Venez comme vous êtes

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— Mais quel genre de quêtes on va trouver dans ce bled, se lamenta Poise, le nez caché dans son écharpe.

— Déjà, il faudrait trouver un endroit correct pour passer la nuit.

— Ç’est sûr qu'on va pas rester dehors pour faire du tourisme. Imagine le genre de pochtron libidineux qu'on risque de croiser.

Légèrement anxieuses, les deux amies pressèrent le pas. Des boutiques et établissements plus équivoques les uns que les autres jalonnaient les rues, éclairés par des néons aux couleurs pétantes.

Elles débusquèrent le guichet d’informations du village, adossé au mur d’une boutique de lingerie fine. L’agent d'accueil, aux cheveux rose vif, leur offrit son sourire le plus charmeur.

— Salut, moi c’est Angel, je vous fais visiter ? proposa-t-il, accoudé au bar du stand.

— Salut, Angel, on cherche une auberge, répondit Poise d'un ton prudent.

Ses yeux glissèrent sur le crop-top de son interlocuteur .

— Pour dormir, précisa Marxia.

Le petit bonhomme les analysa de la tête aux pieds.

— Vous êtes des aventurières, non ? Une quête, ça ne vous intéresse pas ?

Un semi-homme en talons aiguilles et bas-résille salua l’agent d’accueil en passant.

— Ça dépend de quel genre de quête on parle, émit Poise d'une voix suspicieuse, les yeux rivés sur la silhouette haut perchée qui s’éloignait.

— Ah, je vois, on est un peu coincé, ricana leur interlocuteur. Vous nous prenez pour des marginaux, je me trompe ?

Il les interrogea d'un regard réhaussé de faux cils — englués de mascara.

— Je ne pense pas être coincée, se vexa Marxia.

Le dénommé Angel sortit de sa cabane, dévoilant une mini jupe assortie à la couleur de ses cheveux. Une fine paire d’ailes, aux reflets irisés, se mit à papillonner dans son dos. Il s’éleva à hauteur de leurs visages.

— À Éros sur Charme, on est libre d’être qui on veut. Moi, je suis un mec, mais aussi une fée. Dans le reste du pays, c’est une plaie. Pas ici. Ça peut en froisser certains, mais ce n’est pas notre problème. Si vous souhaitez résider dans notre ville, ne serait-ce qu’une nuit, il va falloir faire preuve d’ouverture d’esprit.

— C'est sans problème ! s’enthousiasma Marxia.

L’homme-fée lui adressa un clin d'œil.

— Alors, on le fait ce tour de la ville ? demanda-t-il de nouveau avec un large sourire.


Angel les mena dans les rues qui commençaient à s’assombrir. Les lampadaires s’éveillaient, tout comme la vie nocturne.

— C’est pile le bon moment pour visiter la ville, s'enchanta leur guide. La journée, c’est plutôt calme. Là, c’est le cabaret des Anges déchus. La troupe donne des représentations chaque soir.

Le bâtiment désigné offrait à la vue un imposant tympan, soutenu par des colonnes corinthiennes. Des créatures nues se dévoilaient entre les feuilles d’acanthes des chapiteaux, ou s'ebattaient avec volupté sur la pierre du fronton.

Quel genre de performance peut-on voir là dedans ? se demanda Poise.

Sans se considérer fermée sur la question, l’elfe noire se sentait extrêmement mal à l’aise devant autant de propositions explicites. Pour elle, l'intimité devait, comme sa définition l’indiquait, relever de la sphère privée. Voir défiler des clubs libertins et des maisons de massage la repoussait plus qu’autre chose.

— Dans cette impasse, c’est plutôt pour tout ce qui se passe sous la ceinture, continuait Angel. Vous avez la Maison des changeurs de forme, la Galerie des monstres et le Terrier du lapin blanc.

Une jeune femme sortit de l’ombre de la ruelle. Vêtue d’un simple pagne végétal, la nymphe leur proposa de l’effeuiller, moyennant quelques unités.

— Alors, vous êtes bien jolie, mais je passe mon tour, refusa Poise, gênée, avant d'accélérer le pas.

On peut pas faire trois pas sans qu’on nous fasse du rentre dedans, s’énerva-t-elle mentalement.

— On va arriver dans la rue des bars et boîtes de nuit, les informa Angel. Les établissements restent ouverts jusqu’au matin, voire vingt quatre heures sur vingt quatre, pour certains.

Des villageois de tout poil prenaient déjà des verres en terrasse. L’ambiance joviale rassura les deux amies. On entendait des rires, de la musique douce, l'air s'emplissait de fumée de cigarette, de parfums capiteux et de fragrances de coktails.

