Marxia Holmes et le docteur Poise

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Après avoir cassé deux verres et renversé une assiette sur la moquette, Marxia fut priée de rejoindre le pupitre d’accueil. Sa légendaire maladresse — comment diable pouvait-on avoir des mains si gracieuses et des gestes si bourrins — la rattrapait en cette soirée de stess. Coincée dans le courant d'air de la porte d'entrée, elle ne regrettait pourtant pas la salle surchargée. Les nombreux sapins alourdis de boules dorées, la moquette et les rideaux pourpre, bordés de fourrure blanche, donnaient au lieu un aspect étouffant.

L’établissement faisait salle comble. Il leur fallait tenir le rythme jusqu’à minuit, fin du service. Des odeurs de pommes de terre grenaille et de farce aux herbes flottaient dans l’air. Les conversations des clients allaient bon train. La nourriture copieuse laissait les ventres distendus et les esprits ensommeillés. Poise se trouva chargée de débarrasser et redresser les tables. Elle déambulait entre les meubles drapées de rouge, étonnée de ramasser des assiettes de bûche laissées à moitié pleine.

Les deux jeunes femmes s’accommodaient tant bien que mal du mobilier et des ustensiles prévus pour des personnes de petites tailles. Poise poussait une desserte miniature — qui la faisait passer pour une enfant jouant à la dinette — et sa binôme se cassait le dos, penchée sur son pupitre taille enfant.

La demi-elfe s'appliquait pour ne pas écorcher les noms des invités, qu’elle cochait sur un élégant registre relié de cuir. Certains patronymes lui demandèrent un effort de concentration particulier.

Quelle idée de s'appeler Mr Legoray, pensa-t-elle en se tortillant à son poste.

Sa vessie ne semblait pouvoir contenir plus de liquide qu’une coquille de noix. À la voir se dandiner comme une pintade en parade nuptiale, on lui accorda une pause. Elle fila aussitôt s’asseoir sur les toilettes modèle réduit du vestiaire.

Accroupie dans une position fort inconfortable, elle finissait sa petite affaire quand des lutines entrèrent.

— Mais je te jureuh ! assurait une voix flutée. Grenadine m’a dit que sa cousine avait abandonné son poste au marché de noël, en plein milieu de l’après midiiii, un vrai cauchemar pour le reste de l’équipe.

Surexcitée, l'amatrice de potin en faisait des caisses.

— Elle n’a jamais réussi à s’adapter, je m’en étais bien rendu compte, renchérit sa collègue sur un ton condescendant. En même temps, elle vient de la filiale du Sud. C’est un autre monde. Passer des palmiers à la neige, tu parles d’un choc !

Les deux commères continuèrent à échanger des ragots entre deux retouches maquillages. Tous leurs collègues en prirent pour leur grade : Ventoline et son haleine du matin, Margarine et ses fringales quotidiennes, ou encore les blagues lourdes d’un dénommé Pantomime.

Elles revinrent bientôt sur le sujet de la fuyarde :

— C’est quand même fou qu’elle ait disparu en plein travail, en emportant la clé de la réserve principale en plus !

La voix bien trop enjouée de la lutine trahissait son amour pour les histoires croustillantes.

— Olalaaaaa, appuya la tragédienne. Mais je savais pas que les employés avaient la clé de la réserveuh.

Un bruit de bouche indiqua que sa collègue remettait une couche de rouge à lèvres.

— Tu sais que le Boss passe ses journées au stand photo du marché, répondit-elle ensuite. Du coup, il envoie régulièrement un lutin vérifier l’avancement des préparatifs à la réserve. Et bien, figure toi que c’était son tour... et qu’elle n’est jamais revenue.

L’autre secoua sa bombe déodorante et s’en appliqua avant de demander :

— Mais le Boss est au courant ? Il y a plusieurs tonnes de cadeaux là-dedans ! Imagine que quelqu’un de mal intentionné tombe sur la cléeuh !

Les portes des casiers se refermèrent dans un grincement.

