Le jour sans fin

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Les préparatifs pour l’inauguration du centre avaient demandé plusieurs jours. L’aérodrome n’avait jamais vu défiler autant de véhicules aériens.

Migö Lhirsute sortit de la cabine de douche et mit les deux pieds sur sa plateforme de séchage. La fourrure gonflée par le souffle d’air, il compta mentalement les tâches lui restant à accomplir avant la grande soirée. Il perdit rapidement le compte et enfila son costume bordeau flambant neuf, puis s’escrima à fermer les boutons de manche de sa chemise. Sa compagne entra dans la pièce et leva les yeux au ciel.

— Tu sais que tu peux demander de l’aide, tu n’es pas obligé de tout faire tout seul.

Elle laissa choir sa robe de chambre au sol et ouvrit le robinet pour laisser l’eau refroidir à la température qu’elle appréciait.

— Mirka, je sais ce que je fais, répondit-il, agacé, passant au poignet gauche.

Le pare douche se referma sur la yéti aux poils clairs.

— Je parle de ta chemise, pas de tes affaires politiques, répliqua-t-elle par dessus la cascade gelée qui lui tombait sur la tête.

Migö grogna et sortit de la pièce. Pourquoi fallait-il qu’elle l’assaisonne de bon matin ? Il n’avait pas besoin d’aide, pour rien, jamais ! Le yéti s’assit lourdement à la table de la cuisine et ouvrit son ordinateur portable. Le millier de mails en attente le fit grimacer. L’attention se tournait vers le village depuis l’ébruitement de l’histoire de la statue. Les journaux en avaient fait leurs gros titres. Lhirsute avait du briefer les aventurières pour les interviews. Donny Lagouache était bien plus rodé à l’exercice, il ne risquait pas de sortir d’infâmes boulettes aux journalistes avides de potins. Le yéti ajouta de la glace pilée dans son thermos de café. La journée allait être interminable.

Dans la salle de repos, la pression montait. Zemu venait de débarquer, leur intimant de se bouger les fesses, une liste de rendez-vous sans fin sous le bras. Le yéti à la fourrure blanche les chaperonnait depuis déjà une semaine, sans pour autant leur témoigner la moindre sympathie.

Il se mit à débiter l’emploi du temps sans reprendre sa respiration :

— À dix heures, interview avec le magazine des arts incompris, à onze heures, les chroniques du PAR Grand-Ouest, pause déj de midi à deux, quatorze heures, conférence de presse dans l’auditorium, puis visite commentée des locaux, seize heures, réponses aux questions des journalistes pour Donny, dix-sept heures préparatifs et après c’est la cérémonie d’inauguration.

Poise se massa les globes oculaires sous ses paupières closes. Elle qui détestait les mondanités. Elles auraient dû partir dès la statue restituée, points de quête distribués ou non. La montagne leur tendait les bras et elles gelaient dans ce village, à répondre aux mêmes questions idiotes toute la journée.

Marxia acceptait tout ce cirque avec une plus grande facilité. Elle voyait cela comme un prolongement de leur mission.

— Poise ? Poise ! s’énerva Zemu.

— Hein, quoi ? percuta-t-elle en sortant de ses pensées.

Le yéti rongeait son frein.

Je suis pas animateur de colonie de vacances, ragea-t-il intérieurement.

— Tu prends tes affaires et tu files à la salle d’eau, on se dépêche.

L’eau chaude, un concept qui échappait visiblement au peuple des hommes des neiges. Tout juste pouvait-elle espérer un filet d’eau tiède. Cela relevait plus de la torture que du moment de détente.

— Ça va ? lui demanda Marxia alors qu’elles se trouvaient seules dans le couloir.

— J’en ai marre de tout ce cirque, j’ai hâte qu’on parte.

L’archère comprenait son ressenti. Son attachement à Donny la retenait cependant en ces lieux pour le moment.

— Tu crois que… commença-t-elle en ouvrant la salle de bain du personnel.

Poise étala ses affaires sur le rebord du lavabo le plus proche.

— Que quoi ? demanda-t-elle d’un ton blasé.

Marxia tourna sept fois sa langue dans sa bouche, cherchant la formulation la plus adéquate.

— Donny a constamment besoin d’inspiration. Il a dit que notre périple avait dynamisé ses pensées créatives.