L’extravagance des tenues ne cessait de les étonner. L’atypique régnait en maître sur la bourgade, au grand plaisir des habitants et habitués.

Marxia n’y voyait aucun inconvénient. Elle-même se sentait souvent en marge. C’était une grande force chez elle que de savoir ignorer les regards moqueurs, ou méprisants. Elle envoyait des regards amicaux aux badauds alentour, ravie qu’ils puissent s’exprimer dans leur singularité.

— Angel ! Tu viens boire un coup ? interpella un gobelin aux cheveux blond platine, un anneau dans le nez.

— Plus tard, ma poule, je suis en service ! répondit l’intéressé au barman.

Plus loin, une file se pressait devant le Hobbit Joufflu, dont l’enseigne au néon montrait une paire de fesses charnues. Au numéro voisin, un videur s’installa pour empêcher la viande saoule d’entrer au Club dyonisaque.

— Eh là, tout au bout, c’est Mon truc en plumes, conclut l’homme-fée.

— Laisse-moi deviner, c’est un spectacle de strip-tease pour harpies, lança Poise, un sourire moqueur en coin.

— Non, c’est notre célèbre boutique d’oreillers, rétorqua Angel. C’est ce qui nous vaut la labellisation “village d’artisanat”.

Marxia s’approcha avec entrain de la boutique, fermée au public à cette heure.

— Nom d'un rutabaga ! Vous avez vu les prix ! “Oreiller plumes de griffon : 300 unités”; “Oreiller plumes de phoenix : 1000 unités” ! déchiffra-t-elle à travers la vitrine.

Les deux autres la rejoignirent pour admirer les marchandises.

— C’est sûr qu’on est pas sur du poulet boiteux, fit remarquer Angel. C’est de la super qualité, ça je peux vous l’assurer !

— On plafonne en dessous des cents points de quêtes, chouina Poise. On n’est pas prêtes de s’en payer un.

Elles décollèrent leurs regards des oreillers moelleux et inabordables.

— Figurez-vous que la quête que j’ai à vous proposer vous fera passer au palier supérieur, annonça leur guide, le regard plein de malice.

— Comment !? s’écrièrent-elles de concert.

Le petit homme s’adossa à la vitrine, bien content d’avoir capté leur attention.

— Un magicien renommé a déposé une quête au bureau ce matin-même. Il a perdu un objet de grande valeur dans un des bars de la ville.

— S’il est si fortiche que ça, pourquoi il ne peut pas le récupérer tout seul ? demanda Marxia.

Elle couina quand Poise lui enfonça son coude pointu dans les côtes.

— Eh bien, sans son bâton, un magicien ne sait plus faire grand chose. Et puis, l’affaire est délicate… poursuivit Angel. Suivez-moi.

Bien trop heureux de faire durer le suspens, il les mena de nouveau dans les rues jusqu’à tomber sur la Crypte de Dra-cul-la. Les filles se retinrent de rire, tant bien que mal, des blagues douteuses virevoltant dans leurs esprits.

— C’est dans cet établissement que Gerlin a perdu son bien, annonça leur guide à voix basse.

— Gerlin ? répéta Poise.

Angel lui fit signe de se taire et les conduisit plus loin, devant la terrasse du Grand méchant Loup — bar pour les gros durs au cœur tendre .

— Gerlin l’Embobineur, compléta l'homme-fée sur le ton de la confidence. Il vend ses potions et sorts érotiques à prix d’or, mais les résultats sont garantis.

Les joues de Marxia lui faisaient un mal de chien tant elle retenait le fou rire coincé dans sa gorge. Une larme solitaire roula le long de sa joue.

Reste professionnelle, se morigéna-t-elle, les zygomatiques au supplice.

— Gerlin a mis fin à sa relation avec Emo Globine, le gérant de la Crypte, continua leur informateur, la main dans un bol de cacahuètes abandonné. Ils ont eu une dispute et le vampire a gardé son bâton en otage.

— Le vampire ? répéta Poise, le teint plus verdâtre qu’à l’accoutumé.

— Tu t’attendais à trouver qui dans ce club ? Des licornes ? se moqua Angel, la bouche pleine d'arachide. Il vous faudra revenir demain matin. Là, ils vont commencer à s’agiter.

Pour appuyer ses paroles, deux femmes aux canines prononcées les dépassèrent. Elles saluèrent le garde du corps en faction devant la Crypte, visiblement habituées des lieux. L’homme baraqué tira sans attendre le lourd rideau carmin qui barrait l’entrée. Les vampiresses le remercièrent d'un baiser sur chaque joue.

