Les encombrants

9 minutes de lecture

L’heure du pique-nique venait d’être annoncée par les gargouillements de leurs estomacs respectifs. Les filles avisèrent un bosquet d’arbres pour faire une halte.

Malgré la fraîcheur de ce début de printemps, le soleil chauffait quand on marchait sous ses rayons de longues heures. Les aventurières se désaltèrent à grandes eaux.

— C’est fou, on ne croise personne sur la route, fit remarquer Marxia en rebouchant sa gourde.

Poise étala un torchon dans l’herbe pour y disposer les aliments.

— Oui, tu as raison. C’est la partie du parc que fréquentent les aventuriers expérimentés. On fonce dans cette direction, mais est-ce qu’on va trouver des quêtes à notre niveau ?

Elle passa à Marxia un des sandwichs confectionnés le matin par Guanaca.

— On a évité pleins de petits bleds de secondes zones dans la première partie, répondit l’archère, la bouche déjà pleine d’oeuf dur. On peut toujours faire demi-tour pour les visiter.

Poise entama son repas en méditant sur cette dernière proposition.

— Honnêtement, ça ne m’emballe pas. J’ai vraiment envie de voir les montagnes et les cités naines.

Marxia opina du chef.

Le repas terminé, elle déplièrent la carte sur l’herbe. Le document n’était plus de la première fraîcheur. Déchiré, tordu, plié et replié, il ne ressemblait plus à grand chose.

— Le prochain lieu intéressant qui est relié au sentier c’est Papilles-en-noces.

Poise, qui conservait un souvenir plus que mitigé d’Eros sur charme, inspecta scrupuleusement la carte.

— Qu’est-ce-que c’est que ça encore, soupira-t-elle. Il y a une fourchette dorée à côté du nom. Ça voudrait dire qu’on y mange bien ?

— Trop cool, s’emballa sa binôme. Parce que les sandwichs, ça va bien cinq minutes.

C’est avec un entrain renouvelé qu’elles reprirent leur marche, bien trop curieuses de découvrir cette ville au patrimoine alléchant.

Les arbres en fleurs égayaient le parcours. Partout, des corolles de pétales roses et blanches s’ouvraient, obligeant les allergiques au pollen à se cloîtrer chez eux. Cerisiers et pommiers s’épanouissaient dans de grands vergers au bord du sentier.

— Regarde, il y a des cultivateurs qui travaillent, pointa Marxia.

Des hommes et des femmes veillaient à la bonne santé des arbres, espérant une saison fructueuse.

— Ça va être la saison des clafoutis, s’enthousiasma de nouveau la demi-elfe.

Poise ne rebondit pas sur l’argument, ne portant pas dans son cœur ce dessert compact qui demandait à son consommateur de cracher des noyaux toutes les cinq minutes.

Elles croisèrent bientôt des aventuriers qui marchaient dans le sens contraire, en pleine dispute.

— Comment tu voulais que je sache que ça n’était qu’une légende urbaine ! s’énervait une apprentie sorcière, son chapeau de travers.

— On a fait tout ce chemin pour rien ! répliqua l’elfe qui l’accompagnait, visiblement en pétard.

L’homme les frôla sans ralentir ni les saluer.

— C’est toi qui a insisté pour qu’on vienne dans ce PAR, juste pour ça, pour tes sorts de cuisine.

Les filles se consultèrent du regard, sans arriver à en apprendre plus sur l’origine de la querelle. Les voix des aventuriers s’évanouirent tandis qu’ils s’éloignaient d’un pas furibond.

— La sorcière a raté sa quiche ? proposa Poise en ricanant.

Marxia regarda par-dessus son épaule.

— En tout cas, ils venaient certainement de Papilles-en-noces.

— Ils sont tombés sur un os on dirait, rit l’elfe noire avant de se rendre compte de la nullité de sa boutade.

En milieu d’après midi, elles passèrent la pancarte défraîchie de la ville. Dépitée, elles découvrirent un sinistre paysage. Des poubelles retournées jonchaient les rues. Les ordures se déversaient librement sur la voie publiques, obligeant les visiteurs à les enjamber. Une odeur de déchetterie flottait sur les lieux. La plupart des établissements offraient portes closes. Plusieurs vitrines avaient même été condamnées par des planches.

— On dirait une ville fantôme, souffla Marxia.

Poise détailla une ancienne boulangerie barricadée par un rideau de fer.

— Il y a eu une catastrophe naturelle et on a pas été mises au courant ?

Une poubelle se renversa avec bruit, les faisant sursauter. Un matou hirsute et rachitique s’en échappa.

— Oh le minet ! s’exclama aussitôt la demi-elfe, dont la passion pour les félidés n’était plus à démontrer.

