivis ma route, toujours plus au nord.

C'est comme ça que ça se passe quand tu fais du vélo sous le soleil.


Pique et pique et macadam, chers lecteurs prosateurs et lectrices inspiratrices, je partage avec vous ma came, puis repars l'esprit lent sous le vent du moment.



PS : Dans chaque histoire que je raconte, il y a toujours une part d'imaginaire, une part de vérité. Dans celle que je viens de vous écrire, je peux vous avouer que ce n'est pas faux de dire que jamais je ne me promène à vélo.

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