— Comment va-t-on faire pour entrer et trouver ce bâton ? questionna Marxia quand les fêtardes eurent disparues dans l’escalier obscur.

— Ça , c’est votre affaire. Je ne vais pas vous apprendre votre travail.

Angel sauta de la table sur laquelle il était assis et déploya ses ailes chatoyantes.

— Si vous vous en sentez les épaules, vous pouvez déjà faire un peu de repérage ce soir, continua-t-il en l'air. Il faudra mettre le paquet sur la tenue par contre, c’est un club select.

— J'ai pas emporté mes robes de gala avec moi, répliqua Poise, dont le poids du sac à dos commençait à se faire sentir.

— Je peux vous arranger le coup pour cette partie. On se retrouve dans une heure à l'hôtel du Nid d’amour. Dites à Monique que vous venez de ma part, elle vous fera une ristourne.

L’homme-fée n’attendit pas leur réponse et s’éloigna dans un vol gracieux, les abandonnant à leurs questions.

— On a tellement pas le niveau, affirma l’elfe noire, dépitée.

— Tu te plains sans arrêt des quêtes de seconde zone. Je sais que ça fait peur, mais là, on nous propose une mission digne de ce nom.

Poise dévisagea Marxia comme si une irruption de furoncles venait d'éclore sur ses joues. Elle l’entraîna dans la rue, pressée de s’extirper de cette ruche d'épicuriens bruyants.

— On doit retrouver la baguette magique d’un excentrique libidineux ! s’énerva-t-elle à voix basse. C’est ça que t'appelles “ une mission digne de ce nom ” ?

— Présenté comme ça…

Un bruit de bouteille brisée les informa que le taux d’alcoolémie moyen venait encore de grimper.

— Je vais pas risquer de me retrouver avec des crocs dans la carotide pour quelques points de quêtes.

Marxia freina des deux talons.

— Alors on se contente d’aider les grands-mères et de retrouver les chiens errants ? Pense au passage de pallier, on a un objectif à atteindre, non ?

Poise ne tenait pas à rester plantée au milieu du pavé — et des poivrots.

— Allons à l'hôtel pour en discuter.


À l’écart de l’agitation du centre-bourg, le Nid d’amour profitait d'un emplacement au calme, pour les couples en quête d’une escapade romantique. On ne pouvait ignorer sa devanture rose, aux jardinières garnies de fausses fleurs d'un rouge criard. Poise poussa la porte avec une grimace. Elles passèrent le paillasson " Bienvenu, joli cœur", pour pénétrer dans une petite entrée, composée d'un comptoir en angle, imitation marbre marron impérial, de petits fauteuils d'attente et d'une décoration à faire vomir Saint-Valentin lui-même.

La gérante d'age mûr attendait derrière sa banque d'accueil de mauvais goût, noyée dans un nuage de fumée. Son haut léopard, moulant et décolleté, invitait le visiteur à loucher sur sa poitrine opulente.

— Bonsoir mesdames, entama-t-elle d’une voix abîmée par le tabac. Une chambre double, je présume ?

— Euh, oui, répondit Poise, les yeux agressés par les vapeurs de cigarette, autant que par l'esthétique des lieux.

Monique glissa dans leur direction l’affichette des tarifs et des suppléments disponibles, avant d'attraper une clé sur un crochet doré. Ses trop nombreux bracelets s'entrechoquèrent dans une désagréable cacophonie.

Plateau d’huîtres, enveloppement au chocolat, bain moussant au champagne, acupuncture... lut l’elfe noire.

— Nous venons sur les recommandations d’Angel, n’oublia pas de préciser Marxia, qui triturait le chemin de table en perle posé sur le comptoir.

— Ah ! Les amis d’Angel sont mes amis, je vais vous faire dix pourcents.

La gérante pianota de ses ongles démesurés sur sa borne de commande, avant de leur demander leurs cartes.

Elle leur remit leur clé — lesté d'un ignoble et encombrant porte-clé en forme de cœur — et ajouta :

— Prenez du bon temps, les amoureuses.

Poise ouvrit la bouche pour répliquer, mais la demi-elfe l’attrapa par la main et claironna :

— Merci bien. Allez viens, ma chérie !

Elle riait encore de sa blague quand l’elfe noire déverrouilla la porte. Un lit en forme de cœur les attendait, couvert d’un épais édredon rouge et molletonné. Un chocolat reposait sur chaque oreiller et un couple de cygne, fait en serviette, décorait le couvre-lit.

— Je crois que je vais gerber, grinça Poise.

— Oh, arrête, on a dormi dans des endroits bien plus miteux. Moi je trouve ça sympa.

Sur ce, Marxia fila à la douche accompagnée d'un volatile en tissu.

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