La bestiole n’attendit pas qu’elle se porte à sa hauteur et fila dans la rue, un morceau de carcasse de poulet dans les mâchoires.

— C’est eux qui mettent la ville dans cette état ? questionna Poise.

— Vous ne croyez pas si bien dire !

La charcutière releva sa poubelle et la coiffa bruyamment de son couvercle en ferraille. L’elfe noire blêmit à la vue de son tablier taché de sang.

— Ces sales bêtes pullulent en ville et détruisent les commerces à petits feu ! s’énerva-t-elle.

Elle traîna son réceptacle d’ordure contre sa façade.

— C’est de pire en pire, ils hurlent la nuit, détruisent tout, souillent les rues ! Chaque fois qu’on en chasse un, c’est dix qui reviennent le lendemain.

Sans demander de réponse de la part des nouvelles-venues, la femme repassa son seuil. Toujours énervée, elle se mit à débiter des morceaux de viande. Le tintouin du hachoir résonnait dans la rue déserte. Les aventurières ne savaient que faire. Elles hésitaient à poursuivre la conversation avec la charcutière remontée.

— On en saura peut-être plus au bureau des quêtes ? proposa Marxia.

Elles tournèrent les talons.

— Excusez ma femme !

Un petit homme les salua de la main alors qu’elles faisaient de nouveau volte-face. Un béret enfoncé sur ses cheveux gris, le charcutier passa la porte de sa boutique, qu’il prit soin de fermer pour couvrir le bruit.

— Notre commerce est mis à mal par cette invasion de félin, expliqua-t-il en soupirant. Vous êtes aventurières non ? Je sais ce qu’on vous proposera au bureau, de nous débarrasser de tous ces charognards. Des dizaines ont essayé, sans résultats. Ils finissent toujours par revenir couverts de griffures.

Le libraire pointa son nez dehors un peu plus loin et jeta un ouvrage sur un chat rouquin. L’animal cracha avant de déguerpir. Marxia poussa un cri et retint une insulte.

— Ça dure depuis longtemps ? demanda Poise au charcutier.

— Plusieurs mois déjà. Avant, il y en avait quelques-uns, comme partout, on leur donnait même quelques petits morceaux de viande. Mais à force de se reproduire dans tous les coins, on est débordé.

Il les invita à entrer dans son commerce. Poise évita de regarder les langues de bœuf et autres cervelas attendant les amateurs. La femme du commerçant accrochait maintenant des chapelets de saucisses à un présentoir. Le charcutier désigna une grande photographie encadrée derrière le comptoir. On y voyait une jolie bourgade à l’architecture charmante. Des enseignes de restaurants couraient le long des rues et de nombreux clients se trouvaient attablés en terrasses.

— C’était notre ville il y a encore quelques années, expliqua-t-il avec un regard emplie de nostalgie. Ce cliché a été pris par une équipe de journalistes, ils étaient venus spécialement pour nous. Tous les touristes et les aventuriers vantaient nos produits et la qualité de la restauration.

— C’était avant l’arrivée de ces chats de malheur ! lança la charcutière en disparaissant dans l’arrière boutique.

L’homme soupira.

— Si la situation s’éternise, nous, comme d’autres, allons mettre la clé sous la porte.

Poise se sentait maintenant investie d’une mission.

Elle prit son air le plus sérieux avant de répondre, pleine d’assurance :

— Monsieur, ne vous inquiétez plus, nous prenons l’affaire en main.

Un sourire fatigué apparut sur les traits de l’homme. Il avait déjà entendu ça auparavant.

— Je ne vous empêcherai pas d’essayer, mais je vous aurais mises en garde, ces bêtes ne sont pas des chats communs. Il y a une intelligence en eux qui effraie les habitants.

Les aventurières prirent congés du couple de charcutier et suivirent leurs directives pour trouver le bureau des quêtes. La ville, en bien triste état, ne donnait vraiment pas envie d’y passer la nuit. D’autant plus qu’aucun hôtel ne semblait avoir survécu à la désertion de la clientèle.

Le stand se révéla vide, perdu au milieu d’une placette qui avait dû être charmante. La fontaine ne coulait plus, son bassin vide se garnissait de papiers d’emballages. Les bancs n’accueillaient plus les fessiers des habitués mais les siestes de matous crasseux et belliqueux.

— Olala, ils ont l’air mal en point, s’inquiéta Marxia qui observait les félins.

— Tu as vu le nombre qu’ils sont, ils doivent se battre sans arrêt.