— C’est bien ce qui inquiète Télécabine. Elle a été sur les nerfs tout le reste de la journée et...

Un autre lutin entra dans le vestiaire, tarissant le flot de commérage. Les petites femmes le saluèrent et sortirent de la pièce.

Marxia avait grand hâte de pouvoir rapporter les propos entendus à son acolyte.


À minuit passé, les yeux lourds de sommeil, les filles se changèrent et prirent la direction de l’auberge, accompagnées par les lutins en service ce soir-là. Une fois qu’elles furent seules et installées dans leur chambre, l’archère s’empressa de tout raconter à Poise.

— Donc, si je comprends bien, y'a une lutine rebelle qui s’est fait la malle avec la clé de la plus grosse réserve de jouets du pays ? résuma l'elfe noire dans un baillement sonore.

— Si on avait l’esprit mal placé, on pourrait se dire qu’en trouvant la fugitive, on aurait l’opportunité de demander en récompense un sacré paquet de points de quête !

Poise dévoila un sourire carnassier.

— Si ça peut m’éviter de devoir reporter un chapeau-dinde, compte sur moi !

Marxia se mit à faire les dix pas, au vu de la taille de leur chambre, revigorée par ses reflexions.

— La lutine devait dormir ici, avec les autres employés. Si elle a quitté son poste et que les autres lui en voulaient, elle a dû trouver une cachette quelque part.

L'elfe noire se tordit les jambes pour se caler dans le petit lit en bois et se couvrit de la couverture en patchwork.

— Le plus simple, c’est d’attendre demain matin pour enquêter au marché de noël.

— Tu as raison, opina la demi-elfe. On n’aura qu’à mettre la main sur la cousine Bécassine, euh non, Grenadine.

Marxia se mit également au lit et éteignit la lampe de chevet en sablés.


Poise se trouvait dans un grand traîneau strié de flammes rouges tape à l'œil, des lanières en cuir dans les mains. Sur sa tête tintinabulait un immense chapeau-dinde, qui dansait dans le vent en gloussant. Elle fendait les cieux si vite que ses yeux pleuraient. Incapable de diriger son bolide, elle fonçait dans un grand sapin et la hotte gigantesque, derrière elle, déversait tout son contenu dans la forêt en dessous. Les cadeaux explosaient au sol dans de grandes gerbes de paillettes qui pétaradaient entre les troncs. Les rennes attachés au traineau se mettaient à ruer et barir comme des éléphants. Des épines vertes plein sa tignasse, Poise tirait sur ses rênes de toutes ses forces. L'un des animaux qu'elle tentait de contrôler tournait alors son mufle vers elle, rélévant le visage de Marxia, qui lui sourait comme une démente.


L'elfe noire se redressa dans son lit, trempée. Le petit matin se frayait un chemin entre les raignures des volets de bois. Elle se laissa aller encore quelques minutes contre son oreiller. Marxia respirait doucement, non loin d'elle, plongée dans des rêves bien moins angoissants.

Après avoir réveillée son amie, Poise prit une rapide douche dans la cabine de leur chambre — dont le mitigeur semblait atteint de bipolarité. Quand elles furent toutes deux propres et habillées, elles partagèrent un petit déjeuner de brioche et de café serré avec les lutins, avant de se mettre en route vers le centre-ville.

Le marché de Noël se composait de rangées de petites cabanes rouges, aux volets découpés de formes géométriques. Une fausse poudreuse recouvrait les pieds des innombrables sapins, chargés de boules et de guirlandes scintillantes. L’air fleurait bon le vin chaud, le chocolat et les jouets en bois cirés. Des hauts-parleurs diffusaient en boucle des cantiques, chantés par des voix de lutins suraigues.

Une foule compacte se massait devant le chalet principal. Marxia se hissa sur la pointe des pieds pour lire l’écriteau placé à côté de la porte : “ Séance photo de 8h à 20h ”. Non loin, une pendule à coucou indiquait huit heures passées, mais le chalet restait fermé à ses visiteurs. Poise se dirigea vers l'employé qui tentait de contenir le public mécontent.