L’elfe noire plissa les yeux, comprenant l’idée que sa binôme avait derrière la tête.

— Je t’arrête tout de suite, je l’aime bien, pas de soucis là-dessus, mais tu as vu la marée de gens qu’il soulève partout où il passe ? Tu te vois partir à l’aventure avec un journaliste dans chaque fourré ? Maintenant qu’ils ont retrouvé sa trace, ils ne vont pas le lâcher d’une semelle. Nous n’avons pas les moyens de Martial Beldur pour protéger son anonymat.

Marxia retomba dans le silence, tirant sa brosse à dent de sa trousse de toilette. Depuis leur arrivée, les journalistes faisaient le pied de grue devant les portes du centre d'interprétation. L’héliport se voyait obligé de refuser chaque jour des atterrissages de chroniqueurs en tout genre.

Poise entra dans une cabine de douche et alluma l’eau pour espérer la faire chauffer. Une minute après, elle se glissa sous le jet à peine tiédi. La journée allait être interminable.

Damaris brossa les faux-sourcils de Mirena et prit du recul pour apprécier le résultat.

— C’est bon, lui dit-elle, tu es prête.

L’agent de la milice se regarda dans un miroir à main. Le reflet d’un homme d’âge mûr la dévisagea, au nez en patate et à la peau ridée. Sa collègue faisait vraiment des miracles en matière de camouflage, elle qui, à la base, visait une carrière en tant que maquilleuse de cinéma. Mirena bidouilla un instant son transformateur de voix.

— Un, deux, un, deux, test, prononça-t-elle afin d’ajuster la tonalité.

Damaris cacha ses longs cheveux sous un filet et enfila une perruque de cheveux courts et roses.

— Aujourd’hui tu seras un journaliste du journal des chasseurs de cryptides et moi du magazine le Léz’art.

Mirena passa autour de son cou sa fausse carte de presse indiquant le nom de Maurice Nessie.

— Quelle plaie, on a passé cinq jours en pleine montagne pour des pruneaux.

Damaris s’appliquait du fond de teint en grande quantité.

— André Busard, c’est pas un rigolo, mais imagines sur nos états de service, ça sera clinquant comme prise.

En tant que seules femmes de leur unité, le binôme tenait au 100% de réussite qu’elles maintenaient depuis plusieurs années.

— C’est fou qu’on retombe sur ces aventurières, poursuivit-elle en changeant de palette. À croire qu’elles attirent les ennuis comme le miel les abeilles.

Mirena se souvenait parfaitement de l’arrestation du baron Lagoule, qui avait finalement obtenu d’effectuer sa peine à domicile.

Un manoir de cinq étages, grosse punition grand même, pensa-t-elle en ajustant sa cravate avec dégoût.

Damaris colla ses faux cils terminés par des perles transparentes.

— Tu crois qu’ils vont se pointer ?

— Un peu qu’ils vont venir, Busard est bien trop touché dans son égo.

Mirena entrouvrit la porte de la camionnette pour regarder dehors.

— Faut qu’on se place rapidement dans la queue, les autres commencent à arriver.

Des dizaines de journalistes en doudounes se pressaient dans la file destinée à la presse. La veille, Migö Lhirsute avait débattu à la télévision avec le délégué au tourisme de masse. Un vrai bain de sang en direct, les deux hommes tiraient à balles réelles. De quoi faire monter l’impatience quant à cette inauguration, où le yéti politicien ne manquerait pas de réaffirmer ses positions.

Les voix montèrent dans la file d’attente pour une affaire de pied écrasé et de personnes passant devant une autre.

La journée va être interminable, soupira Mirena en refermant la portière.

Donny venait de donner son interview au magazine des Arts incompris et Marxia l’avait trouvé brillant. Il répondait aux questions avec une aisance toute naturelle, ce qui le rendait sympathique et spontané. Elle se demanda comment se passerait leur entretien avec les Chroniques du PAR Grand-Ouest. Le bi-mensuel était lu par tous les habitants du parc. Il donnait le ton en matière de tendance et d’aventuriers à suivre. Stressée, l’archère sortit son miroir de poche pour inspecter son apparence. Si seulement elle avait eu le temps de faire un petit tour chez le coiffeur, histoire de ne pas ressembler à un épouvantail.