Poise parcourut le guichet du regard et y aperçut une clochette accompagné d’un petit mot :

“ Sonnez si je ne suis pas là. ”

Elle empoigna donc l’objet et le secoua vigoureusement, faisant fuir plusieurs matous, effrayés par le bruit. Quelques secondes plus tard, une jeune fille essoufflée s’engouffra dans la cabane.

— Bonjour ! leur sourit-elle en déposant tout un tas de fourbi sous le guichet. Navrée, je soignais une petite bête dans la rue d’à côté.

Elle remisa sa parka dans un coin et lissa ses deux nattes pour en chasser les frisottis.

— Vous voulez dire que vous prenait soin des chats ? questionna Poise en levant un sourcil. Je croyais que personne ne pouvait les encadrer dans cette ville.

La jeunette au nez en trompette se trouva mal à l’aise.

— Euh… eh bien… bafouilla-t-elle. Ça n’est pas quelque chose dont je me vante, sinon je me ferai taper sur les doigts, mais beaucoup se blessent où semblent maltraités et je n’arrive pas à les laisser dans cet état.

— C’est tout à fait normal ! appuya Marxia. D’ailleurs, ça m’étonne de toi, Poise. Toi qui prône toujours le bonheur des animaux.

L’elfe noire, piquée au vif, répondit aussitôt :

— Ces chats sont passés dans la catégorie des nuisibles. Je ne cherche pas à leur faire du mal, mais à rétablir une qualité de vie saine aux habitants. Pas pour autant que je vais les chasser à la carabine.

Un miaulement plaintif se mit entendre. Un félidé trottinait droit vers Marxia. Maigre comme un clou, le minet s’enroula et se frotta à ses jambes, la queue bien droite.

— Oh bonjour toi ! couina aussitôt la demi-elfe en se baissant. Ce que tu es jolie !

Poise n’aurait pas employé ce mot pour désigner ce chat gringalet au pelage écaille de tortue rongé par la teigne et à l'œil crevé.

— C’est elle que je soignais, informa la jeune fille.

Elle sortit du stand et s’accroupit aux côtés de Marxia. Elles dispensèrent des caresses à la petite bête qui se mit à se rouler par terre, bien contente de trouver son public.

— La mère l’empêche de téter. Les chattes sont assez pragmatiques quand le chaton est en trop mauvaise santé. J’ai essayé de désinfecter un peu son œil, mais aucun vétérinaire du coin ne voudra la prendre en charge.

— C’est terrible ! se récria Marxia en retenant ses larmes. On ne peut pas la laisser mourir !

La petite femelle borgne se remit à miauler.

— Ma pauvre, je comprends, lui répondit l’archère en la grattant derrière l’oreille.

— Comment ça tu la comprends ? tiqua Poise qui poireautait, appuyée au guichet.

L’autre se remit sur ses pieds, le chaton dans les bras.

— C’est un reste de mes origines elfiques, je parle le langage des chats.

Poise ouvrit des yeux comme des tasses tandis que la jeune fille battit des mains et s’enthousiasma :

— Mais c’est formidable ! Vous allez pouvoir faire l'interprète ! Au fait, je m’appelle Tiffany, ça serait trop génial si vous réussissiez enfin la quête du chat noir !

— Le chat noir ? répéta Marxia.

À ces mots, le pelage de la petite chatte se hérissa et elle sauta sur le sol.

— Oh mais non, ne t’en va pas ! se lamenta l’archère.

— Ça fait des années qu’on se connait et tu ne m’as jamais dis que tu faisait la causette avec les griffus ! se vexa Poise à contretemps.

Sa binôme se traînait par terre pour rattraper la fugueuse.

— Désolé, on ne se dit pas forcément tout. Moi je ne savais pas que la nuit tu lâchais des c…

— Non mais ça c’est autre chose ! s’énerva l’elfe noire. Là on parle quand même d’une compétence de premier plan. On aurait pu se renseigner auprès tous les chats qu’on croise depuis des mois !

Ne souhaitant pas entamer une dispute, Marxia préféra ne pas répondre. Sa partenaire ne comprenait rien aux félins, animaux élégants et délicats qu’il fallait savoir amadouer avec tact. Dans son stand, Tiffany restait coite, évitant de s’interposer entre les deux aventurières. Elle n’en revenait pas que l’on puisse posséder un don aussi précieux que celui de parler aux chats.

Le chaton miaula de plus bel.

— Elle dit que c’est l’heure, traduit la demi-elfe.

— L’heure de quoi, se renfrogna Poise, de compter ses puces ?

La petite bête partit en courant dans la rue. Marxia n’essaya pas de la rattraper. Elle se releva et épousseta ses mains.

— Non, l’heure de l’offrande à Nyx.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Livia Tournois ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0