— Bonjour, entama-t-elle d'une voix forte pour couvrir les plaintes derrière elle, nous cherchons Grenadine. Nous savons qu'elle a perdu sa cousine.

Le lutin l’analysa d’un œil circonspect.

— D’où tenez-vous cette information ?

Poise releva le menton.

— Mon équipière et moi avons nos méthodes de renseignements.

— Parfaitement, appuya Marxia qui s’était rapprochée, les mains sur les hanches.

Le petit bonhomme les scanna de la tête aux pieds.

— Je pense que le Boss recherche des aventuriers plus expérimentés.

Le mouvement de la foule s’intensifia, les écrasant tous trois contre la porte vitrée du chalet.

— S’il vous plaît, ne poussez pas ! intima le lutin, la joue imprimée sur le carreau. Nous tentons de régler le problème le plus vite possible.

Un flots de quolibets répondit à son injonction.

En désespoir de cause — et sous une  pluie de coups de parapluie et de sac à main — le lutin lança au duo :

— Vous deux ! Entrez là-dedans, et montrez-vous efficaces !

Les deux jeunes femmes se glissèrent tant bien que mal dans la cabane en bois rouge. Une douce chaleur baignait la pièce principale. Un énorme sapin prenait la moitié de l’espace, garnis de rubans et de fausses chandelles, îlot solitaire dans une mer de paquets cadeaux. À côté, un grand siège couvert de fourrure blanche attendait le maître des lieux, le Boss, comme l'appelaient les employés de Krissmasse.

De la pièce voisine leur parvenait une puissante voix grave, à laquelle répondaient les pépiements de plusieurs lutins.

Les filles poussaient sur la porte de tout leur poids pour empêcher les touristes de rentrer.

— On dirait une attaque de zombie ! s'indigna Poise alors que des ongles rayaient la peinture du battant.

Alertés par le vacarme, des visages curieux débouchèrent du bureau.

Un lutin se jeta dans la mêlée pour en extraire son collègue — aussi aplati qu'un fruit déshydraté — tandis que les aventurières écrasaient les pieds et les mains qui tentaient de pénétrer le chalet. Le verrou fut enfin tourné et quelques coups furibonds rebondirent encore sur la porte avant que la foulle ne s'éloigne, avide d'écrire un mauvais commentaire sur les sites dédiés. 

— Bonjour, commença Poise, essoufflée, des mèches folles en travers du visage. Nous sommes... envoyées... pour vous aider... suite à la disparition... d’un objet de grande valeur.

Une lutine aux yeux gonflés s’avança vers le binôme humide de transpiration.

— Vous devez absolument retrouver ma cousine ! supplia-t-elle, des sillons de larmes sur le visage. Si nous ne récupérons pas la clé de la réserve, Noël sera gâché ! Et ça sera de ma fauuute !

Ses collègues la firent asseoir sur un tabouret, alors que ses nerfs semblaient avoir rendu leur tablier — ou plutôt leur bonnet à grelots. Elle resta là, à hoqueter, les bras ballants, dans une vision des plus pathétiques.

Un lutin apparut avec un lourd plateau, sur lequel tintaient des tasses de thé et des sablés. Le reste de l’équipe les installa dans des fauteuils aux accoudoirs en forme de bûches. Poise détailla avec dégoût les pulls du personnel, brodés d’une tête de renne au nez rouge, et en relief.

Je sais pas qui est le styliste du village, mais ce malade mérite un outrage au bon goût, pensa-t-elle en attrapant un biscuit bien beurré.

De son côté, Marxia observait avec compassion la pauvre Grenadine. La pauvrette renversait son thé sur ses souliers pointus, victime de violents frissons qui secouaient sa colonne vertébrale.

Pleine d'empathie, la demi-elfe sortit son carnet de commandes du Bistrot des marrons chauds et se mit à enquêter :

— Grenadine, que pouvez-vous nous dire sur la disparition de votre cousine ?

L’intéressée renifla sans aucune retenue.