On les trimballait d’un endroit à un autre depuis le matin, comme des objets de collections à exhiber aux invités. Les heures défilaient à une vitesse vertigineuse. L’inauguration se rapprochait peu à peu ainsi que la découverte de la statue de Donny.

Patientant maintenant dans un couloir vide, l’archère tenta de se remémorer les innombrables recommandations et explications de Zemu concernant l’interview :

— Vous passerez l’une après l’autre à la photographie puis à l’entretien sous forme de portrait questions-réponses. Vous ne devez pas montrer de préférence envers tel ou tel peuple, pas vous engager politiquement dans vos propos, pas utiliser de langage grossier, pas faire de phrases trop longues, pas avoir de tic de langage….

Marxia en avait mal au crâne. Que pouvait-elle dire au juste ? Le mieux serait encore de garder le silence et de sourire bêtement.

Le yéti sortit d’un bureau et vint vers elle.

— Poise est installée, tu vas aller dans la pièce voisine.

On la mena dans une salle de réunion transformée en studio photo. Plusieurs personnes s’activaient à leurs tâches : un photographe branchait et testait des projecteurs de lumière; une jeune femme aux cheveux gaufrés vidait une grande mallette de maquillage à étage sur une coiffeuse; une femme blonde au brushing impeccable parlait dans un enregistreur.

Ils tournèrent la tête à son arrivée. Zemu ferma la porte derrière elle, l’abandonnant aux mains des inconnus. La femme blonde l’accueillit, un porte document sous le bras.

— Bienvenue, bienvenue, dit-elle en la poussant d’une main dans le dos vers un tabouret.

La maquilleuse fondit sur elle, un illuminateur de teint à la main. On la badigeonna de produits sans lui demander sa permission, avant de lui allumer les projecteurs en plein visage. Marxia sentait sa peau la tirer sous la poudre et le blush. Le gloss irisé posé en grosse couche sur ses lèvres lui laissait une sensation désagréable.

— Marxia, l’appela la femme blonde, nous allons y aller pour la photo.

Le photographe installa son appareil sur un trépied et fit plusieurs tests.

— Je veux un sourire franc qui signifie : je suis une fière aventurière, j’ai accompli de grandes missions, continua Dame Brushing d’une voix autoritaire.

Le flash crépita sans que l’archère n’ai été prévenue de rien.

— C’est bon, annonça le photographe en regardant son retour écran.

— Super Tony, j’enchaîne avec les questions !

La femme demanda à éteindre les projecteurs et traina un tabouret en face de Marxia.

Elle s’arma de son enregistreur et déclara d’une voix inexpressive :

— Marisole Scoupe, interview des aventurières accompagnant Donny Lagouache, journée de présentation du centre du village des yétis.

Elle écouta son enregistrement et hocha la tête, satisfaite. La journaliste reporta son attention sur la demi-elfe, qui attendait sans trop savoir comment agir.

— Alors Marxia, aventurière, c’était un rêve d’enfant ? demanda-t-elle en lui collant le microphone sous le nez.

Aucune passion ne semblait animer cette femme qui devait poser inlassablement les mêmes questions aux aventuriers qu’elles rencontraient.

Voir son salaire tomber chaque mois, voilà le moteur qui animait Marisole Scoupe. Elle avait largué depuis longtemps ses ambitions de devenir reporter de l’extrême. Sa première mission de recueil d’information sur le terrain, auprès des zombies des égouts, lui avait laissé un traumatisme cuisant des endroits clos, puants et sentant la vieille charogne.

Tout en conservant son sourire de façade, la journaliste n’écouta pas un mot des réponses de la demi-elfe. Elle se demanda ce que l’on servirait au buffet du soir, car les inaugurations étaient surtout l’occasion de s’en coller derrière la cravate. Une de ses mèches se détendait à vue d'œil, elle hésita à attraper sa bombe de laque dans son sac à main.

— … et voilà comment nous nous sommes sortis de l’embuscade, termina Marxia, esquissant un sourire.

— Une histoire palpitante, affirma faussement la journaliste dans son enregistreur.

Elle parcourut sa liste de questions du regard.

— Nous avons terminé, annonça-t-elle.

Marxia fut libérée et autorisée à retrouver la salle de repos.

C’est une chouette journée finalement, pensa-t-elle en passant la porte.

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