— Elle ne se plaît pas à Krissmasse. Elle travaillait dans la filiale du Sud, dans les clubs de vacances. On l’a transférée ici contre son gré et elle n’a pas réussi sa transition.

Marxia retranscrivit les informations sur son carnet, tandis que Poise continuait l'interrogatoire :

— Où est-elle allée à votre avis ?

— Je n’en ai aucune idée.

La lutine leva vers elles son regard triste.

— Elle éternuait beaucoup hier après-midi. Elle est malade depuis plusieurs jours, mais n’a pas pu s’arrêter. Il y a tellement de travail en cette période... Le Boss lui a confié la clé de la réserve pour faire la vérification du soir, hier après-midi, mais elle n’est jamais revenue. Je pense qu’elle l’a fait exprès, pour se venger de lui et signifier son mécontentement face aux conditions de travail.

Les autres lutins détournèrent le regard. Le sujet semblait sensible. Poise n’insista pas.

— Nous allons commencer notre enquête en retraçant son parcours vers la réserve, proposa Marxia.

On leur indiqua l’emplacement du bâtiment sur un plan, puis Grenadine leur ouvrit l’entrée des employés — après s'être assurée qu'aucun touriste assoiffé de sang ne rôdait plus dans les environs.

— J’espère que Gélatine va bien, retrouvez-là vite, s’il vous plaît.

À ces mots, Marxia se mit à pouffer de rire, sous le regard médusé de sa partenaire. Devant le malaise engendré par la situation, l’archère tenta tant bien que mal de reprendre une contenance.

— Non mais, tous vos noms sont quand même supers rigolos, vous trouvez pas ? On pourrait avoir Farine le boulanger et Bétadine celle qui se fait tout le temps mal et...

La demi-elfe perdit son sourire devant les éclairs que lançaient les yeux de l'elfe noire. Face au silence pesant, elle fit mine de rajuster les boucles de son sac à dos.


Après cinq bonnes minutes de marche, Marxia risqua un coup d'œil vers sa partenaire, dont les sourcils restaient arc-boutés en une attitude de colère contenue.

Elle ouvrit la bouche pour formuler des excuses mais Poise la coupa :

— Non, chut, je ne veux rien entendre.

Elles abordaient un quartier industriel en bordure de la ville. Des véhicules de transports avaient laissés de profondes ornières sur la route de terre, que l'eau avait rempli avant de geler. Marxia s'amusa à casser du talon la pellicule de glace, ce qui lui valu plusieurs fusillades visuelles.

Les derniers hangars dans leurs dos, elles bifurquèrent sur le chemin menant à la réserve. Impossible de louper l'entrepôt gris métallique qui se détachait sur le ciel couvert. Une immense affiche publicitaire, montrant le Boss un soda à la main, couvrait la face avant du bâtiment. Les figures légendaires s’acoquinaient de plus en plus avec les grandes marques. Le folklore traditionnel ne trouvait plus son public. Au revoir couronnes de houx et panier d’oranges, bonjour jouets en plastique et gadgets inutiles dernier cri. Poise avait été positivement surprise de voir que le Boss prenait encore le temps d’organiser des séances photos avec ses fans. Elle avait vite compris la manœuvre devant les tarifs des dits clichés.

Arrivées devant le bâtiment massif, la porte se révéla verrouillée.

— Berk ! La poignée est toute poisseuse, se plaignit Marxia avant d'essuyer sa main sur son pantalon. Comment font les lutins pour l’ouvrir ? s’étonna-t-elle. C’est beaucoup trop haut pour eux.

— T'as raison, appuya l’elfe noire, à moitié boudeuse.

Un escabeau, adossé au mur métallique, répondit à leur interrogation.

Poise s’approcha de l’objet pour l’examiner.

— Il est tout collant lui aussi. On dirait qu’une personne avec les mains pleines de sucre s’en est servie.

Elle réfléchit tout haut, le menton entre ses doigts gantés :

— Gélatine a donc pris la fuite après la vérification. La serrure est verrouillée et le marchepied en place.

— Poise, regarde, il y a des bonbons par terre.

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